"(...) Les « fronts populaires » sont à l'ordre du jour lorsque se prépare une crise révolutionnaire, que la révolution prolétarienne s'avance et surgit : ils en sont le contraire, sa négation. (...)" |
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Fronts populaires d'hier et d'aujourd'hui
Le Front populaire en pratique : aujourd'hui
Tant en France qu'en Espagne, les programmes de « front populaire » ne se donnaient pas comme tâche la transformation de la société, d'une société capitaliste en société socialiste. Leurs objectifs proclamés étaient de « défendre » les libertés contre le fascisme. En revanche, le programme de front populaire au Chili affirmait son ambition de transformer la société, de mener au socialisme. La différence est importante. Elle révèle une différence de situation. En 1935-1936, alors que Mussolini, Hitler, étaient au pouvoir, que partout en Europe le fascisme menaçait, que la Seconde Guerre mondiale se préparait, il était possible aux dirigeants d'opposer à la révolution sociale « la défense de la démocratie et de la paix » aux côtés de tous les démocrates et des pacifistes. Ce n'était pas possible au Chili en 1970-1973, pas plus que cela ne l'est en France actuellement. En France, le « programme commun de gouvernement » n'a pas pour objectif le socialisme mais une « démocratie avancée ». Il reste qu'il est nécessaire de dégager l'idéologie commune de ces « fronts populaires » qui vise à mystifier les masses.
Le premier thème mystificateur est celui que la vieille formule radicale et radicale-socialiste résume : « La démocratie est une création continue. » Le vieux thème réformiste qui veut que l'on passe de la démocratie politique à la démocratie sociale l'exprime d'une autre façon. Les deux formules travestissent l'histoire de la démocratie bourgeoise dont le sommet serait le parlementarisme. Tous les opportunistes, tous les révisionnistes, tous ceux qui trahissent le marxisme au nom du marxisme, ne manquent pas de se référer à la préface qu'Engels écrivit en 1889 à la brochure de Marx analysant la révolution de 1848 en France, La Lutte des classes en France. Engels s'exprimait ainsi : « Depuis longtemps déjà, le suffrage universel existe en France, mais il était tombé en discrédit par suite du mauvais usage que le gouvernement bonapartiste en avait fait. Après la Commune, il n'y avait pas de parti ouvrier pour l'utiliser. En Espagne aussi, le suffrage universel existait depuis la République, mais, en Espagne, l'abstention aux élections fut de tout temps la règle chez les partis d'opposition sérieux. Les expériences faites en Suisse avec le suffrage universel étaient tout sauf un encouragement pour un parti ouvrier. Les ouvriers révolutionnaires des pays romans s'étaient habitués à regarder le suffrage universel comme un piège, comme un instrument d'escroquerie gouvernementale. En Allemagne, il en fut autrement. Déjà, le Manifeste communiste avait proclamé la conquête du suffrage universel, de la démocratie, comme une des premières et plus importantes tâches du prolétariat militant, et Lassalle avait repris ce point. Lorsque Bismarck se vit contraint d'instituer ce droit de vote comme le seul moyen d'intéresser les masses populaires à ses projets, nos ouvriers prirent aussitôt la chose au sérieux et envoyèrent Auguste Bebel au premier Reichstag ; aux différentes diètes, aux conseils municipaux, aux conseils de prud'hommes, on disputa à la bourgeoisie chaque poste à l'occupation duquel une partie suffisante du prolétariat avait son mot à dire. Et c'est ainsi que la bourgeoisie et le gouvernement en arrivèrent à avoir plus peur de l'action légale que de l'action illégale, des succès aux élections que de ceux de la rébellion. »
Engels appréciait quels avantages le parti ouvrier, le prolétariat, les masses, pouvaient tirer de l'exercice des libertés démocratiques dans le cadre parlementaire bourgeois, ou même dans un régime politique semi-parlementaire (en effet, le Reichstag dans l'Empire allemand d'avant 1918 n'avait que des droits limités de contrôle : l'empereur désignait le chef du gouvernement, fixait les orientations politiques, décidait du budget). Les épigones de la socialdémocratie voulurent en tirer la conclusion que le suffrage universel était « le » moyen d'émancipation de la classe ouvrière, qu'il permettait la conquête politique du pouvoir, et la transformation progressive de l'Etat bourgeois et de ses institutions. Jamais Engels n'avait prétendu cela, tout au contraire. Le 1er avril 1895, il écrivait à Kautsky :
« A mon étonnement, je vois aujourd'hui dans le Vorwaerts [organe central de la social-démocratie allemande] un extrait de mon introduction reproduit à mon insu et arrangé de telle façon que j'y paisible adorateur de la légalité à tout prix. Aussi désirerais-je d'autant plus que l'introduction paraisse sans coupure dans le Neue Zeit [organe théorique de la S.D.] afin que cette impression honteuse soit effacée. Je dirai très nettement à Liebknecht mon opinion à ce sujet, ainsi qu'à ceux, quels qu'ils soient, qui lui ont donné cette occasion de dénaturer mon opinion. »
La démocratie bourgeoise, le parlementarisme, ne sont absolument pas le produit d'une progression continue, la forme politique idéale se perfectionnant sans cesse (une création continue). Ils sont la forme politique qui convient le mieux au régime capitaliste, à la bourgeoisie à un certain stade de son développement. Il est vrai que la bourgeoisie a constamment tendu à une forme de représentation parlementaire depuis qu'elle s'est constituée et a pris conscience d'elle-même en tant que classe. Cela tient à ses caractéristiques de classe. La féodalité reposait sur des rapports de personne à personne et sur une stricte hiérarchie, qui ne pouvait être bouleversée que pour imposer une hiérarchie nouvelle mais de même nature, ou encore sur des hiérarchies parallèles et similaires. La nature des rapports de production bourgeois exige un droit égal pour tous. Les individus sont formellement égaux en droits, le droit à la propriété privée étant le droit fondamental. C'est sur cette base que les différenciations sociales sont fondées. La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 peut être considérée comme le manifeste des principes de la bourgeoisie en tant que classe. Toutes les bourgeoisies reconnaissent en elle leurs principes politiques. « Les hommes naissent libres et égaux en droits », et ces droits sont « la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression ». Déterminant tout le reste, se situe le droit de propriété (la propriété privée) qui est considéré comme « droit naturel ». La démocratie bourgeoise, c'est d'abord et avant tout la démocratie de ceux qui possèdent, étant entendu que tous les hommes ont droit d'accéder à la propriété privée des moyens de production. Le parlementarisme bourgeois, c'est la représentation des possédants, la forme politique qui donne à chacun d'eux le droit de participer à la direction de l'Etat par le truchement de leurs représentants. Il n'y a aucune contradiction en ce que les constituants de 1789 aient élaboré et voté la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et aient codifié une Constitution fondée sur la propriété privée qui divisait les citoyens en citoyens actifs et citoyens passifs, et qui établissait des différenciations entre ces derniers en fonction des impôts payés, c'est-à-dire du degré de propriété supposé. Etaient citoyens actifs les citoyens qui payaient des contributions égales à la valeur locale de trois journées de travail (d'une livre et demie à trois livres). Ils désignaient les municipalités et les électeurs de l'Assemblée législative. Pour pouvoir devenir électeur de l'Assemblée législative, il fallait payer une contribution égale à la valeur locale de dix journées de travail (de cinq à dix livres). Enfin, pour être éligible député à l'Assemblée législative, il fallait posséder une propriété foncière et payer un impôt direct de cinquante-deux livres. Albert Soboul écrit : « Le rapporteur du Comité de Constitution faisait valoir que l'établissement d'un cens électoral entraînerait une émulation certaine parmi les passifs qui n'auraient d'autres désirs que de s'enrichir pour devenir actifs, puis électeurs (c'est déjà "l'enrichissez-vous" de Guizot). »
Le droit de chacun à devenir possédant était affirmé ; était également affirmé que le droit de faire le droit n'appartenait qu'aux possédants. Il fallut l'insurrection parisienne du 20 juin 1792, où les sans-culottes exercèrent sans en demander l'autorisation des droits politiques en envahissant une première fois les Tuileries, pour que l'Assemblée législative sanctionne le fait par le droit. Le 30 juillet, elle accordait aux citoyens passifs le droit d'entrer dans la garde nationale. Le 10 août 1792, les masses renversèrent le trône. Alors, l'Assemblée législative convoqua une Convention élue au suffrage universel, ce qui abolissait la différenciation politique entre citoyens passifs et actifs. L'activité révolutionnaire des masses, appuyées sur la Commune de Paris, balaya les Girondins le 2 juin 1793. Alors, la Convention consacra l'égalité politique en inscrivant dans la Constitution de l'an II le suffrage universel. Cette Constitution allait jusqu'à faire de l'insurrection un devoir politique : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des devoirs. »
Cette Constitution établissait un système politique qui n'était plus parlementaire au sens strict du terme, mais un régime d'assemblée. L'Assemblée législative devait être élue pour un an seulement et au suffrage universel direct. Le Conseil exécutif (gouvernement) devait être élu par l'Assemblée législative qui choisissait 24 membres sur une liste de 83 candidats eux-mêmes élus au suffrage universel par les départements. La Convention et l'Assemblée législative que la Constitution de l'an Il prévoyait établissaient l'unité du législatif et de l'exécutif.
La Révolution française est, par excellence, la révolution bourgeoise classique. Elle donne un schéma significatif du développement de la démocratie bourgeoise et du parlementarisme. De son propre mouvement, la bourgeoisie limite à elle-même l'exercice des droits politiques et la représentation parlementaire, et encore à ses couches dominantes. Les masses doivent arracher les libertés démocratiques, le droit d'élire des représentants parlementaires. Aux côtés de la petite bourgeoisie, ce sont elles qui poussent jusqu'au bout la révolution bourgeoise. Si bien que l'on doit s'interroger : en quoi la révolution était-elle bourgeoise ? Les masses arrachent jusqu'en ses racines l'ancien régime aristocratique, détruisent totalement ses institutions. Les masses déblaient le terrain politique. Les institutions, l'Etat bourgeois, peuvent s'édifier dam les meilleures conditions. Le mode de production capitaliste est libéré de toute entrave. Mais ce sont les masses qui sont radicales. Elles affrontent une grande partie de la bourgeoisie, qui, pourtant, sera la bénéficiaire du radicalisme de la révolution.
La bourgeoisie en tant que classe aspire à la démocratie parlementaire, mais l'histoire démontre cependant que c'est loin d'être un absolu. A peine le pouvoir et les institutions de l'aristocratie renversés, la bourgeoisie liquide le « régime d'assemblées » et la Constitution de l'an II. L'exécutif et le législatif ne doivent plus être une seule et même chose. Le Parlement ne sera plus jamais le gouvernement qui désigne ses commissions, nomme les représentants en mission, lesquels assurent sous son contrôle la gestion de l'Etat et du pays. Jusqu'en 1848, la représentation parlementaire sera censitaire. Désormais, le gouvernement jouit d'une autonomie plus ou moins grande, sinon d'une indépendance totale par rapport au Parlement. La bourgeoisie va abandonner le pouvoir politique à celui qui va finir de constituer son Etat : Bonaparte. Elle ne retrouvera une représentation parlementaire réelle que sous la monarchie de Juillet : encore cette représentation est-elle principalement celle de la finance, la bourgeoisie industrielle étant plus ou moins écartée par un cens élevé ; à côté de la Chambre existe la Chambre des pairs ; le gouvernement dépend du « roi bourgeois » ; l'Etat garde son indépendance.
Dans toutes les grandes puissances capitalistes d'Europe, longtemps les libertés politiques et la représentation parlementaire ont été réservées, en utilisant le cens et d'autres moyens, à la bourgeoisie, voire à la grande bourgeoisie.
