1908 |
Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013 |
Les origines du christianisme
IVème partie. Les débuts du christianisme.
5. L'évolution de la communauté chrétienne
b. Le déclin du communisme
1908
L'esclavage n'était pas remis en cause, de même la communauté des biens se réduisait de plus en plus aux repas pris en commun, mais ce n'étaient pas les seules limitations imposées aux tendances communistes de la communauté.
Chaque membre de la communauté aurait en principe dû vendre tout ce qu'il possédait et mettre l'argent à sa disposition pour qu'il soit réparti entre tous.
Il est évident à priori qu'un tel procédé était irréalisable à grande échelle. Il supposait qu'au moins une moitié de la société reste incroyante, sinon personne n'aurait été là pour acheter leurs biens aux croyants. Il n'y aurait eu personne non plus à qui acheter avec le montant de la vente les vivres dont avaient besoin les croyants.
Si les croyants ne voulaient pas vivre de la production, mais du partage, il fallait qu'il reste suffisamment d'incroyants pour produire pour eux. Mais dans ce cas aussi, la belle entreprise menaçait de se terminer tristement dès que les croyants auraient vendu, réparti et consommé tous leurs biens. Certes, d'ici là, le Messie devait descendre des nuages et aplanir toutes les difficultés de « l'ici-bas ».
Mais cette vérification n'eut pas lieu.
Le nombre des compagnons qui possédaient quelque chose qu'il valait la peine de vendre et de répartir, était dans les débuts de la communauté très réduit. Il lui était impossible d'en vivre. Elle ne pouvait avoir des recettes constantes que si chaque participant déposait auprès de la communauté ce qu'il gagnait jour après jour. Mais dans la mesure où ils n'étaient pas de simples mendiants ou porte-faix, il leur fallait bien posséder quelque chose pour gagner leur vie, ce quelque chose pouvant être les moyens de production dont a besoin un tisserand, un potier ou un forgeron, ou bien les stocks de marchandises qu'ils vendaient comme boutiquiers ou colporteurs.
La communauté ne pouvant, dans les conditions dans lesquelles elle se trouvait, instaurer comme les esséniens des lieux de production commune destinés à couvrir ses propres besoins, ne pouvant se mettre hors du domaine de la production marchande et de la production individuelle, elle était bien obligée, quelles que fussent ses aspirations communistes, de caler devant la propriété privée des moyens de production et des stocks de marchandises.
Mais l'acceptation de l'entreprise individuelle entraînait avec une sorte de nécessité naturelle qu'on admît aussi, en dépit de tous les repas pris en commun, le ménage individuel qui lui est étroitement lié, la famille individuelle et le mariage.
Nous revenons donc ici aux repas communautaires, comme étant le résultat pratique des tendances communistes.
Mais ce n'était pas le seul. Les prolétaires s'étaient associés pour combattre la misère en unissant leurs forces. Puisque des obstacles les empêchaient de réaliser pleinement le communisme, ils n'en ressentaient que plus vivement le besoin de perfectionner l’œuvre d'assistance mutuelle destinée à secourir les individus en cas de détresse exceptionnelle.
Les communautés chrétiennes communiquaient entre elles. Si arrivait un camarade venant de l'extérieur, la communauté lui procurait du travail s'il voulait rester ; elle lui donnait un petit pécule s'il voulait continuer sa route.
En cas de maladie, la communauté s'occupait du malade. S'il mourait, elle l'enterrait à ses frais et pourvoyait aux besoins de sa veuve et de ses enfants ; s'il était jeté en prison, ce qui arrivait fréquemment, c'était de nouveau la communauté qui prenait en charge soutien moral et matériel.
L'organisation chrétienne, organisation prolétarienne, mettait ainsi en place un ensemble d'obligations mutuelles qui correspond à peu près aux garanties assurées par un syndicat moderne. Dans l'évangile, c'est l'exercice effectif de ces engagements réciproques qui assure le droit à la vie éternelle. Quand le Messie viendra, il répartira l'humanité en deux groupes, ceux qui auront part à la magnificence de l’État de l'avenir et à la vie éternelle, et ceux qui seront voués à la damnation éternelle. Aux premiers, le groupe des brebis, le roi dira :
« Allez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le royaume préparé pour vous depuis la fondation du monde. J’avais faim, et vous m’avez donné à manger ; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger, et vous m’avez invité ; j’étais nu, et vous m’avez habillé ; j’étais malade, et vous avez veillé sur moi ; j’étais en prison, et vous êtes venus jusqu’à moi !”
Les justes répondront qu'ils n'ont jamais rien fait de tout cela pour le roi. « Et le Roi leur répondra : En vérité, je vous le dis : chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mathieu 25, 34 sq.)
