1976

La marche à la révolution et son développement seront faits d'alternances, de flux et de reflux, qui s'étendront vraisemblablement sur une longue période. Il y aura des situations confuses. des formes confuses. (...) C'est la conséquence de la contradiction entre la maturité des conditions objectives, et le retard accentué à la solution de la crise de l'humanité qui "se réduit à celle de la direction révolutionnaire". Résoudre cette contradiction est la tâche des organisations qui se réclament de la IV° Internationale, de ses origines, de son programme.


A propos des « 25 thèses sur "La révolution mondiale" » d'E. Mandel

Stéphane Just


Révolution européenne ou limitée aux pays latins?

Ce qui caractérise la nouvelle période de la révolution mondiale est éliminé. Le recul historique permet de se rendre compte que toutes les données de la révolution mondiale existent depuis 1914, mais à des degrés de concentration variables. Les détours historiques n'étaient pas fatals. Ils résultent des difficultés à résoudre le question de la direction révolutionnaire, Objectivement, la révolution prolétarienne pouvait être victorieuse en Europe dès 1918‑1923, et par suite dans le monde elle pouvait être victorieuse encore entre 1933‑1938 elle pouvait l'être après 1943 ; elle pouvait l'être à différentes reprises depuis. Mais la nouvelle période qui s'est ouverte en 1968 a ceci de particulier, qui la caractérise : toutes les données de la révolution prolétarienne sont parvenues à un point de concentration jamais atteint précédemment, en particulier en Europe. La jonction de la lutte des classes des différents prolétariats devient directe, immédiate, cela découle de la situation objective et de la force, de la puissance sociale et politique du prolétariat. Or, le camarade Ernest Mandel dépèce la révolution européenne : il réduit la révolution prolétarienne en Europe à la révolution dans les pays latins de l'Europe ; il coupe la révolution à l'Ouest de la révolution à l'Est de l'Europe ; et la révolution européenne du processus d'ensemble de la révolution mondiale.

La suite de la Thèse 16 affirme :

« Toute proposition qui ajouterait des obstacles politiques ou idéologiques sur la voie de l'extension immédiate de la révolution (par exemple une proposition de liaison immédiate avec l'Union soviétique) serait contre‑productive et doit être évitée.
« Au cours du processus de consolidation internationale du pouvoir ouvrier dans un ou plusieurs pays européens, la question de l'aide au développement de la révolution politique en URSS sera certainement soulevée. Des revendications peuvent être avancées pour aider au surgissement de la révolution politique. Elles se devraient d'inclure des propositions pour une planification économique commune avec les pays d'Europe orientale. Mais de tels mots d'ordre ne devraient prendre une importance centrale que lorsque la révolution politique sera une perspective immédiate. Dans toute autre circonstance, une telle propagande devra être subordonnée aux tâches pratiques immédiates et brûlantes de protection et de consolidation des premiers États ouvriers européens en mobilisant les masses dans d'autres pays européens et en les aidant sur la voie de la conquête du pouvoir. »

Ces quelques phrases confondent. Par où commencer pour clarifier les questions impliquées ?

Le camarade Ernest Mandel s'en tient à ce qui découle du début de sa Thèse 16 : la révolution prolétarienne est supposée être victorieuse en plusieurs, voire même un seul pays d'Europe. Il s'agit bien de sa victoire, puisqu'il est écrit : « premier ou premiers États ouvriers en Europe occidentale », et encore, du « pouvoir ouvrier dans un ou plusieurs pays européens. » Très vraisemblablement, le prolétariat prendra le pouvoir dans un pays d'Europe avant qu'il ne le prenne dans plusieurs, et finalement dans l'ensemble des pays d'Europe. De même que la crise révolutionnaire, la révolution prolétarienne s'ouvriront d'abord dans un pays d'Europe, ensuite dans plusieurs, avant qu'elle n'embrase l'Europe dans son ensemble. Elle s'est déjà ouverte au Portugal. Mais la révolution portugaise est le commencement de la révolution prolétarienne en Europe ; sa force lui vient de là. Vraisemblablement, elle sera suivie de la révolution prolétarienne en Espagne, en France, en Italie, peut‑être en Grèce, lesquelles révolutions préluderont à la révolution dans les principaux pays d'Europe et lui donneront une formidable impulsion. Une autre question est celle de la victoire de la révolution prolétarienne dans un ou plusieurs pays d'Europe : la victoire de la révolution dans un pays d'Europe à l'époque actuelle exige que la révolution s'ouvre dans plusieurs pays d'Europe, et même vraisemblablement à l'échelle de l'Europe ; à plus forte raison, sa victoire en plusieurs pays d'Europe. Le point de vue du camarade Mandel revient à estimer qu'une période finalement assez longue d'équilibre peut exister, où le pouvoir bourgeois restera relativement stable en certains pays importants d'Europe, alors qu'en d'autres pays, le prolétariat prendra et gardera le pouvoir. C'est faire fi de la crise des rapports sociaux bourgeois tels que concrètement ils existent et ne manqueront pas de s'aggraver au cours de la période présente, surtout lorsque la révolution prolétarienne déferlera en plusieurs pays d'Europe. C'est aussi faire fi des rapports politiques concrets qui existent entre les classes et à l'intérieur des classes.