En Angleterre, ce palladium de la démocratie bourgeoise et du parlementarisme, un siècle de lutte a été nécessaire, depuis les années 1815-1820, au prolétariat pour arracher le suffrage universel. En Allemagne, jusqu'en 1918. « Le Parlement est la feuille de vigne de l'absolutisme » (W. Liebknecht). Le suffrage universel y est tout relatif. Pierre Broué écrit :
« Le Landstag de Prusse est élu par le système compliqué des "classes" groupant les électeurs suivant leur fortune ; il donne en 1908 à Cologne autant de pouvoir électoral à 870 électeurs riches de première classe qu'aux 22 324 électeurs de troisième classe... Le pouvoir législatif est partagé entre le Bunderstadt formé des délégués des Etats et le Reichstag, assemblée nationale élue au suffrage universel... Ce régime est caractérisé par la domination de la Prusse dans le gouvernement impérial. Le roi de Prusse est empereur, le chancelier d'empire, Premier ministre prussien. Les dix-sept délégués prussiens du Bunderstadt peuvent y arrêter toute mesure qui déplaît à leur gouvernement, de qui ils ont reçu mandat impératif. Rien n'est possible dans le Reich sans l'accord de ce gouvernement lui-même émanation d'un Landstag élu selon le système des classes. » (La Révolution en Allemagne - Introduction - Editions de Minuit). En Belgique, le suffrage universel n'a été institué qu'à la suite de la grève générale de 1905.
Le suffrage universel n'est pas pour autant une panacée : le deuxième Bonaparte a montré quel usage pouvait en être fait. Engels n'en avait pas moins raison d'insister sur l'utilisation que pouvait en faire de son côté le prolétariat. Le suffrage universel, la représentation parlementaire des masses, ont été arrachés par le prolétariat à la bourgeoisie. Ils restent cependant dans le cadre bourgeois et sont donc également utilisables par la bourgeoisie contre le prolétariat.
Le prolétariat en combattant pour les libertés démocratiques, le suffrage universel, luttait pour s'organiser, jouir des droits politiques. C'est-à-dire se constituer comme classe pour soi.
Toutes ces superstructures politiques, ce fonctionnement de la société et de l'Etat bourgeois, exigent du grand capital d'énormes moyens : une base matérielle est indispensable à l'institution de ces relations à l'intérieur de la classe bourgeoise, et entre les classes. La démocratie bourgeoise, le parlementarisme, nécessitent un capitalisme florissant, en pleine expansion, accumulant d'énormes sur-profits, en un mot qui écume l'économie mondiale, qui dispose de réserves considérables. C'est seulement dans les pays capitalistes économiquement développés qui se partageaient le monde en Europe et aux U.S.A., que la démocratie bourgeoise, le parlementarisme, ont pu fonctionner durablement. Il faut cependant apporter de nombreuses et importantes restrictions à cette proposition. Cela dépendait encore de l'histoire du développement capitaliste dans chaque pays. Les U.S.A., l'Angleterre, la France, étaient les pays les plus avancés de ce point de vue. En Allemagne, en revanche, l'incapacité de la bourgeoisie à réaliser la révolution démocratique bourgeoise, le fait que c'est sous la direction de la bureaucratie et de la caste militaire prussienne héritée du régime féodal que s'est réalisée l'unité nationale, ont laissé en place les vieilles structures héritées du régime aristocratique : le pouvoir était centralisé entre les mains de l'empereur, de la bureaucratie, de la caste militaire. Le Parlement était la « feuille de vigne de l'absolutisme » (Liebknecht). Les libertés démocratiques ont été plus immédiatement et directement qu'ailleurs arrachées par le prolétariat.
Le crépuscule de la démocratie bourgeoise, du parlementarisme, a commencé en 1914. L'impérialisme, stade suprême du capitalisme, est parvenu à « maturité ». Alors, ainsi que Lénine l'analysa, s'ouvrait une nouvelle période de crise, de guerres et de révolutions. La démocratie bourgeoise, le parlementarisme, ne convenaient plus à aucune classe de la société, pas plus au prolétariat qu'à la bourgeoisie. La base matérielle, qui le conditionne, disparaissait. Le processus n'est pas linéaire et ne se développe pas dans tous les pays simultanément à la même allure. L'histoire semble parfois faire des retours en arrière. Démocratie bourgeoise et parlementarisme se survivent ou renaissent de leurs cendres. Pour irrégulier et sinueux qu'il soit, le cours de l'histoire suit malgré tout cette pente. Le prolétariat n'accepte pas de faire les frais de la décadence et de la crise des rapports économiques, sociaux, politiques, bourgeois. Appuyé sur ses conquêtes (les éléments de démocratie prolétarienne construits à l'intérieur de la démocratie bourgeoise), le prolétariat met en cause la société, l'Etat bourgeois. La petite bourgeoisie s'agite d'autant plus fébrilement qu'elle n'a pas de solution propre. Le capital financier doit reprendre au prolétariat les concessions économiques, sociales, qu'il a dû faire. Il lui faut détruire les éléments de démocratie prolétarienne constitués à l'intérieur de la société bourgeoise. La base d'un consensus social et politique n'existe plus.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la base matérielle de la démocratie bourgeoise, du parlementarisme, est détruite en Italie et en Allemagne. Les deux pays ont été minés par la guerre. Le prolétariat, les masses, ont terriblement souffert. L'histoire politique d'après guerre des deux pays n'est pas identique. Pourtant, en Italie comme en Allemagne, le prolétariat s'est dressé et a tenté de briser le cadre et les limites de la société bourgeoise. Dès 1923 en Italie, à partir de 1930 en Allemagne, le grand capital a été confronté à un problème décisif et urgent : broyer les os du prolétariat et lui briser le crâne. « Le fascisme a comme fonction essentielle et unique la destruction de la démocratie prolétarienne », ainsi que l'écrit Trotsky.
En Allemagne, de la révolution de novembre 1918 à la grande crise économique de 1929, l'histoire semble hésiter et zigzaguer. La révolution allemande défaite en 1919, le prolétariat n'est pas écrasé. La République parlementaire bâtarde de Weimar oscille mais se maintient. De 1923 à 1929, l'aide, les investissements américains, la haute conjoncture économique donnent un ballon d'oxygène au parlementarisme. En 1930, le capital financier allemand n'a plus la base matérielle nécessaire à la démocratie bourgeoise, au parlementarisme. Au contraire, tout s'effondre. A nouveau, c'est la misère noire, la ruine, pour des millions et des millions de prolétaires et de petits bourgeois. Le capital allemand n'a qu'une voie : constituer et renforcer les bandes fascistes, se préparer à appeler Hitler au pouvoir. Les gouvernements bonapartistes Brüning, Papen, Schleicher, sont une transition. Le capital financier appelle Hitler au pouvoir, plus un instant à perdre : il faut broyer les os, briser la tête du prolétariat, avant que de préparer et d'entreprendre la Seconde Guerre impérialiste mondiale.
L'Espagne est un cas différent. Jamais la base matérielle de la démocratie bourgeoise et du parlementarisme n'y a existé. C'est l'effondrement de la dictature de Primo de Rivera, impuissante à rien résoudre, qui a ouvert une période de révolution et de contre-révolution, de luttes de classes aiguës. Les moments de démocratie bourgeoise relative et de parlementarisme sont des entractes entre deux dictatures, ainsi que c'est la règle générale dans les pays économiquement arriérés.
En France, en 1932-1938, bien moins brutalement qu'en Allemagne, la base matérielle de la démocratie bourgeoise, du parlementarisme, se décompose. La République parlementaire devient exsangue. La lutte des classes prend des caractères nouveaux : le prolétariat se dresse, la petite bourgeoisie s'agite, le capital financier a besoin de faire supporter aux masses les conséquences de la crise, de la désagrégation de la position mondiale de l'impérialisme français et des tentatives pour la défendre. Une tendance à ce que les gouvernements s'affranchissent des contrôles parlementaires s'affirme. Le capital, sans encore leur donner le pouvoir, constitue les bandes fascistes, Croix-de-Feu et autres. Et, de son côté, le prolétariat agit au-delà de la démocratie bourgeoise et du parlementarisme : ainsi la grève générale de juin 1936. La tradition démocratique française est en grande partie une fiction.
Les « théoriciens » des fronts populaires vont d'une position purement conservatrice à un évolutionnisme totalement en dehors de l'histoire et de son cours véritable. Les uns prétendent pour éviter le fascisme se cramponner à une forme politique périmée, lui prolonger éternellement la vie. Les autres veulent utiliser cette forme politique pour, dans l'harmonie des classes sociales, s'acheminer progressivement vers la transformation de la société, et aller jusqu'au socialisme. En vérité, et la révolution prolétarienne et le fascisme résultent de la crise de tous les rapports économiques, sociaux, politiques, lorsqu'elle devient aiguë, de la société bourgeoise à l'époque de l'impérialisme stade suprême du capitalisme.
Aucune classe ou couche sociale ne peut plus respecter les cadres et les rapports de la démocratie bourgeoise, du parlementarisme. Le prolétariat cherche la voie de la révolution. Il ne peut vaincre, prendre le pouvoir, se constituer en classe dominante, qu'en brisant les formes politiques bourgeoises, qu'en détruisant le vieil appareil d'Etat bourgeois, qu'en constituant ses propres organismes politiques, qu'en établissant son propre Etat. Le capital financier ne peut pas s'accommoder plus longtemps de la démocratie bourgeoise, du parlementarisme. Son seul recours, c'est la dictature ouverte exercée soit par l'armée, la police, soit par les chefs des bandes fascistes, en coopération d'ailleurs avec l'appareil d'Etat bourgeois purgé de tout élément de démocratie. L'appareil d'Etat bourgeois reste toujours l'instrument de la dictature du capital.
C'est ici que nous rencontrons l'un des principaux sophismes du « front populaire » : celui de I'« Etat Populaire ». Vieille rengaine en vérité. Tout aussi vieille et usée que peut l'être celle de « la démocratie sociale prolongeant la démocratie politique », ou celle sur « la démocratie création continue ». Les unes et les autres sont d'ailleurs indissociables, ce sont différents aspects d'une même question. Marx a depuis longtemps établi que l'Etat était toujours l'instrument d'oppression d'une classe sur les autres classes. Mais même la dénomination d'« Etat populaire » est une vieille guenille idéologique. Faut-il rappeler la fureur de Marx passant au crible le programme de Gotha, sur lequel se réalisait en 1875 la fusion entre les disciples de Lassalle et ceux se réclamant de Marx pour donner naissance au parti social-démocrate allemand ? Il écrivait :
« D'après ce qu'on a vu au chapitre 11, le parti ouvrier allemand cherche l'Etat libre. Qu'est-ce que c'est ?
« Faire l'Etat libre, ce n'est nullement le but des travailleurs qui se sont dégagés d'un étroit esprit de sujets. Dans l'Empire allemand, l' "Etat" est presque aussi "libre" qu'en Russie. La liberté consiste à transformer l'Etat, organe supérieur de la société, en un organe entièrement subordonné à elle et même de nos jours les formes de l'Etat sont libres ou non libres selon que la " liberté de l'Etat s'y trouve plus ou moins limitée.
« Le parti ouvrier allemand, du moins s'il fait sien ce programme, montre que les idées socialistes ne sont pas même chez lui à fleur de peau ; lui au lieu de traiter la société présente (et cela vaut pour toute société future) comme le fondement de l'Etat présent (ou futur pour la société future), il traite au contraire l'Etat comme une réalité indépendante, possédant ses propres fondements intellectuels, moraux et libres.
« Et, maintenant, quel méchant abus fait le programme des mots "Etat actuel", "société actuelle", et quel malentendu, plus méchant encore, il prépare au sujet de l'Etat auquel s'adresse ses revendications !
« La "société actuelle", c'est la société capitaliste qui existe dans tous les pays civilisés, plus ou moins expurgée d'éléments moyenâgeux, plus ou moins modifiée par l'évolution historique particulière à chaque pays, plus ou moins développée. Au contraire, l' "Etat actuel" change avec la frontière. Il est, dans l'empire prusso-allemand, autre qu'en Suisse et en Angleterre, autre qu'aux Etats-Unis. L' "Etat actuel" est, par conséquent, une fiction.