Les repas pris en commun et le système d'assistance mutuelle constituaient en tout cas le ciment le plus solide de la communauté chrétienne, celui qui assurait en permanence la cohésion de la masse de ses adhérents.
Et pourtant, c'est précisément du soin apporté à faire vivre ce système d'assistance que devait naître une dynamique qui allait fragiliser et saper la quête communiste des débuts.
Plus s'étiolait la perspective de voir bientôt le Messie arriver dans toute sa gloire, plus la communauté attachait d'importance à l'acquisition de moyens lui permettant de faire face aux tâches d'assistance, et plus on faisait d'entorses au caractère de classe prolétarien de la propagande chrétienne, plus on s'efforçait de gagner des partisans aisés dont on n'aurait aucun mal à utiliser les ressources.
Plus la communauté avait besoin d'argent, plus ses agitateurs rivalisaient de zèle pour expliquer à de riches bienfaiteurs combien il y avait de vanité à posséder tous ces trésors d'or et d'argent, combien ils n'étaient rien en regard de la félicité de la vie éternelle à laquelle le riche ne pouvait accéder qu'en se défaisant de ce qu'il possédait. Et leur prédication avait un certain succès à cette époque où un cafard diffus et général s'était emparé notamment des classes possédantes. Combien étaient-ils, ceux chez qui, au sortir d'une jeunesse passée dans une débauche sans frein, tous les plaisirs des sens et tous les moyens qui en procurent ne soulevaient plus que des nausées ? Après avoir épuisé toutes les sensations qui peuvent s'acheter contre monnaie, il ne leur en restait plus qu'une à essayer : celle du total dénuement.
Jusqu'au Moyen-Âge, on trouve de temps à autre de ces riches qui font cadeau de tous leurs avoirs aux pauvres et mènent une vie de mendicité – la plupart du temps après avoir goûté sans limites à tous les plaisirs de cette terre et s'être ainsi gâté l'estomac.
Toujours est-il que la découverte de personnages de ce type relevait du hasard, et que le hasard ne revenait pas aussi souvent que l'auraient voulu les besoins de la communauté. Plus la misère s'étendait dans l'empire, plus la communauté comptait dans ses rangs de prolétaires « en haillons » qui ne pouvaient ou ne voulaient pas gagner leur pain en travaillant, et plus se faisait sentir la nécessité de gagner des riches pour répondre aux besoins collectifs.
Il était moins facile d'obtenir qu'un riche donne toute sa fortune de son vivant que de réussir à la lui faire léguer après sa mort à la communauté pour ses œuvres de solidarité. Il était très courant de ne pas avoir d'enfants, et les liens avec la parentèle étaient très relâchés. L'envie de laisser ses biens à ses proches parents était bien souvent très mince. D'un autre côté, l'individualisme, l'intérêt que chacun accordait à sa propre personnalité, avait atteint des sommets, le souhait intense de la voir se perpétuer après la mort, et se perpétuer dans les plus heureuses conditions, était fortement développé.
Le riche ne pouvait donc que prêter une oreille complaisante à l'enseignement chrétien, qui lui proposait de s'engager dans un chemin facile pour accéder à la félicité éternelle sans avoir à se priver de rien dans la vie d'ici-bas, en faisant cadeau de ses biens après sa mort quand il n'en aurait plus besoin. Avec l'héritage qu'il laissait, et dont de toute façon il ne savait trop que faire, il pouvait maintenant s'acheter la béatitude de l'éternité.
La corde sensible chez les riches jeunes et passionnés, c'était le dégoût qu'ils avaient maintenant de la vie qu'ils avaient menée, chez les riches âgés et las, c'était la peur de la mort et des châtiments infernaux qui les attendaient – les agitateurs chrétiens jouaient sur l'une et sur l'autre. Depuis lors et jusqu'à aujourd'hui, la captation d'héritage allait demeurer un de leurs moyens favoris pour fournir des nourritures constamment renouvelées à l'appétit dévorant de l’Église.
Mais dans les premiers siècles, les héritages d'ampleur importante étaient encore rares, d'autant plus qu'une société secrète, comme l'était la communauté, n'avait pas de personnalité juridique et ne pouvait donc hériter directement.
