1908 |
Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013 |
Les origines du christianisme
IIIème partie. Le judaïsme.
2. Le judaïsme à compter de l'exil
e. Jérusalem
1908
Évidemment, étant donné cette atmosphère hostile répandue tant dans les classes dominantes que dans les masses populaires, les Juifs, en dépit de tous les succès remportés à l'étranger et de l'impossibilité croissante de réussir dans leur patrie, ne cessaient d'avoir les yeux tournés avec nostalgie vers Jérusalem et sa région, le seul coin de terre où, au moins, ils étaient les maîtres chez eux, où toute la population était juive, le seul à partir duquel pouvait se constituer le grand royaume promis des Juifs, le seul où le Messie attendu pouvait fonder la souveraineté du judaïsme.
Jérusalem restait le centre, la capitale du judaïsme, et la croissance de celui-ci faisait aussi croître celle-là. Elle redevenait une cité opulente, une grande ville avec peut-être 200 000 habitants, mais la source de sa grandeur et de sa richesse n'était plus comme au temps de David et de Salomon sa puissance militaire ou le commerce des peuples de Palestine, ce n'était plus que le temple de Yahvé. Tout Juif, où qu'il habitât, devait contribuer à sa conservation et était tenu de verser annuellement au titre du denier du Temple une double drachme qui était envoyée à Jérusalem.
Le sanctuaire était en outre le destinataire de nombreuses offrandes extraordinaires. Toutes n'ont assurément pas été détournées comme le don de grande valeur que les quatre escrocs juifs ont soutiré à Fulvia, à en croire Flavius Josèphe. De plus, tout Juif pieux avait l'obligation d'aller une fois dans sa vie en pèlerinage à l'endroit où résidait son dieu, et qui était le seul où on pouvait lui faire des offrandes. Les synagogues situées ailleurs qu'à Jérusalem ne servaient que de lieux de réunion et de prière, ainsi que d'écoles – les fameuses « Judenschulen » xviii , mais ce n'étaient pas des temples où l'on pût sacrifier à Yahvé.
Le denier du Temple et les pèlerins rapportaient assurément énormément d'argent à Jérusalem et étaient à l'origine d'une foule d'emplois. Directement ou indirectement, le culte de Yahvé faisait vivre à Jérusalem, non seulement les prêtres du Temple et les scribes, mais aussi les boutiquiers et les changeurs, les artisans, les campagnards, les cultivateurs, les éleveurs et les pêcheurs de Judée et de Galilée, qui y écoulaient dans d'excellentes conditions leur blé et leur miel, leurs agneaux et leurs chevreaux, ainsi que les poissons pêchés sur la côte ou dans le lac de Génésareth (Tibériade), séchés ou salés et ensuite apportés à Jérusalem. Si Jésus trouva dans le Temple des acheteurs et des vendeurs, des changeurs et des marchands de pigeons, c'est que c'était exactement la fonction que le Temple remplissait maintenant à Jérusalem.
Ce que la littérature juive présentait comme une situation remontant à la nuit des temps, était en fait le reflet exact de l'époque où elle fut rédigée : tout le judaïsme de la Palestine vivait maintenant littéralement du culte de Yahvé, et la déconfiture menaçait si ce culte allait perdre en intensité, si même seulement il allait prendre d'autres formes. Les tentatives d'édifier d'autres lieux de culte en-dehors de Jérusalem n'étaient pas rares.
Par exemple, un certain Onias, fils d'un grand-prêtre juif, construisit en Égypte sous le règne de Ptolémée Philométor (173 à 146 avant J-C) un temple de Yahvé, - avec le soutien du roi qui comptait s'assurer ainsi une plus grande loyauté de ses sujets juifs s'ils avaient un temple à eux dans son pays.
Mais le nouveau temple ne parvint pas à prendre de l'importance, sans doute précisément parce qu'il voulait affermir la loyauté des Juifs égyptiens. En Égypte, ils étaient et demeuraient des étrangers, une minorité seulement tolérée : comment est-ce que le Messie aurait pu venir de là, lui qui devait apporter à leur peuple l'indépendance et la grandeur nationale ? Or, la croyance au Messie était l'un des ressorts les plus puissants du culte de Yahvé.
Un bien plus grand souci venait d'un temple concurrent construit - à l'époque d'Alexandre le Grand, suivant Flavius Josèphe, un siècle plus tôt, selon Schürer, - par la secte des Samaritains et où ceux-ci pratiquaient leur culte. Il était situé à proximité de Jérusalem, sur le mont Garizim près de Sichem. Rien d'étonnant à ce qu'une rivalité acharnée ait opposé les deux concurrents. Mais la plus ancienne des deux entreprises était trop riche et trop prestigieuse pour que la plus récente ait pu lui porter sérieusement tort. En dépit de toute la propagande déployée, les Samaritains ne se multipliaient pas aussi vite que les Juifs qui voyaient en Jérusalem la résidence de leur dieu.
Mais plus le monopole de Jérusalem était menacé, plus les habitants de Jérusalem veillaient à la « pureté » du culte, et plus ils s'opposaient fanatiquement à toute tentative d'y modifier quoi que ce soit, à plus forte raison d'imposer une modification par la force. D'où le fanatisme et l'intolérance religieuse des Juifs de Jérusalem, qui tranchent si nettement sur l'ouverture d'esprit des autres peuples de cette époque en matière de religion. Eux voyaient dans leurs dieux un moyen d'expliquer des phénomènes incompréhensibles, également des sources de réconfort et de soutien dans les situations où les capacités humaines semblent toucher à leurs limites. Pour les Juifs de Palestine, leur dieu était ce qui leur permettait de vivre. Il devenait pour eux tous sans exception ce qu'un dieu est d'ordinaire seulement pour ses prêtres. Le fanatisme clérical gagna en Palestine l'ensemble de la population.
Mais si l'unanimité était sans faille pour défendre le culte de Yahvé, si on serrait les rangs pour s'opposer à tous ceux qui auraient l'audace d'y porter atteinte, Jérusalem elle aussi était traversée par des antagonismes de classes. Chaque classe avait sa manière de plaire à Yahvé et de protéger son Temple. Et chacune avait sa manière d'envisager la venue du Messie.
Note du traducteur
xviii Le terme yiddish pour désigner la synagogue est « schul », qui signifie à proprement parler « école ».