« Cependant, les divers Etats des divers pays civilisés, en dépit de la diversité de leurs formes, ont tous ceci de commun qu'ils reposent sur le sol de la moderne société bourgeoise, seulement plus ou moins développée au point de vue capitaliste. Certains caractères essentiels leur sont par là communs. C'est en ce sens qu'on peut parler d'"Etat actuel" pris comme expression générique, par contraste avec l'avenir où la société bourgeoise dans laquelle est actuellement sa racine, a cessé d'exister.
« Vient ensuite cette question : quelle transformation subira l'Etat dans une société communiste ? Autrement dit : quelles fonctions sociales s'y maintiendront-elles qui soient analogues aux fonctions actuelles de l'Etat ? Cette question ne peut avoir de réponse que par la science, ce n'est pas en accouplant de mille manières le mot Peuple avec le mot Etat qu'on fera avancer le problème d'un saut de puce.
« Entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de la première en la seconde. A quoi correspond une période de transition politique où l'Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat. »
Engels dans une lettre à Bebel, datée 18-28 mars 1875, met les points sur les « i » : « Le libre Etat populaire [de Lassalle - N.D.L.R.] est transformé en Etat libre. Or, grammaticalement, un Etat libre est un Etat qui est libre vis-à-vis des citoyens, par conséquent un Etat à gouvernement despotique. Il faudrait se décider, une fois pour toutes, à laisser là tout le bavardage sur l'Etat, surtout depuis la Commune qui déjà n'était pas un Etat au sens propre du mot. Les anarchistes nous ont déjà suffisamment cassé la tête avec l' "Etat populaire", bien que déjà l'écrit de Marx contre Proudhon et après cela le Manifeste communiste disent expressément qu'à l'avènement de l'ordre socialiste, l'Etat se dissoudra de lui-même et disparaîtra. Comme l'Etat n'est après tout qu'une organisation provisoire, dont on se sert dans la lutte, pendant la révolution, pour abattre l'adversaire par la force, c'est un non-sens que de parler d'un Etat libre populaire. »
C'est, en effet, une absurdité théorique que de parler, soit d'un Etat au-dessus des classes, émanation de la morale et du droit, infiniment perfectible, soit d'un Etat libre, soit d'un Etat populaire, mais cette absurdité correspond à des fins politiques précises : subordonner la classe ouvrière, les masses exploitées, à l'Etat en place, à son armée, à sa police, à sa justice, à tous ses corps constitués, à son administration, etc., prétendument démocratisés. Ce n'est pas que l'Etat bourgeois soit toujours égal à lui-même dans tous les pays et dans tous les temps.
Engels, critiquant cette fois le projet de programme d'Erfurt de 1891, qui devait remplacer l'ancien programme de Gotha, écrit : « L'on fait accroire à soi-même et au parti "que la société actuelle peu à peu pénètre dans le socialisme", sans se demander si par là elle n'est pas obligée de sortir de sa vieille constitution sociale, de faire sauter cette vieille enveloppe avec autant de violence que l'écrevisse crevant la nasse : comme si, en Allemagne, elle n'avait pas en outre à rompre les entraves de l'ordre politique encore à demi absolutiste et, par-dessus encore, indiciblement embrouillé. » Engels poursuit : « L'on peut concevoir que la vieille société pourra pénétrer pacifiquement dans la nouvelle dans les pays où la représentation concentre en elle tout le pouvoir, où, selon la Constitution, on peut faire ce que l'on veut, du moment que l'on a derrière soi la majorité de la nation ; dans les républiques démocratiques comme la France et l'Amérique, dans les monarchies comme l'Angleterre, où le rachat imminent de la dynastie est débattu tous les jours dans la presse, et où cette dynastie est impuissante contre la volonté du peuple. »
A ce point, les partisans des « voies pacifiques vers le socialisme » poussent généralement leur cocorico. N'est-ce pas la preuve qu'il est possible de modifier progressivement la société et de « démocratiser » l'Etat ? Engels suppose seulement qu'une telle hypothèse est concevable dans les pays où existe une démocratie parlementaire. La question qui se pose est simplement : l'histoire a-t-elle confirmé une telle « supposition » ? Lénine a déjà répondu à cette question :
« La révolution prolétarienne est impossible sans la destruction violente de la machine d'Etat bourgeoise et son remplacement par une nouvelle qui selon Engels "n'est plus un Etat au sens propre du mot". Tout cela, Kautsky a besoin de l'escamoter, de l'avilir : sa position de renégat le veut ainsi.
« Voyez à quels misérables subterfuges il a recours :
« Premier subterfuge... "Ce qui prouve que Marx ne pensait pas à la forme de gouvernement, c'est qu'il estimait qu'en Angleterre et en Amérique la transition pouvait se faire pacifiquement, donc par voie démocratique."
« La forme de gouvernement n'a absolument rien à voir ici, car il y a des monarchies qui ne sont pas caractéristiques de l'Etat bourgeois, par exemple celles qui se distinguent par l'absence de militarisme ; et il y a des républiques qui en portent tous les caractères, le militarisme et la bureaucratie par exemple. C'est un fait historique et politique universellement connu, et Kautsky ne réussira pas à le falsifier.
« Si Kautsky voulait raisonner d'une façon sérieuse et honnête, il se demanderait : existe-t-il des lois historiques concernant la révolution et qui ne connaissent pas d'exception ? Et la réponse serait : non, il n'y en a pas. Ces lois n'ont en vue que ce qui est typique, ce que Marx a qualifié un jour d' "idéal" au sens du capitalisme moyen, normal, typique.
« Ensuite, y avait-il dans les années 70 quelque chose qui fît de l'Angleterre et de l'Amérique une exception sous le rapport envisagé ? Pour tout homme tant soit peu initié aux exigences de la science dans l'ordre des problèmes historiques, il est évident que cette question demande à être posée. S'en abstenir, c'est falsifier la science, c'est jouer avec les sophismes. Cette question une fois posée, on ne saurait douter de la réponse - la dictature révolutionnaire du prolétariat, c'est la violence exercée contre la bourgeoisie ; et cette violence est nécessitée surtout comme Marx et Engels l'ont expliqué maintes fois et de la façon la plus explicite (notamment dans La Guerre civile en France) par l'existence du militarisme et de la bureaucratie. Or, ce sont justement ces institutions, justement en Angleterre et en Amérique, qui justement dans les années 70 du XIX° siècle n'existaient pas (maintenant, elles existent et en Angleterre et en Amérique). » (La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky.)
Or, en France, en Espagne, au Chili, ces « institutions » étaient en 1936 comme en 1970, et sont plus que jamais, l'armature du pouvoir d'Etat. La courbe de l'évolution historique montre que depuis les années 1870-1890, dans tous les pays, aux U.S.A., en Angleterre, se sont constitués, en raison du stade où le capital est parvenu, un extraordinaire militarisme, un énorme bureaucratisme, et que là où ils existaient déjà, ils se sont considérablement renforcés. Ainsi, si l'Etat bourgeois évolue, ce n'est pas dans le sens d'une sorte d' « Etat du peuple entier », ce qui n'a aucun sens, mais au contraire dans le sens d'un « Etat libre » qui, comme l'expliquaient Marx et Engels, évolue du bonapartisme plus ou moins affirmé vers des dictatures ouvertes, «des Etats à gouvernement despotique ».
Sans mettre an jour les grandes tendances historiques, il est impossible de s'orienter en politique, et plus particulièrement de mener le combat pour la victoire des intérêts du prolétariat. Mais ces tendances historiques ne se développent pas de façon linéaire et elles se développent à l'échelle mondiale de façon inégale et combinée. De même que la démocratie parlementaire ne s'est appliquée généralement que dans les pays impérialistes dominants et sous des formes spécifiques sous des formes spécifiques qui dépendaient de l'histoire du pays en relation à l'histoire mondiale, de même la liquidation du parlementarisme bourgeois, de la démocratie parlementaire, si elle est une tendance historique, ne se réalise pas sans que se produisent des retours en arrière, partout à la fois, et de la même manière. La bourgeoisie elle. même hésite à confier son Etat aux bandes fascistes, ou aux militaires, ou à un Bonaparte et à sa Société du 10-Décembre. L'expérience historique lui a appris que la démocratie bourgeoise, le parlementarisme, sont des formes de domination politique qui, rodées au cours des années, sont d'une grande souplesse.
Utilisant le Parlement, les différentes couches de la bourgeoisie règlent « démocratiquement » leurs relations et leurs conflits. A vrai dire, le capital financier reste toujours le maître du jeu, et en dernière analyse utilise tous les partis bourgeois. Cependant, les intérêts de chaque couche particulière sont représentés et se font entendre. Le parlementarisme a l'avantage de permettre une certaine représentation des masses des villes et des campagnes, et les échos de leurs intérêts et de leurs besoins se font entendre au Parlement. Ces couches parviennent à arracher accommodements et concessions. Le parlementarisme permet une représentation populaire. Il s'est façonné au cours d'années et d'années d'expérience, de luttes politiques de la bourgeoisie, au sein de celle-ci, et entre les classes. Dans chaque pays capitaliste économiquement développé, il a une histoire et des traditions particulières, et en même temps, l'expérience parlementaire de chaque pays a alimenté la constitution du parlementarisme dans les autres pays. Longtemps, le prolétariat comme classe n'était pas représenté aux Parlements. La classe ouvrière votait pour les partis libéraux et radicaux. La constitution des partis ouvriers a permis au prolétariat d'avoir ses propres candidats et ses propres députés. La bourgeoisie des pays capitalistes avancés, d'abord effrayée de la participation au Parlement des partis ouvriers, aperçut bientôt tout l'avantage qu'elle pouvait en tirer de son côté. Elle parvint à intégrer les partis sociaux-démocrates au parlementarisme bourgeois et, ultérieurement, à la participation au gouvernement. Les partis sociaux-démocrates devenaient des partis ouvriers parlementaires. Au moyen du parlementarisme, la bourgeoisie ouatait, en quelque sorte, les relations entre les classes, sans supprimer les antagonismes fondamentaux. Le prisme du Parlement faisait apparaître l'Etat ainsi que l'Etat de toutes les classes, l'« Etat du peuple entier », obscurcissait la conscience de la division de la société en classes, en imposant l'image prépondérante d'une certaine géographie politique : l'extrême gauche, la gauche, le centre, la droite, l'extrême droite. Le parlementarisme a même l'énorme avantage de permettre la participation des partis ouvriers au gouvernement bourgeois, ce conseil d'administration de la bourgeoisie, voire la direction de ces gouvernements par les partis sociaux-démocrates.
Lorsque les dirigeants des partis ouvriers participent à des gouvernements aux côtés des partis bourgeois, voire dirigent de tels gouvernements, ou même les forment à eux seuls en respectant les cadres politiques institués, c'est toujours que la société et l'Etat bourgeois sont menacés, d'une façon ou d'une autre, et pour les défendre.
Le plus souvent, de tels gouvernements se sont constitués pour faire face, endiguer une poussée des masses s'exprimant à l'échelle du pays ou à l'échelle internationale. Dans certains cas, la participation ou la direction par les représentants des partis ouvriers de gouvernements bourgeois devenait nécessaire à la bourgeoisie pour faire face à de grandes crises nationales et internationales. Il s'agissait alors de faire appel aux masses exploitées, à leur esprit de sacrifice, à leur dévouement « au service du pays », dans l'union des classes sociales, malgré leur différenciation. Les première et deuxième guerres mondiales ont été des moments de ce genre. Pendant ces guerres, et plus encore pendant la seconde, les représentants des partis ouvriers ont participé à de tels gouvernements au nom de la croisade « des démocraties contre le fascisme ». Le gouvernement Churchill unissait au service de Sa Gracieuse Majesté « tories » et travaillistes. Les représentants du Labour Party siégeaient au gouvernement et Attlee, à l'époque principal dirigeant du L.P., partageait, au moins formellement, la responsabilité de la direction du gouvernement avec Churchill. Il faut se rappeler que le programme du Front populaire en France en 1936 préparait une semblable éventualité. Lorsque Duclos parlait du « Front populaire de la paix », il préparait l'étape suivante. Dès août 1936, Thorez appelait à dépasser le Front populaire, par la formation du « Front des Français » qui devait aller de « Thorez à Paul Reynaud ».