On s'efforçait donc de persuader les riches de soutenir la communauté de leur vivant, même s'ils étaient plus que réticents à exécuter strictement le commandement du Seigneur qui enjoignait de partager entre les pauvres tout ce qu'ils possédaient. Nous avons vu que la munificence était, à cette époque où l'accumulation du capital ne jouait encore aucun rôle dans le mode de production, une disposition largement répandue chez les riches. Il fallait – et il suffisait de - réussir à éveiller l'intérêt et les sympathies des riches pour que cette qualité profite à la communauté et lui assure des recettes durables. Plus elle cessait d'être une organisation de combat, plus les secours mutuels y prenaient les premières places, et plus émergeaient en elle des tendances à mettre un bémol à la haine prolétarienne contre les riches et à rendre plaisante pour les riches, même s'ils restaient riches, même s'ils étaient attachés à leurs biens, l'entrée dans la communauté.
L'idéologie de la communauté – renoncement aux anciens dieux, monothéisme, croyance à la résurrection, attente du Sauveur, - tout cela répondait, on l'a vu, aux besoins partagés de l'époque et devait éveiller, jusque dans la haute société, de la sympathie pour la doctrine chrétienne.
Par ailleurs, confrontés à la misère croissante des masses, les riches étaient à la recherche de moyens d'y parer, comme le prouvent déjà les fondations de secours alimentaires. C'était la vie de toute la société qui était en jeu. Cet aspect-là aussi leur rendait à coup sûr plus sympathiques les organisations chrétiennes.
Enfin, la course à la popularité trouvait aussi son compte dans le soutien apporté aux communautés chrétiennes, au moins partout où celles-ci avaient gagné de l'influence sur une fraction notable de la population.
La communauté pouvait donc aussi exercer une certaine attraction sur des riches qui n'étant pas désespérés, ne fuyaient nullement le monde, ou d'autres à qui ni l'angoisse de la mort ni la crainte des supplices de l'enfer n'auraient arraché la promesse de léguer leur héritage.
Mais pour que des riches se sentent à l'aise dans la communauté, il fallait que son caractère se transforme profondément, il fallait que disparaisse la haine de classe contre les riches.
Face à ce dessein d'attirer les riches en leur faisant des concessions, la réaction des prolétaires combatifs ne pouvait qu'être douloureuse, ainsi que l'atteste la lettre datant de milieu du deuxième siècle - et déjà citée - de Jacques aux douze tribus de la diaspora. Il met en garde ses camarades :
« Si, dans votre assemblée, arrivent en même temps un homme au vêtement rutilant et portant des bagues en or, et un pauvre au vêtement sale. Vous tournez vos regards vers celui qui porte le vêtement rutilant et vous lui dites : assieds-toi ici à ton aise ; et vous dites au pauvre : toi, tu peux rester là debout ou bien tu peux t'asseoir au bas de mon escabeau, n'avez-vous pas perdu la mesure s ne jugez-vous pas selon de faux critères ? … Mais vous, vous avez montré du mépris pour le pauvre. … Mais si vous montrez de la partialité envers les personnes, vous commettez un péché. » (2, 2 à 9)
Et ensuite, il s'en prend à la tendance qui n'exige des riches que l'adhésion théorique aux articles de foi, sans leur demander qu'ils donnent leur argent :
« Mes frères, si quelqu’un prétend avoir la foi, sans la mettre en œuvre, à quoi cela sert-il ? Sa foi peut-elle le sauver ? Supposons qu’un frère ou une sœur n’ait pas de quoi s’habiller, ni de quoi manger tous les jours ; si l’un de vous leur dit : allez en paix ! Mettez-vous au chaud, et mangez à votre faim ! sans leur donner le nécessaire pour vivre, à quoi cela sert-il ? Ainsi donc, la foi, si elle n’est pas mise en œuvre, est bel et bien morte. » (2, 14 à 17)
Les fondements de l'organisation ne furent certes pas modifiés par l'attention portée aux riches. En théorie comme en pratique, elle resta la même. Mais à l'obligation de donner à la communauté tout ce qu'on possédait, se substitua une sorte de taxation volontaire qui se limitait souvent à l'apport d'une petite contribution.