La révolution, la prise du pouvoir par le prolétariat, ce ne sont pas des abstractions ; il s'agit d'une lutte politique déterminée, concrète. Ainsi, alors que la révolution est aux portes d'au moins l'ensemble des pays latins européens, qu'elle a commencé au Portugal, dans aucun pays l'avant-­garde révolutionnaire ne peut directement, ou même à court terme, poser sa candidature au pouvoir, à former un gouvernement ouvrier et paysan. Elle est obligée d'engager la bataille pour aider le prolétariat à progresser politiquement, vers l'action qui portera au pouvoir un gouvernement ouvrier et paysan. Elle se renforcera elle-­même, au cours de cette activité politique, jusqu'à devenir un authentique parti révolutionnaire, dirigeant les masses. Une fois encore, le camarade Ernest Mandel a omis de mentionner cette ligne politique que concrétise le combat pour : le front unique des organisations et partis ouvriers ; un gouvernement des partis ouvriers sans ministre représentant les organisations et partis bourgeois : l'exigence que ce gouvernement une fois constitué satisfasse les revendications des masses et s'appuie sur le prolétariat organisé en comités, en soviets : qu'il prenne des mesures d'expropriation du capital et commence à détruire l'appareil d'État bourgeois, etc… Ce qui ne s'oppose pas, mais au contraire nourrit l’organisation et l'action propre des masses. L’action politique allant en ce sens est indispensable. Elle peut contraindre les partis ouvriers traditionnels d'aller beaucoup plus loin qu'ils ne le voudraient. Elle peut éventuellement les obliger à former des gouvernements sans ministres bourgeois, et même les contraindre à réaliser certaines mesures que contient le Programme de transition. Cependant, en Europe, les PS et les PC sont et resteront des partis ouvriers bourgeois. Ils défendront l'ordre et l'État bourgeois. Ils seront le dernier rempart qui se dressera contre la prise du pouvoir par le prolétariat. L'hypothèse théorique du Programme de transition a une extraordinaire confirmation en Yougoslavie, en Chine, au Vietnam, à Cuba : les PC de ces pays et l'organisation petite-­bourgeoise de Castro sont allés plus loin qu'ils ne le voulaient sur la voie de la rupture avec la bourgeoisie. On ne peut exclure que cette hypothèse théorique ait de nouvelles applications en certains pays dépendants de l'impérialisme. Mais elle reste l'exception et non la règle. Dans les métropoles impérialistes, là où se joue le sort de la révolution mondiale, ces partis sont intégrés jusqu'à la racine à l'ordre impérialiste que les bureaucraties parasitaires garantissent, car leur existence en dépend.

Or, la lutte des classes, donc la révolution et la contre-­révolution, sont nationales dans leur forme, internationales dans leur contenu. Jamais de façon plus condensée ce ne fut aussi vrai qu'à la période actuelle. Déjà, la vague révolutionnaire qui s'est élevée en Italie, à la suite des défaites infligées à l'impérialisme allemand par l'URSS, n'a dans aucun pays aboutit à la prise du pouvoir par le prolétariat, alors qu'elle a porté des coups extrêmement durs au capitalisme en Europe, et considérablement renforcé le prolétariat, mis en place les conditions qui ont en 1953 permis que révolution sociale et révolution politique apparaissent pour la première fois conjointement en Europe.

Pourquoi ? Parce que cette vague était européenne, tout en ayant en chaque pays ses caractéristiques nationales propres.

Mais les obstacles qui l'ont limitée et contenue étaient eux aussi nationaux dans leur forme et internationaux dans leur contenu. Ces obstacles, ce sont les partis social‑démocrates et surtout la bureaucratie du Kremlin, et son appareil international.

Tout comme la bourgeoisie et le prolétariat, les partis social-­démocrates et staliniens n'ont pas une existence simplement nationale. Ils n'existent qu'autant que parties d'ensembles internationaux. La révolution prolétarienne ne peut éclater en un pays qu'autant qu'en ce pays la crise générale de la bourgeoisie ait atteint un degré extrêmement élevé, pour des raisons spécifiques. Mais la crise de la bourgeoisie est étroitement liée à celle des partis ouvriers contre‑révolutionnaires, notamment à la crise des bureaucraties parasitaires, à celle du Kremlin principalement, de son appareil international ‑ les PC. La victoire de la révolution dans un pays implique que les appareils contre-révolutionnaires de ces partis soient brisés dans le pays considérés par l'action des masses, et ébranlé, en crise profonde, à l'échelle européenne. La victoire de la révolution prolétarienne en un ou plusieurs pays multipliera, portera à son paroxysme cette crise. La construction du parti révolutionnaire, du parti trotskyste en chaque pays d'Europe est indispensable pour que le prolétariat prenne le pouvoir. La capacité du parti révolutionnaire à diriger les masses jusqu'à la prise du pouvoir en un pays européen est dépendante et facteur de la crise des partis ouvriers contre­-révolutionnaires, non seulement en un pays mais à l'échelle internationale, particulièrement des partis staliniens.

La coexistence pacifique entre la révolution prolétarienne victorieuse en un pays d'Europe occidentale, ou plusieurs d'entre eux, et les bourgeoisies des autres pays d'Europe est impossible. Elle l'est tout autant avec la bureaucratie du Kremlin et les bureaucraties satellites, les PC. La révolution européenne sera permanente au sens plein du terme, jusqu'à sa victoire ou sa défaite finale. Le combat ne se situera pas entre un groupe de pays où la révolution est victorieuse et un autre groupe de pays où la bourgeoisie et les bureaucraties parasitaires garderaient le pouvoir « pacifiquement ‑ (bloc contre bloc). La révolution sera vraiment européenne ‑ avec de multiples phases dans chaque pays, une longue suite de flux et de reflux ‑ avant que le prolétariat ne prenne le pouvoir d'abord dans un pays, ensuite en un groupe de pays, enfin dans l'ensemble de l'Europe. La prise du pouvoir en un pays, en plusieurs pays, ne sera qu'une phase transitoire : les forces de la révolution et de la contre‑révolution continueront à s'affronter jusqu'à la victoire ou la défaite finale de la révolution européenne.


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