A la fin de la guerre et dans l'immédiat après-guerre, les gouvernements d'union nationale en France, en Italie, en Belgique, en Hollande, étaient nécessaires à la bourgeoisie en raison de la poussée des masses et en fonction de la nécessité contradictoire de leur imposer les « sacrifices indispensables à la nation », indispensables à la reconstruction de l'Etat bourgeois et de l'économie capitaliste en ruine. Maurice Thorez résume parfaitement la fonction des gouvernements dirigés de 1944 à fin 1945 par de Gaulle et jusqu'en 1947 des gouvernements tripartites (M.R.P.-S.F.I.O.-P.C.F.), lorsqu'il dit au comité central du P.C.F. en février 1945 : « Il faut une seule armée, une seule police, un seul gouvernement. » Il complétait ce que les dirigeants e de la C.G.T., alors unifiée, proclamaient : « il faut produire, produire, la grève est l'arme des trusts. » A la mort de Maurice Thorez, de Gaulle lui rendit un juste hommage. Il envoya à Jean Thorez la lettre
« J'adresse à vous-même et aux vôtres mes sincères condoléances dans le deuil qui vous frappe par la mort de votre père. Pour ma part, je n'oublie pas qu'à une époque décisive pour la France, le président Maurice Thorez quelle qu'ait pu être son action avant et après a, à mon appel, et comme membre de mon gouvernement, contribué à maintenir l'unité nationale. »
En Angleterre, le Labour Party formait après la guerre le gouvernement. Il prenait en charge la tâche de consolider l'économie britannique vieillissante et épuisée par la guerre. Lui seul était en mesure d'imposer aux travailleurs l' « austérité ». Dans les pays scandinaves, des gouvernements formés par les P.S. ont longtemps pris en charge la gestion des intérêts de la bourgeoisie. Au prix de concessions limitées, le capital obtenait la « paix sociale ». Dans tous ces cas de participation aux gouvernements, ou de direction de gouvernements par les partis ouvriers, la bourgeoisie s'en remet au mécanisme « démocratique »pour contenir et refouler le prolétariat et les masses exploitées.
Le fonctionnement normal de l'Etat bourgeois est assuré et les formes démocratiques protègent la dictature du capital et les rapports de production bourgeois.
Les « principes » (pour autant que l'on puisse parler de principes) des programmes et de la politique des fronts populaires, et ceux de la participation ou de la gestion du pouvoir bourgeois par les partis ouvriers sont les mêmes. Dans l'un et l'autre cas, les dirigeants des organisations et partis ouvriers défendent l'Etat bourgeois et sauvegardent la société bourgeoise. Une des différences provient de rapports politiques différents entre les classes et à l'intérieur des classes.
Dans les pays où le mouvement ouvrier est unifié, la constitution de fronts populaires classiques ne se pose pas, bien que la coalition du parti unique de la classe ouvrière et d'un des partis bourgeois dits « de gauche », libéral ou autre, ne soit pas différente dans son contenu fondamental des fronts populaires. Les fronts populaires se forment dans les pays où il existe plusieurs organisations et partis ouvriers, et parfois plusieurs centrales syndicales. Plus précisément, là où aux côtés d'autres organisations et partis ouvriers existe un parti communiste ayant un important rôle politique.
Il faut que se pose la question du front unique des organisations et partis ouvriers pour que se constituent des fronts populaires, et cela dans une situation de crise telle que le prolétariat exige des organisations et partis ouvriers qu'ils combattent ensemble pour former un gouvernement que les masses considèrent comme le leur. Mais les fronts populaires n'unissent pas seulement les organisations et partis ouvriers, ils intègrent des partis bourgeois, leurs programmes sont des programmes de défense de la société et de l'Etat bourgeois. Même lorsque les partis bourgeois inclus dans les fronts populaires sont faibles, même si ce ne sont que des ombres de partis, ils sont indispensables aux coalitions de front populaire, car ils donnent à celles-ci leur sens politique. Ce sont les joints, les anneaux, qui relient les partis ouvriers aux partis bourgeois. Si petits soient-ils, si faibles soient-ils, les partis bourgeois inclus dans les fronts populaires sont des partis du grand capital : le grand capital n'a pas un « parti », utilise tour à tour chacun des partis bourgeois, chacun à son tour ou chacun à sa place pour jouer un rôle particulier. Les fronts populaires sont les réponses mystificatrices traîtresses des dirigeants des organisations et partis ouvriers aux besoins et aux aspirations des masses qui veulent l'unité, qui veulent imposer un gouvernement ouvrier. Les fronts populaires peuvent aller, ainsi que ce fut le cas au Chili, jusqu'à des formules apparemment radicales comme « Etat populaire », « étape vers le socialisme », leur politique vise toujours à contenir les masses et à protéger l'Etat bourgeois. Les fronts populaires ne sont pas égaux à la simple collaboration de classe, les gouvernements de « front populaire » n'égalent pas la participation classique à des gouvernements bourgeois. Ce sont des formes politiques qui sont constituées lorsque des crises profondes secouent la société, l'Etat bourgeois, où les masses se mettent en mouvement. Toujours les fronts populaires sont des barrages dressés devant les masses.
Trotsky l'a souligné : le gouvernement Kerensky avait quelque chose d'un gouvernement de front populaire : il était un gouvernement de coalition entre les mencheviques et les partis libéraux bourgeois ; il bénéficiait de la couverture des soviets où ces partis étaient majoritaires ; la contre-révolution parlait au nom de la révolution, et se couvrait de son manteau. Depuis, la révolution d'Octobre a été victorieuse. Rien ne peut effacer que la révolution russe ait été la première révolution prolétarienne victorieuse. Rien ne peut effacer qu'elle ait été la première révolution de la série des révolutions dont l'ensemble constitue la révolution prolétarienne mondiale. Et il ne s'agit pas d'une addition de révolutions, mais d'un processus organique et historique. Inévitablement, toute révolution prolétarienne se réfère à la révolution russe, car elle en est la continuité. Les masses considèrent très généralement les partis communistes comme liés à la révolution d'Octobre 1917. C'est vrai en ce sens que c'est elle qui a été, sur la base de la lutte des classes, à l'origine de leur constitution. Lorsque s'ouvre une révolution prolétarienne, au moins en un premier stade, les masses considèrent que ces partis sont les héritiers du parti bolchevique qui dirigea la révolution d'Octobre. Une partie des masses se tournent vers les P.C. Elles croient qu'ils sont les continuateurs de la révolution russe, que ce sont des partis bolcheviques, qu'ils veulent diriger leur révolution sur le chemin de la révolution russe.
Tout front populaire doit avoir de nos jours la caution d'octobre 1917, et ce sont les P.C. qui la leur donnent. C'est ainsi qu'à l'époque actuelle, la contre-révolution se couvre du manteau de la révolution.
Pourtant, la bourgeoisie craint toujours d'avoir à recourir à des gouvernements de front populaire. C'est une arme ultime qu'elle n'utilise que lorsqu'il lui est impossible d'avoir recours aux solutions politiques classiques. Elle ne redoute pas les gouvernements de front populaire en eux-mêmes. Elle sait parfaitement ce qu'ils sont et ce qu'ils veulent. Elle sait combien ils sont respectueux de l'Etat et de la société bourgeoise. Mais les gouvernements de front populaire impliquent que les masses soient mobilisées. Elles n'ont pas le même respect de l'Etat et de la société bourgeoise, tout au contraire, c'est pour les renverser qu'elles se sont mobilisées. La question de savoir si elles vont subir le carcan du front populaire, et pour combien de temps, reste ouverte. Toutes les expériences de front populaire, en France, en Espagne, au Chili, ont montré la contradiction explosive qui existe entre les aspirations des masses et les fronts populaires. Les masses ont tendance à agir par leurs propres moyens, selon leurs propres méthodes, à l'encontre des gouvernements et de la politique de front populaire. En France, ce fut juin 1936. En Espagne, ce fut la révolution de juillet 1936. Au Chili, les travailleurs occupèrent et contrôlèrent nombre d'usines, d'entreprises, qui n'étaient pas nationalisées, et de nombreuses terres. Les « cordons industriels » étaient des embryons de soviets qui s'opposaient à l'Etat bourgeois. Les relations entre les masses, les partis et les gouvernements de front populaire sont toujours ambiguës et contradictoires. Les masses ont des aspirations directement contraires au contenu des fronts populaires, quel que soit le contenu qu'elles leur attribuent. Instruments du maintien de la société bourgeoise, de défense de l'Etat bourgeois, les gouvernements de front populaire sont donc les instruments de la contre-révolution. Dans tous les pays où de tels gouvernements ont accédé au pouvoir, ils sont entrés en contradiction directe avec le mouvement des masses. Contre les masses, ils ont utilisé tout l'arsenal des moyens politiques, l'encadrement et la pression politique,exercée par les appareils des partis ouvriers et des centrales syndicales, mais aussi en Espagne, en France, au Chili, les moyens de l'appareil d'Etat, de la répression, de la violence. Sous l'équivoque du front populaire et de ses gouvernements, s'affrontent révolution et contre-révolution. La tendance des masses est toujours de briser le carcan des fronts populaires et d'engager le processus de la révolution prolétarienne.
Les fronts populaires témoignent à leur façon de la faillite du parlementarisme, de la démocratie bourgeoise.
Leurs initiateurs n'en prétendront pas moins redonner souffle et vie à la démocratie bourgeoise, au parlementarisme. Bien plus, ils prétendent les implanter et les faire vivre là où les moyens matériels et politiques de leur existence n'ont jamais été réalisés. Or, lorsque viennent au pouvoir des gouvernements de front populaire, cela signifie que le, conditions d'une existence durable de la démocratie bourgeoise, du parlementarisme, ont cessé d'exister, ou n'ont jamais existé. Lorsque de tels gouvernements sont au pouvoir, la démocratie bourgeoise, le parlementarisme, ne fonctionnent déjà plus de façon classique. La société bourgeoise est en pleines convulsions. La façade parlementaire reste, mais ce sont les appareils des partis ouvriers et des centrales syndicales qui contiennent les masses et étayent l'Etat bourgeois. En juin 1936, en France, le Parlement a joué un rôle de troisième ordre. Ce sont les appareils du P.S. et du P.C.F., qui ont contenu et ensuite refoulé C'est Blum qui, face à la grève, représentait l'Etat. La Chambre des députés, le Sénat, ont été cantonnés, à ce moment, au rôle de chambres d'enregistrement. En Espagne, à partir de juillet 1936, les Cortes n'ont pratiquement joué aucun rôle. Au Chili, les relations politiques furent différentes en apparence, mais de même nature en réalité. Les partis démocrate-chrétien, national, démocrate radical, avaient la majorité au Parlement. Le gouvernement de l'Unité populaire protégea le Parlement contre les masses. Il le maintint en place. Il s'inclinait devant lui (et l'armée). Mais c'était l'Unité populaire qui étayait l'État bourgeois, et montait la garde contre les masses autour du Parlement.
Comme dans toute période révolutionnaire, et les gouvernements de front Populaire viennent au pouvoir lors de telles périodes, les libertés démocratiques peuvent n'avoir jamais été aussi développées. Il ne s'agit pas d'un renouveau de la démocratie bourgeoise, ou du parlementarisme. Les masses en mouvement occupent le terrain politique et s'emparent de droits et libertés inconnus jusqu'alors, y compris, éventuellement, celui de s'organiser en comités, en soviets, en juntes, etc., c'est-à-dire de constituer leurs organismes de classe et de les dresser de façon plus ou moins développée face au pouvoir bourgeois. Ce n'est pas encore le pouvoir ouvrier, l'Etat ouvrier, mais une virtualité, et ce sont déjà des éléments de démocratie ouvrière.