Un peu plus récente que la lettre de Jacques est l'Apologétique de Tertullien (rédigée sans doute entre 150 et 160). On y trouve aussi une description de l'organisation de la communauté :
« Si nous avons nous aussi une sorte de caisse, elle n'est pas alimentée par des droits d'entrée, ce qui reviendrait peu ou prou à vendre la religion. Chacun verse une contribution modérée à une date fixe du mois ou bien quand il veut, s'il le veut et s'il le peut ; car personne n'y est contraint, tout le monde donne librement sa cotisation. Ce sont pour ainsi dire les petites pièces mises dans la tirelire de la piété. On n'en dépense rien en festins, en beuveries, ni en bombances inutiles. Elles servent pour aider à vivre les pauvres, les enfants garçons ou filles orphelins et sans fortune, aussi les vieillards qui ne peuvent plus sortir de chez eux, on aide encore les naufragés, ou bien, quand il y a des gens dans les mines, dans les îles ou en captivité pour la seule raison de leur appartenance à la communauté des croyants – ceux-là ont droit de par leur engagement à être pris en charge. »
Et il poursuit : « Nous qui nous savons liés de tout notre cœur et de toute notre âme les uns aux autres, n'avons aucune hésitation concernant la communauté des biens : chez nous, tout est en commun, sauf les femmes ; chez nous, la communauté s'arrête là où les autres la mettent en pratique uniquement sur ce chapitre-là. » 139
Sur le plan théorique, on ne quittait donc pas le communisme, et dans la pratique, c'est seulement la rigueur avec laquelle on l'appliquait qui semblait s'adoucir. Mais insensiblement, le souci croissant de gagner les riches modifiait quand même la nature de la communauté qui, à l'origine, avait été organisée exclusivement en adéquation avec la situation des prolétaires. Les éléments qui visaient l'adhésion de membres riches n'étaient pas seulement obligés de mettre une sourdine à la haine de classe, beaucoup de choses dans le fonctionnement interne devaient aussi changer.
Le communisme s'était tempéré à bien des égards, mais le repas pris en commun était demeuré le lien solide qui rassemblait tout le monde. Les secours ne concernaient que des cas isolés de détresse, ce qui certes pouvait arriver à tout un chacun. Le repas commun répondait aux besoins quotidiens de tous. Toute la communauté s'y retrouvait, il était le centre de gravité de toute la vie communautaire.
Mais pour ceux qui étaient à l'abri du besoin, le repas, par lui-même, n'avait aucune utilité. Ils mangeaient et buvaient mieux et dans de meilleures conditions chez eux. Cette alimentation simple et souvent grossière n'était pas pour des palais délicats. S'ils y assistaient, c'était uniquement pour participer à la vie de la communauté, pour y gagner de l'influence, pas pour satisfaire leur faim. Ce qui, pour les autres, était le contentement d'un besoin physiologique, devenait pour eux celui d'un besoin spirituel, la consommation partagée du pain et du vin un acte purement symbolique. Plus la communauté comptait de membres d'une situation aisée, plus augmentait le nombre de ceux pour qui, dans les repas collectifs, ce qui comptait, c'était de se retrouver ensemble, pas ce qu'on y mangeait et buvait. C'est ainsi qu'au deuxième siècle, les vrais repas communs destinés aux adhérents les plus pauvres se trouvèrent disjoints des repas uniquement symboliques destinés à l'ensemble de la communauté, et au quatrième siècle, l’Église étant devenue la puissance dominante dans l’État, on finit par délocaliser les repas du premier type hors des bâtiments où se réunissait la communauté, hors donc des églises. L'institution se mit à décliner et fut abrogée dans les siècles suivants. La caractéristique la plus remarquable du communisme pratique disparut du même coup complètement de la communauté chrétienne, et sa place fut dès lors exclusivement occupée par les œuvres de secours, l'assistance aux pauvres et aux malades, laquelle s'est maintenue, certes sous des formes bien dégradées, jusqu'à notre époque.
Il n'y avait maintenant plus rien qui pût mettre les riches mal à l'aise. La communauté avait cessé d'être une institution prolétarienne. Les riches, qui, à l'origine, avaient été totalement exclus du « royaume de Dieu » s'ils ne transféraient pas leurs biens aux pauvres, pouvaient désormais y jouer le même rôle que dans le « monde du Malin », et ils ont abondamment mis à profit cette possibilité.
Mais ce ne furent pas seulement les anciens antagonismes de classes qui se reproduisirent dans la communauté chrétienne, il s'y constitua aussi une nouvelle classe dominante, une nouvelle bureaucratie avec un nouveau chef, l'évêque. Nous allons tout de suite faire la connaissance de ce personnage.
En fin de compte, les empereurs romains s'inclinèrent, non pas devant le communisme chrétien, mais devant la communauté chrétienne. La victoire du christianisme signifia, non pas la dictature du prolétariat, mais la dictature des maîtres que celui-ci avait lui-même nourris et fait grandir au sein de sa communauté.
Les pionniers et les martyrs des communautés primitives, eux qui avaient voué leurs biens, leurs peines, leurs vies à la délivrance des pauvres et des misérables, n'avaient fait que jeter les bases d'un nouveau type d'asservissement et d'exploitation.
Note de K. Kautsky
139 Cité par Harnack, « La mission et la propagation du christianisme dans les trois premiers siècles », 1906, I, p. 132. Voir aussi Pfleiderer, Christianisme primitif, II, 672, 673.