La bourgeoisie s'abrite derrière les fronts populaires. Mais la crise de tous les rapports économiques, sociaux et politiques s'aggrave. La bourgeoisie, le capital financier, utilisent les gouvernements de front populaire comme un barrage face à la montée des masses, mais non seulement ils n'y ont recours qu'en dernière instance, mais ils ne peuvent se contenter de ce barrage. De toute manière, ce genre de rapports entre les classes ne peut s'éterniser, et la bourgeoisie craint que les masses ne rompent le carcan du front populaire, ne le disloquent, exigent la rupture des partis ouvriers d'avec les partis bourgeois, arrachent de nouvelles concessions et posent finalement la question du pouvoir en termes d'un gouvernement ouvrier qui détruise l'Etat, bourgeois, exproprie le capital, s'appuie sur la classe ouvrière et les masses exploitées organisées dans leurs propres organismes de classe.
Pour défendre la société bourgeoise, préserver l'Etat bourgeois, pour contenir et dévoyer les masses, les gouvernements de front populaire sont contraints de faire des concessions aux masses. La politique économique et sociale des gouvernements de front populaire est fatalement facteur de crise économique. Que ce soit en France, en Espagne, au Chili, les mêmes causes ont produit les mêmes effets. Les concessions faites aux masses ne modifient pas la nature du mode de production, et elles sont contradictoires aux exigences de son fonctionnement. C'est toujours trop et trop peu. Le plus souvent, la crise économique a été un des facteurs décisifs de la tension des antagonismes de classes qui ont abouti à la constitution des fronts populaires. Les charges que le front populaire impose au système capitaliste aggravent ses difficultés économiques dans le pays et sur le marché mondial. Lorsque de larges mesures de nationalisation sont obligatoires pour répondre aux aspirations des masses, qu'elles soient faites sans que l'ensemble de la production et de la distribution de l'économie passe sous contrôle ouvrier, sans que les principaux secteurs soient arrachés au capital, sans que l'Etat bourgeois soit détruit et un Etat ouvrier constitué, elles sont des éléments d'anarchie dans la production, qui dans son ensemble reste capitaliste et subordonnée aux lois du profit (sauf naturellement lorsque ces nationalisations, pour des raisons de rentabilité, d'investissement, ou autres, sont désirées par le capital financier lui-même). Les investissements capitalistes s'arrêtent ; les capitaux sont utilisés à spéculer sur tout ; la hausse des prix, l'inflation, sont inévitables ; les matières premières, les marchandises, sont stockées et détournées du cycle normal de la production et de la consommation.
Ce n'est pas tout. Inévitablement, les capitaux fuient les pays où couve, et à plus forte raison où se développe, une crise révolutionnaire. La bourgeoisie n'est pas une classe homogène et disciplinée : chacun pour soi et Dieu pour tous. Toutes les couches de la bourgeoisie, pratiquement chaque capitaliste en particulier, tentent de tirer leur épingle du jeu, de combiner, de spéculer, de mettre à l'abri leur capital argent. En plus, l'économie d'un pays n'est qu'une fraction de l'économie mondiale. Les exportations sont obérées par la hausse des cours, la pénurie, la désorganisation de la production, les importations le sont par la dépréciation de la monnaie nationale, la diminution des réserves d'or et de devises. La pression du capital étranger, des grandes banques et des monopoles les plus puissants sur le marché mondial se fait écrasante.
Ce tableau n'est pas changé. En 1936 en France, à peine la grève générale était-elle canalisée et disloquée que l'inflation et la hausse des prix remettaient en cause les hausses de salaires. La fuite des capitaux avait commencé avant les élections. Et le 28 septembre 1936, c'était la dévaluation du franc. Ce n'est qu'en imposant aux masses de renoncer partiellement à leurs conquêtes, d'accepter une diminution de leur pouvoir d'achat, que le gouvernement Léon Blum redonnait confiance à la bourgeoisie et préparait la... liquidation du gouvernement de Front Populaire. En Espagne, jamais les gouvernements de Front populaire n'ont été capables de réorganiser l'économie. Au Chili, l'effort demandé par le gouvernement de l'Unité populaire à la classe ouvrière et aux masses a permis au cours de la première année d'accroître le produit national brut. Mais déjà, la flambée des prix, la dépréciation de la monnaie, la fuite des capitaux s'accéléraient. Au fur et à mesure où il devint clair que le gouvernement d'Unité populaire ne parvenait pas à refouler les masses, et même de moins en moins à les contenir, l'anarchie économique se développait, la spéculation, le marché noir, s'accentuaient. La fuite des capitaux prenait des dimensions inouïes. Les réserves de change s'épuisaient. Le gouvernement Allende sollicitait, pour combler les déficits des balances commerciales et des comptes, des crédits internationaux aux organismes monétaires internationaux et aux grandes banques privées. Amère ironie, Allende allait jusqu'à demander en 1971 un crédit de 5 milliards de dollars aux U.S.A. pour équiper les forces armées.
En barrant la route du pouvoir à la classe ouvrière, en la subordonnant aux règles d'un parlementarisme failli qui n'est plus qu'une apparence, les fronts populaires ne font qu'aggraver la crise de la société et empêchent la classe ouvrière de la résoudre selon ses méthodes et sur son propre terrain. Par conséquent, ils laissent le champ libre aux « solutions » les plus brutales du capital financier : la dictature ouverte, les diverses variétés de fascisme.
Mais, suprême argument des « théoriciens » des fronts populaires, « les classes moyennes sont attachées à la démocratie bourgeoise, au parlementarisme » ; « le prolétariat ne peut prendre le pouvoir sans elles », et « elles sont pacifiques » ; « elles sont contre la révolution », « elles sont contre le collectivisme ». Ces arguments ne valent pas plus cher que les autres. Les « classes moyennes » sont attachées à la démocratie bourgeoise, au parlementarisme, elles sont pacifiques, en temps normal, lorsque les contradictions de la société bourgeoise sont supportables. Lorsque la crise de la société atteint son paroxysme, elles deviennent tout au contraire littéralement enragées, prêtes aux pires violences. Ce qui s'explique fort bien. Elles occupent une position intermédiaire instable au sein de la société entre le prolétariat et le grand capital. La crise économique et sociale les ruine. La crise politique les affole. Elles n'ont aucune solution propre. Elles deviennent politiquement folles. Tout naturellement, au moins une grande partie d'entre elles sont prêtes à se dresser contre le grand capital. Et tous les mouvements fascistes le savent, qui déploient une démagogie anticapitaliste d'autant plus virulente qu'elle est formelle, et mensongère, pour les attirer à eux. Mais elles sont extrêmement sensibles à l'impuissance du prolétariat à résoudre les questions fondamentales de la société. Les fronts populaires les rejettent obligatoirement du côté du fascisme. Encore une fois, le front populaire empêche la classe ouvrière de prendre le pouvoir, alors que s'aggrave la crise de la société. Les classes moyennes rendent le prolétariat et ses organisations responsables de la crise et de son aggravation. Elles se tournent alors vers le fascisme qui, lui, « agit », « n'hésite pas », « se bat ». C'est une des plus importantes leçons politiques de ces cinquante dernières années. Alors, en effet, la petite bourgeoisie devient la base de masse du fascisme, ou pour le moins appelle de ses vœux une dictature militaire capable d'en finir avec l'agitation sans fin, mais sans perspective, du prolétariat. Chemises noires, Sections d'assaut, ont été recrutées en grande majorité au sein de la petite bourgeoisie désespérée par la crise de la société bourgeoise, mais à laquelle la classe ouvrière désorientée par les dirigeants sociaux-démocrates et du parti communiste allemand apparaissaient incapables d'apporter une solution.
La liaison entre la classe ouvrière et les masses exploitées petites-bourgeoises des villes et des campagnes dépend du programme et de la politique des partis ouvriers. Au nom de l'« alliance avec les classes moyennes », s'aligner sur le programme et la politique des démocrates républicains, c'est à coup sûr se couper des masses petites-bourgeoises. Un des aspects politiques de la crise de la société se manifeste en ce que les partis classiques, qui assumaient le contrôle du capital financier sur les masses petites. bourgeoises, font faillite, et sont désertés par les masses petites-bourgeoises. En Italie, en Allemagne, en France, en Espagne, au Chili, à chaque fois, cet aspect de la crise politique était constatable. Nous revenons à un problème déjà évoqué : si les partis classiques auxquels la petite bourgeoisie faisait confiance en période calme répondaient toujours à leurs besoins et à leurs espoirs, cela signifierait qu'il n'y a pas de crise sociale profonde, que la société reste stable. Alors, une action réformiste classique dans les cadres bourgeois serait seule à l'ordre du jour. La menace fasciste est la contrepartie de la crise révolutionnaire menaçante.
Les masses petites-bourgeoises ont besoin, cherchent d'autres moyens, d'autres réponses, un autre programme, une autre politique. Toute la situation les y contraint. Le prolétariat peut les leur fournir se situe sur son terrain, car il s'agit d'abord et avant tout de les libérer du poids écrasant que fait peser sur elles le capital financier, et de la crise économique qui les étreint. C'est une question de programme : expropriation des banques, des grandes sociétés, crédits à bon marché, impôts allégés, etc., vont ensemble. Seul le prolétariat est en mesure d'exproprier le grand capital, et de faire fonctionner l'économie sur d'autres bases. S'aligner sur le programme des partis capitalistes démocratiques revient à dire aux masses petites-bourgeoises : vous serez toujours écrasées par le capital financier. C'est une question politique : le prolétariat est-il capable de résoudre ces questions en prenant le pouvoir ? Adopter la politique des partis démocratiques bourgeois, c'est dire aux masses petites-bourgeoises : le prolétariat est politiquement impuissant, vous resterez sous la coupe des politiciens bourgeois plus ou moins véreux et en tout cas totalement faillis. Les conséquences sont inéluctables : rejetée sous la coupe des partis démocratiques bourgeois, sans autre perspective qu'un sombre désespoir, la petite bourgeoisie, qui dans ses grandes masses pouvait être gagnée par la classe ouvrière, ne s'en détourne pas moins des partis démocratiques bourgeois, et est disponible pour être enrôlée et encadrée sous les bannières du fascisme qui développe la démagogie adéquate. Une fois encore, une constatation s'impose : les fronts populaires sont l'antichambre du fascisme. D'autant que l'impuissance politique finit par dérouter et démoraliser le prolétariat lui-même, s'il ne se libère pas du carcan bourgeois, et ne brise pas l'alliance des partis ouvriers et des partis démocratiques bourgeois.
La classe ouvrière ne peut être indifférente à la forme politique de la dictature de la bourgeoisie. Elle ne peut mettre un signe égal entre la dictature ouverte du capital (dictature militaire, bonapartisme, fascisme) et la démocratie bourgeoise, le parlementarisme. Lorsque les fascistes, le corps des officiers, la police, à l'instigation du capital financier, veulent 'en finir avec la démocratie bourgeoise, le parlementarisme bourgeois, le prolétariat, ses partis et organisations ne sont pas neutres, et ne peuvent l'être. Sauf à se suicider, il leur est impossible d'attendre placidement lorsque les partisans de la dictature ouverte ont décidé de régler son compte à la démocratie bourgeoise, au parlementarisme, le résultat de l'affrontement. D'autant qu'en règle générale, il n'y pas affrontement. C'est le capital financier qui commande, tant aux bandes fascistes qu'aux partis bourgeois. Les dirigeants politiques de ces partis sont brutalement congédiés. lis s'inclinent au moment décisif, et ils ne peuvent que s'incliner. L'appareil d'Etat bourgeois est pour eux sacro-saint. Ils ne peuvent envisager d'action politique sérieuse qu'au travers et au moyen de l'appareil d'Etat. Or, au moment où les partisans de la dictature ouverte engagent des actions, ou l'action politique, pour prendre le pouvoir, ils le font en liaison avec l'appareil d'Etat, quand ce ne sont pas les forces armées de celui-ci qui passent directement à l'action. C'est là une vieille question quelle que soit la forme nouvelle où elle se présente.
L'exemple évidemment classique est l'exemple de la politique des bolcheviques en août 1917, placés face au coup d'Etat de Kornilov. Le parti bolchevique a appelé à la lutte inconditionnelle contre le coup d'Etat militaire. C'est-à-dire qu il n'a posé aucune condition politique au gouvernement Kerensky pour participer à la lutte contre Kornilov, pas plus qu'il n'a pris d'engagement vis-à-vis de la politique pratiquée par Kerensky. Le parti bolchevique a appelé les masses à lutter contre Kornilov selon leurs propres méthodes et non sous la bannière, les méthodes, la discipline, du gouvernement Kerensky. Mais même la bureaucratie ultra-réformiste de la centrale syndicale allemande a, en mars 1920, su réagir selon cette méthode politique contre le coup d'Etat militaire dirigé par von Liittwitz et Kapp. Legien, dirigeant la centrale, a pris l'initiative d'appeler à la grève générale qui a brisé le putsch. En février 1934, en France, les ligues fascistes ne sont pas allées jusqu'au bout. Mais, les masses ont contraint les dirigeants à s'engager sur la voie de la riposte en utilisant la méthode du parti bolchevique en 1917 contre Kornilov et de Legien en 1920 ,contre Kapp. En juillet 1936, en Espagne, spontanément les masses ont également utilisé cette méthode. Revenons à ce qui est fondamental : « A l'intérieur de la démocratie bourgeoise, se servant d'elle et luttant contre elle, les ouvriers édifient leurs fortifications, leurs bases, leurs foyers, de démocratie prolétarienne. » Mettre un signe égal entre les différentes formes de dictature ouverte du capital et sa forme démocratique et parlementaire, ainsi que l'Internationale communiste le faisait sous la direction de Staline entre 1929 et 1934, revient à mépriser toute l'histoire, toutes les luttes antérieures, toutes les conquêtes du prolétariat, qui en ont fait d'une classe seulement exploitée une classe combattante, d'une classe en soi, une classe pour soi. La « théorie » du « social-fascisme » niait l'histoire, les luttes du prolétariat, et aboutissait, en utilisant les formules les plus radicales en paroles, à la destruction des conquêtes, des acquis, des formes d'organisation de la classe ouvrière.
Les gauchistes d'aujourd'hui dont rien inventé. Ils reprennent en en étendant l'application les prémisses « théoriques » qui ont servi à l'élaboration de la « théorie » stalinienne du « social-fascisme ». Pour eux, ce sont toutes les organisations ouvrières - partis et syndicats - qui sont traitées à la façon dont les staliniens traitaient la social-démocratie au cours des années 1929-1934. La méthode est simple : ils prennent un trait, et un seul, des organisations ouvrières traditionnelles, leur lien, leur dépendance à l'égard de la bourgeoisie, le fait qu'elles défendent la société et l'Etat bourgeois, et l'isolent des autres traits. Dès lors, étant donné que les organisations bourgeoises en général, les organisations fascistes en particulier, défendent également la société, l'Etat bourgeois, ils mettent un signe égal. Ainsi, plus rien n'est distingué, ni distinguable. De même en ce qui concerne les conquêtes du prolétariat. Ce ne sont que des fortifications, des bases, des foyers de démocratie ouvrière à l'intérieur de la démocratie bourgeoise. En eux-mêmes, ils n'émancipent pas le prolétariat qui reste dépossédé des moyens de production, obligé de vendre sa force de travail, producteur de plus-value, qui reste subordonné socialement, économiquement, politiquement, à la société bourgeoise, à l'Etat bourgeois. La bourgeoisie est toujours la classe dominante. Dès lors, quelle différence entre la démocratie bourgeoise, le parlementarisme, le fascisme ? Le fascisme n'a d'autre objectif fondamental que de détruire les conquêtes et les organisations du prolétariat. Ne pas voir la différence entre une forme politique à laquelle, « se servant d'elle et contre elle », le prolétariat a arraché ses conquêtes, ce qui lui a permis de constituer ses organisations, et une forme politique dont le but est de détruire les organisations du prolétariat, de lui arracher ses conquêtes, revient à laisser écraser, pulvériser, atomiser politiquement le prolétariat, sous les coups des fascistes ou des autres formes de dictature ouverte du capital, militaire ou bonapartiste. C'est, par conséquent, permettre que la classe ouvrière soit rejetée des décennies en arrière, c'est concourir à sa destruction en tant que classe combattante, la faire revenir d'une classe pour soi en classe en soi. L'I.C., sous la direction de Staline, a au cours des années 1929-1934 participé de tous ses moyens à cette destruction politique du prolétariat allemand.
Mais alors, n'est-il pas contradictoire de condamner les fronts populaires et de déclarer que ce sont les antichambres du fascisme ? L'Internationale communiste, en préconisant à partir de 1934-1936 la constitution de fronts populaires, n'aurait-elle pas tiré les leçons de ses tragiques erreurs de 1929-1934 ?
Malheureusement non, car c'était une autre façon de subordonner le prolétariat à la bourgeoisie et de l'amener à la défaite. Il faut remarquer d'ailleurs la similitude méthodologique entre les « théories » du « social-fascisme » et des « fronts populaires ». La méthode qui justifie les fronts populaires isole également un aspect d'un ensemble de rapports et se situe non moins en dehors du développement historique concret des conquêtes ouvrières. Les organisations du prolétariat sont présentées ainsi que de simples développements de la démocratie bourgeoise, du parlementarisme, et non ainsi que des fortifications, des bases, des foyers de la démocratie ouvrière édifiés à l'intérieur de la démocratie bourgeoise en se servant d'elle et contre elle. En conséquence, tout est subordonné à la survie de la démocratie et au parlementarisme bourgeois. L'indépendance de classe du prolétariat n'existe plus.
Le mouvement historique du prolétariat est nié. La tendance profonde de la démocratie prolétarienne est, en effet, de se dresser contre la dictature politique de la classe dominante (celle-ci eût-elle une forme démocratique), d'en finir avec elle et de constituer le prolétariat en classe dominante. Le conflit est constant, et en dernière analyse, il ne peut se résoudre pacifiquement, mais par l'affrontement entre classes fondamentales : bourgeoisie et prolétariat. D'une autre façon, mais non moins sûrement que celle du « social-fascisme », la « théorie » des « fronts populaires » désarme politiquement le prolétariat. L'une et l'autre sont contraires au mouvement historique du prolétariat. Elles empêchent de saisir le développement historique et organique du prolétariat, l'unité et les ruptures de son mouvement, de ses organisations, leurs contradictions, les rapports entre les classes et à l'intérieur des classes, qui eux aussi ont une histoire et se développent dialectiquement aux travers des contradictions.
Personne ne peut exclure un accord pratique entre organisations ouvrières et partis démocratiques bourgeois contre un coup d'Etat militaire, un assaut fasciste, la venue d'un Bonaparte, ou même des atteintes aux libertés démocratiques. Encore convient-il de rappeler que la tendance profonde des partis démocratiques bourgeois est de s'incliner devant les ordres du capital financier. Mais on ne saurait nier absolument cette éventualité.
« Les bolcheviques ont passé des accords d'ordre pratique avec les organisations révolutionnaires petites-bourgeoises pour le transport clandestin des écrits révolutionnaires, parfois pour l'organisation en commun d'une manifestation dans la rue ou pour riposter aux bandes pogromistes. Lors des élections à la Douma, ils ont eu recours dans certaines circonstances et au deuxième degré, à des blocs électoraux avec les mencheviques ou avec des socialistes révolutionnaires. C'est tout. »
Remarquons, avant de poursuivre, qu'il s'agissait de partis ouvriers ou petits-bourgeois, et non de partis du capital financier tel que le parti radical en France.
« Ce genre d'accords et de compromis épisodiques strictement limités à des buts précis - Lénine n'avait en vue que ceux-là - n'avaient rien de commun avec le Front Populaire qui représente un conglomérat d'organisations hétérogènes, une alliance de classes différentes liées pour toute une période - et quelle période - par une politique et un programme communs - par une politique de parade, de déclamations et de poudre aux yeux. » (Trotsky, Où va la France ?)
En aucun cas, une politique et un programme communs ne peuvent être réalisés entre organisations et partis ouvriers qui se réclament du socialisme et des partis bourgeois, sauf à subordonner les intérêts du prolétariat à la société et à l'Etat bourgeois. Cela est d'autant plus clair que l'on revient aux racines de la crise de la démocratie bourgeoise, du parlementarisme, qui met de façon antagoniste à l'ordre du jour ou la révolution prolétarienne, ou la dictature ouverte de la bourgeoisie, bonapartisme, dictature militaire, fascisme. C'est la crise de tous les rapports économiques, sociaux, bourgeois, parvenus au stade de l'impérialisme, du capitalisme pourrissant, qui est à l'origine de la crise de la forme de domination politique démocratique bourgeoise, du parlementarisme.
Cette forme de domination politique de la bourgeoisie devient inadaptée à la solution des rapports internes à la bourgeoisie, aux rapports entre les classes. Le capital financier doit faire prévaloir brutalement ses intérêts, au détriment des intérêts des autres couches de la bourgeoisie, et imposer les charges et conséquences de tous ordres au prolétariat et aux masses exploitées. Il est engagé dans une lutte sans pitié, qui peut être « pacifique » ou armée, mais qui est une lutte à mort avec les impérialismes rivaux. Il n'a pas le choix, instituer un régime politique de dictature ouverte, telle est la seule solution dont il dispose.
De son côté, le prolétariat, en défendant ses conquêtes, les éléments de démocratie prolétarienne qu'il a constitués au sein de la démocratie bourgeoise, tend tout naturellement à les développer jusqu'au terme normal : la prise du pouvoir, la dictature du prolétariat fondée sur la démocratie ouvrière. Tout succès remporté dans la défense des libertés démocratiques par le prolétariat aboutit inéluctablement à engager ce processus. Le front populaire endigue ce mouvement et tend à le refouler. Ainsi que tout front, et non bloc, accords épisodiques, le front populaire doit se réaliser sur une politique, sur un programme, qui ne peuvent être que ceux de la démocratie bourgeoise, du parlementarisme, qui justement sont en faillite. Si bien que cette politique, ce programme, dont la justification est soi-disant de défendre la « liberté », reviennent à exiger des masses qu'elles n'exercent pas pour elles. mêmes les libertés démocratiques conquises au cours de décennies de lutte et par leur action de classe. Ce qui est vrai dans les pays de vieille tradition parlementaire ne l'est pas moins dans ceux où la démocratie bourgeoise n'existe pas ou n'a existé que de façon épisodique, faute de base matérielle. En effet, dans ces pays, les libertés démocratiques sont toujours arrachées par le premier acte de la révolution prolétarienne. Le prolétariat en quelques semaines, ou en quelques jours, construit les bastions de démocratie prolétarienne que les prolétariats d'autres pays capitalistes ont arrachés au cours de décennies de lutte. Mais c'est un premier acte. La situation ne peut se stabiliser longtemps sur cette base. Ou la révolution fera de nouveaux bonds en avant jusqu'à ce que le prolétariat se constitue en classe dominante ; ou la bourgeoisie contiendra, puis refoulera le prolétariat, en utilisant une combinaison politique du genre front populaire, et aura finalement recours aux forces les plus réactionnaires qui institueront une dictature ouverte broyant le prolétariat, ses organisations, liquidant les libertés démocratiques récemment conquises.
Mais les fronts populaires doivent se teinter d'une nuance anticapitaliste, sans quoi les dirigeants des partis ouvriers ne parviendraient pas à les imposer à la classe ouvrière et aux masses exploitées. Il s'agit alors de « la lutte contre les deux cents familles », de « la lutte contre les monopoles », ou encore, de « la lutte contre l'impérialisme et les couches du grand capital qui lui sont liées ». A cela, Trotsky a répondu de façon décisive : « Croire que Herriot-Daladier sont capables de déclarer la guerre aux "deux cents familles" qui gouvernent la France, c'est duper impudemment le peuple. Les deux cents familles ne sont pas suspendues entre ciel et terre, elles constituent le couronnement organique du système du capital financier. Pour avoir raison des deux cents familles, il faut renverser le régime économique et politique au maintien duquel Herriot et Daladier ne sont pas moins intéressés que Tardieu et La Rocque. Il ne s'agit pas de la lutte de la " nation" contre quelques féodaux comme le présente L'Humanité, mais de la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, de la lutte des classes qui ne peut être tranchée que par la révolution. Le complot anti-ouvrier des chefs du Front populaire est devenu le principal obstacle dans cette voie. » (Où va la France ?)
Le capital financier, les « monopoles », les « deux cents familles », etc., n'existent pas en dehors du régime capitaliste dont ils sont l'expression achevée. Tout le fonctionnement du régime capitaliste à l'époque de l'impérialisme conduit aux monopoles, au capital financier. Le capital financier trouve toujours les moyens de contrôler l'économie, de se reconstituer et de se renforcer tant que subsistent les fondements du mode de production capitaliste. La théorie indique, l'expérience prouve, que les nationalisations partielles et limitées, accompagnées de grosses indemnisations que les gouvernements de front populaire ont parfois réalisées, n'ont jamais porté atteinte aux fondements du régime capitaliste, ni aux « monopoles », ni au capital financier. Elles furent toujours des vaches à lait du capital financier et réalisées avec son accord. Le plus souvent, out été nationalisées des industries non rentables et déficitaires du point de vue capitaliste, ou encore des industries de base aux équipements vétustes, entièrement à rééquiper et à moderniser, aux frais de l'Etat, mais indispensables au fonctionnement de l'économie. L'Etat investissait Le capital financier, en utilisant toutes sortes de combinaisons, exploitait.
La coloration anticapitaliste donnée aux fronts populaires est un trompe-l'oeil. On ne lutte pas contre les « deux cents familles », les « monopoles », aux côtés des représentants « démocratiques » des monopoles, des « deux cents familles ». Les gouvernement de front populaire ont au contraire suivi étroitement, y compris sur le plan économique, les intérêts du capital financier. Mais la réciproque n'est pas vraie pour autant. Le capital financier, les monopoles, les « deux cents familles », ont recours aux fronts populaires lorsque le mouvement du prolétariat, entraÎnant derrière lui les masses exploitées, met en cause la société capitaliste, l'Etat bourgeois, pour le canaliser et le refouler.
Pourtant, autant par peur des masses, par crainte qu'elles ne brisent le carcan du front populaire, qu'elles ne submergent les obstacles politiques qu'il dresse entre elles et le pouvoir, que pour faire pression sur ces gouvernements, le capital financier organise la fuite des capitaux, la hausse des prix, et quelquefois paralyse l'économie. Car le problème de fond subsiste : les gouvernements de front populaire sont instables. Ils ne peuvent que préparer la solution radicale contre les masses, la dictature ouverte. Les gouvernements de front populaire durent plus ou moins longtemps. Cela dépend d'un ensemble de facteurs nationaux et internationaux. Mais s'ils parviennent à subordonner les masses au maintien de l'ordre bourgeois, à reconstruire ou à protéger l'Etat bourgeois, ils aboutissent toujours et partout à une seule et même conclusion : la dictature ouverte de la bourgeoisie, bonapartisme, dictature militaire, fascisme.
Les partisans ouverts ou honteux des « fronts populaires » affirment que ces fronts sont des extensions de la politique de front unique définie par l'Internationale communiste en ses III° et IV° Congrès. Rien n'est plus faux. La politique de front unique a été définie en fonction de la nécessité d'engager le combat classe contre classe contre la bourgeoisie. Dans le combat contre le capital, l'unité de classe du prolétariat est indispensable, et d'autant plus qu'il s'agit de lutter pour le pouvoir.
Dès l'aube de l'exploitation capitaliste, les prolétaires ont résisté à cette exploitation. Très rapidement, ils ont commencé à constituer des organisations, à s'organiser ne serait-ce que de façon élémentaire pour lutter contre l'exploitation capitaliste : face à la bourgeoisie qui possède les moyens de production, les ouvriers sans organisation sont une poussière d'individus qui ne possèdent en propre que leur force de travail. Ils sont impuissants. L'organisation est le premier acte indispensable de la constitution du prolétariat en classe consciente d'elle-même et combattant pour elle-même. Pourtant, ainsi que Marx le disait, une classe n'est vraiment consciente d'être une classe que lorsqu'elle combat sur le plan politique de façon indépendante. Le prolétariat ne devient vraiment une classe pour soi qu'au. tant qu'il a constitué un ensemble d'organisations qui recouvrent l'essentiel de sa vie sociale et politique : principalement partis et syndicats. Syndicats et partis lui sont indispensables, y compris au cours des périodes de lutte de classes ne posant pas immédiatement la question du pouvoir. Dès cette période, alors qu'il s'agit d'arracher seulement l'amélioration des conditions de travail et de vie, du pouvoir d'achat, d'obtenir droits et garanties, d'arracher des droits politiques, le prolétariat a besoin de s'unifier en tant que classe. Le prolétariat allemand avait construit entre 1871 et 1914 un ensemble d'organisations couvrant tous les aspects de sa vie sociale et politique d'une puissance extraordinaire. L'histoire a démontré que cela ne protégeait pas le prolétariat de l'opportunisme et qu'en conséquence, disposer de puissantes organisations unifiant la classe ouvrière ne garantissait pas la victoire du prolétariat contre la bourgeoisie. La contrepartie, ce fut le développement d'une bureaucratie d'origine ouvrière considérable, conservatrice de mentalité, et s'adaptant au système social capitaliste, s'y intégrant. Inévitablement, une telle situation devait nourrir des réactions gauchistes, rejetant la nécessité de l'organisation et de l'unité du prolétariat, et se fiant au spontanéisme. Mais la classe ouvrière française, par exemple, ne disposait pas d'un réseau d'organisations comparable à celui dont disposait le prolétariat allemand : les dirigeants de la C.G.T. et du P.S. ne s'en sont pas moins alignés sur leur bourgeoisie dès 1914, et ils ont subordonné à celle-ci le prolétariat français. En Espagne, les « spontanéistes » de la C.N.T. et de la F.A.I. n'en ont pas moins capitulés, et ils sont entrés dans le gouvernement qui reconstruisait l'Etat bourgeois, le gouvernement Caballero. L'opportunisme et la capitulation devant la bourgeoisie ne procèdent pas de la puissance, de l'étendue, de la diversité des organisations ouvrières. Renoncer à l'organisation, c'est au contraire accepter la pulvérisation du prolétariat, et donc capituler devant la bourgeoisie, pour éviter le danger de l'opportunisme et d'éventuelles capitulations. C'est Gribouille se jetant à l'eau pour éviter que la pluie ne le mouille.
Tout au contraire, la tension de la lutte des classes, la lutte pour la défense des acquis remis en cause par la bourgeoisie en crise et aux abois, l'actualité de la lutte pour le pouvoir, posent en termes plus brutaux et exigeants la nécessité de l'organisation et de l'unité du prolétariat, à l'époque de l'impérialisme stade suprême du capitalisme, époque des guerres et des révolutions.
L'Internationale communiste a été très rapidement confrontée à ce problème. En période révolutionnaire, la constitution de soviets résout ce problème. En 1917, retrouvant la tradition de 1905 et l'élargissant, les masses de Petersbourg et de l'immense Russie constituaient les soviets. Qu'étaient les soviets ? Trotsky devait l'expliquer plus tard : « Comme le syndicat est la forme élémentaire de front unique dans la lutte "économique", de même le soviet est la forme la plus élevée du front unique dans les conditions où le prolétariat dans l'époque de la lutte pour le pouvoir. »
Les soviets de 1905 et 1917 étaient le parlement et l'exécutif révolutionnaires du prolétariat, dans lequel se retrouvaient, y défendant leur programme et leur politique, les partis ouvriers et même petits. bourgeois. Ils étaient par excellence le cadre où tout à la fois l'ensemble des représentants du prolétariat, de ses organisations, ses partis, s'affrontaient, et où pouvait se nouer accords et compromis. Lorsque Lénine lança le mot d'ordre : « Tout le pouvoir aux soviets », il en appelait aux autres partis représentant le prolétariat, qui avaient la majorité au sein des soviets : rompez avec la bourgeoisie, prenez le pouvoir, formez un gouvernement de front unique, un gouvernement responsable devant le parlement et l'exécutif prolétariens, les soviets.
Trotsky poursuit à juste titre : « Si le parti communiste avait réussi pendant cette période préparatoire à éliminer complètement des rangs ouvriers tous les autres partis après avoir réuni sous son drapeau, politiquement aussi bien qu'organisationnellement, la majorité écrasante des ouvriers, il n'y aurait eu aucune nécessité d'avoir des soviets. » Ajoutons : pour prendre le pouvoir, mais pour centraliser le pouvoir, l'Etat ouvrier, réaliser la dictature du prolétariat, les soviets sont indispensables.
En effet, l'unité du prolétariat serait réalisée derrière la bannière du parti révolutionnaire, ses mots d'ordre, son programme. En octobre 1917, Lénine était pour la prise du pouvoir immédiate sans attendre la réunion du II° Congrès panrusse des soviets, car il estimait que la grande majorité des masses suivraient le drapeau du parti bolchevique. Mais c'est là une situation exceptionnelle qui dans la plupart des cas n'arrive qu'au moment où le parti révolutionnaire prend le pouvoir. Trotsky à juste titre estima en octobre 1917 qu'il fallait faire coïncider la prise du pouvoir avec la réunion du II° Congrès panrusse des soviets. Le gouvernement issu de la révolution d'Octobre bénéficiait ainsi de la légitimité et de la continuité soviétiques. D'autre part, le premier gouvernement soviétique comprenait des socialistes révolutionnaires de gauche.
Mais, ajoute Trotsky : « Comme le montre l'expérience historique, il n'y a aucune raison de croire que dans un pays quelconque, dans les pays de vieille culture capitaliste encore moins que dans les pays arriérés, le parti communiste arrive, surtout avant l'insurrection prolétarienne, à occuper une situation aussi indiscutablement et inconditionnellement dominante dans les rangs ouvriers. »
La lutte des classes n'attend cependant pas, elle se poursuit. Le parti révolutionnaire, en tout état de cause, ne peut entraîner la majorité, et éventuellement la quasi-totalité du prolétariat qu'en intervenant et combattant dans la lutte des classes, en tenant compte des rapports internes au sein du mouvement ouvrier, tels qu'ils sont à un moment donné, des organisations et partis qui le composent.
Un problème décisif est soulevé : celui des rapports dans lesquels le prolétariat aborde toute nouvelle période de la lutte des classes, toute nouvelle période de sa propre histoire ; comment il s'élève à une conscience politique supérieure ; comment il est soustrait à l'influence des vieilles organisations et partis ouvriers qui, liés à l'ordre bourgeois, ont fait faillite, et passe sous l'influence de l'organisation révolutionnaire qui construit le parti révolutionnaire.
Le prolétariat a son histoire, ses traditions, ses organisations, organisations nées au cours de ses luttes passées et qui les ont dirigées. Le prolétariat ne peut s'engager sur la voie de la réalisation de ses nouvelles tâches politiques qu'en utilisant ses vieilles organisations. D'ailleurs, il s'élève à la conscience de ces nouvelles tâches politiques en partant de ses conquêtes et acquis antérieurs. Parfois, il s'élève à la conscience politique de nouvelles défendant simplement les conquêtes et les acquis antérieurs contre la réaction bourgeoise. Le mouvement du prolétariat est un processus historique et organique qui se développe de façon contradictoire et non une création spontanée. C'est un mouvement dialectique. Mais même ce mouvement, s'il doit être compris et appréhendé ainsi qu'un mouvement global qui concerne l'ensemble du prolétariat, doit être également saisi dans ses diverses composantes. Le prolétariat est la classe la plus homogène de la société bourgeoise, il n'en est pas moins socialement différencié. Il est composé aussi de différentes couches politiques qui résultent de l'histoire politique propre de chaque prolétariat. Les couches politiquement les plus arriérées rejoignent les organisations traditionnelles, en périodes d'agitations révolutionnaires qui mettent en mouvement le prolétariat jusqu'en ses profondeurs, même si celles-ci sont liées au système social et à l'Etat bourgeois. Les raisons en sont simples et compréhensibles : les organisations traditionnelles n'ont pas toujours été liées à la société et à l'Etat bourgeois ; elles ont organisé et dirigé les luttes antérieures du prolétariat ; elles regroupent une grande partie des militants et organisateurs de la classe ouvrière. D'autres couches militantes sont imprégnées par la politique opportuniste des appareils autour desquels elles se regroupent. Enfin, il y a les appareils eux-mêmes, qui encadrent et dirigent les organisations et partis ouvriers traditionnels. Une faible couche seulement est immédiatement disponible et est prête à rejoindre le parti révolutionnaire ou son noyau. La jeunesse, en revanche, est plus largement et rapidement disposée à s'engager sous le drapeau du parti le plus radical, du parti révolutionnaire.
Très rapidement, le parti bolchevique, l'Internationale communiste, se sont trouvés confrontés à ces données. En Russie, en raison de conditions historiques particulières, le parti bolchevique disposait dès avant la révolution de février 1917 d'une influence immense sur le prolétariat, ainsi que les luttes de la classe ouvrière, les résultats des élections à la Douma ou aux caisses ouvrières le démontrent. Pourtant, après février, les partis socialiste révolutionnaire et menchevique étaient très largement majoritaires à l'intérieur des soviets. Sous une forme spécifique pendant des mois, le parti bolchevique dut opposer à la coalition de ces partis avec les partis bourgeois, la politique de front unique des partis ouvriers : « Rompez avec la bourgeoisie, prenez le pouvoir, tout le pouvoir aux soviets. »
La révolution d'Octobre, la prise du pouvoir par le parti bolchevique a donné une fantastique impulsion à la création de partis communistes. La révolution d'Octobre agissait ainsi qu'un puissant aimant et attirait les masses. L'exemple du parti bolchevique fascinait les militants les plus résolus de tous les pays. Pourtant, Trotsky le constate, les vieux partis sociaux-démocrates, réformistes, les appareils des centrales syndicales, ont gardé une très grande influence sur le prolétariat de chaque pays ; le plus souvent, cette influence était largement majoritaire. De plus, la forme la plus évoluée du front unique des partis ouvriers, les soviets, est une forme qui ne se constitue qu'au moment où la révolution prolétarienne déferle. Il devint bientôt clair que les partis de l'I.C., et l'I.C. elle-même, ne pouvaient espérer unifier et diriger la grande majorité du prolétariat de chaque pays à partir de l'impulsion donnée par la révolution russe, et du prestige du parti bolchevique. Il fallait gagner les masses, construire au cours d'une lutte pied à pied de véritables P.C. La lutte des classes n'attendait pas. Faire face à la bourgeoisie, à ses empiétements quotidiens, et plus encore à sa contre-offensive réactionnaire, à son Etat et à ses gouvernements, tel était le problème qui se posait aux masses et aux militants de toutes les organisations, de tous les partis ouvriers. Pour y parvenir, masses et militants avaient besoin de l'unité, ils avaient besoin que les organisations et partis de la classe ouvrière réalisent le front unique.
Le Ill° (juin 1921) et le IV° (novembre 1922) congrès de l'I.C. consacrèrent l'essentiel de leurs travaux à la définition de la politique de lutte pour le front unique des partis ouvriers.
Il appartint au IV° Congrès d'aboutir à une élaboration claire de cette politique. La « tactique » du front unique avait un caractère stratégique. Elle partait des offres d'unité aux partis sociaux-démocrates, réformistes, aux centrales syndicales dirigées par des appareils conservateurs, sur le terrain immédiat de la défense des libertés, des acquis, des conquêtes de la classe ouvrière, de ses revendications de toutes sortes, afin de mener un combat commun en vue de la défense des acquis et la satisfaction des revendications. Sans conditionner la réalisation du front unique des organisations ouvrières sur ces questions à la réalisation du front unique sur la question du gouvernement, les résolutions du IV° Congrès ouvraient la perspective de gouvernements résultant du front unique des partis ouvriers : « Les partis de la Il° Internationale cherchent dans ces pays à "sauver" la situation en prêchant et en réalisant la coalition des bourgeois et des partis sociaux-démocrates [...]. A la coalition ouverte ou masquée bourgeoise et sociale-démocrate, les communistes opposent le front unique de tous les ouvriers et la collaboration politique et économique de tous les partis ouvriers contre le pouvoir bourgeois pour le renversement définitif de ce dernier. Dans la lutte commune de tous les ouvriers contre la bourgeoisie, tout l'appareil d'Etat devra tomber dans les mains du gouvernement ouvrier et les positions de la classe ouvrière en seront renforcées. »
Cette politique se fondait sur les données de la situation objective qui contraignait le capital à remettre en cause toutes les conquêtes économiques et sociales, politiques, du prolétariat.
Les directions sociales-démocrates et réformistes étaient contraintes d'esquisser une résistance, en tout cas les militants et les masses cherchaient obligatoirement les voies et les moyens de résister et d'engager la lutte. C'est ainsi que « la profonde évolution intérieure provoquée dans la classe ouvrière d'Europe et d'Amérique par la nouvelle situation économique et du prolétariat oblige même les dirigeants et les diplomates des Internationales socialiste et d'Amsterdam à mettre au premier plan le problème de l'unité ouvrière ». Les résolutions du IV° Congrès de l'I.C. estimaient que « dans la situation actuelle du mouvement ouvrier, toute action sérieuse, même si elle a comme point de départ des revendications partielles, amènera fatalement les masses à poser les questions fondamentales de la révolution ». Toute revendication importante est contraire aux besoins profonds du capitalisme en crise, et pose la question du pouvoir. De plus, du point de vue politique, subjectif, l'unité a sa dynamique, les masses conscientes de la force que leur donne le front uni des partis ouvriers ont tendance s'orienter vers la lutte pour « leur » gouvernement.
La méthode du programme de transition était élaborée : partir des besoins profonds des masses, économiques, sociaux, politiques, de leurs revendications, et dégager en fonction des données objectives, d'es relations politiques concrètes au sein du prolétariat et des masses exploitées, de la dynamique politique, la voie de la lutte pour le gouvernement ouvrier et paysan ; combiner en un même processus l'action politique pour le front unique ouvrier et la construction du parti révolutionnaire, et non opposer l'un à l'autre.
La politique des fronts populaires s'oppose radicalement à celle du front unique ouvrier. Le point de départ de cette dernière, c'est la faillite de la société bourgeoise, la décomposition de la démocratie bourgeoise et du parlementarisme, la nécessité pour les travailleurs et les masses de faire front et de se défendre. Défense des masses contre les conséquences économiques, sociales, politiques, du régime capitaliste et offensive pour imposer une solution ouvrière à la question du gouvernement et de l'Etat sont indissolublement liées. Les fronts populaires entendent se situer dans le cadre de l'ordre démocratique bourgeois, ils défendent contre les masses ce cadre, laissant les mains libres aux forces les plus réactionnaires de la bourgeoisie qui préparent ouvertement, ou clandestinement, et au sein de l'appareil d'Etat, la dictature ouverte. Il ne s'agit même pas du type de gouvernement évoqué par les résolutions de l'I.C. : « Si tout gouvernement bourgeois est en même temps un gouvernement capitaliste, il n'est pas vrai que tout gouvernement ouvrier soit un gouvernement vraiment prolétarien. » Ils ne sont même pas ces deux types de gouvernement : « 1) Un gouvernement ouvrier libéral. Il y a déjà un gouvernement de ce type en Australie. Il est également possible dans un délai proche en Angleterre. 2) Un gouvernement ouvrier social-démocrate (Allemagne) », dont la même résolution disait :
« [Ces] types de gouvernement ouvrier ne sont pas des gouvernements ouvriers révolutionnaires, mais des gouvernements camouflés de coalition entre la bourgeoisie et les leaders ouvriers contre-révolutionnaires. Les " gouvernements ouvriers " sont tolérés dans les périodes critiques de la bourgeoisie affaiblie pour tromper le prolétariat sur le véritable caractère de classe de l'Etat, ou même pour détourner l'attaque révolutionnaire du prolétariat et gagner du temps avec l'aide des leaders ouvriers corrompus. »
Mais la crise de tous les rapports bourgeois est là, le parlementarisme est en faillite, les masses s'agitent et combattent les forces bourgeoises les plus réactionnaires qui s'organisent sous le patronage du capital financier.
Cela ne peut se perpétuer. Une solution politique est nécessaire. Les masses n'ont qu'un seul moyen de s'en sortir : briser le carcan politique bourgeois des fronts populaires. Le problème n'est pas celui, a priori, de la lutte armée ou non, mais celui de savoir si les masses sont politiquement armées. Si elles disposent d'un programme, d'une politique, d'une organisation, capables d'ordonner leur combat, de le centraliser, de l'orienter sur la voie de la lutte pour un gouvernement ouvrier, la prise du pouvoir. A défaut, si violentes et puissantes que soient les explosions révolutionnaires du prolétariat, des masses exploitées des villes et des campagnes, de la jeunesse, elles ne parviennent pas à briser le carcan des fronts populaires. Alors, l'issue est inévitable et fatale, bien qu'elle puisse avoir des variantes. Au lieu de restaurer la démocratie bourgeoise, le parlementarisme, les fronts populaires et leurs différentes variantes et dénominations masquent ce qui se passe à l'intérieur de l'appareil d'Etat bourgeois, de la police, de l'armée, du corps des officiers, du corps des hauts fonctionnaires, de la magistrature. Dans les profondeurs de l'appareil d'Etat bourgeois, les forces les plus réactionnaires attendent le moment favorable pour intervenir et briser par la violence les masses, noyer dans le sang le prolétariat, détruire ses organisations, y compris celles qui ont participé au fronts populaires.
En même temps, au grand jour, sous le couvert de « la liberté, de la démocratie pour tous », l'agitation réactionnaire s'étale, s'organise publiquement, regroupe très officiellement toute la racaille fascisante. Lorsque le capital financier estime que le moment est venu, il n'a plus qu'à donner le signal, et la « démocratie » est noyée dans le sang. C'est ce qui s'est produit au Chili.
L'Espagne a connu une autre variante. Rappelons-la : le gouvernement de Front populaire a couvert la préparation du coup d'Etat militaire ; le coup d'Etat militaire a provoqué le mouvement révolutionnaire de juillet 1936, ce qui l'a mis en échec ; le gouvernements de Front populaire ont reconstruit l'appareil d'Etat bourgeois et ils ont réprimé et brisé le mouvement révolutionnaire des masses ; Franco n'eut plus qu'à écraser militairement le Front populaire impuissant et sans objet après qu'il eut porté les coups mortels au prolétariat.
En France, la situation évolua encore différemment. Dès 1937, le Front populaire était en liquidation. C'est le Parlement, « protégé » en 36 par le Front populaire, qui renvoyait les gouvernements de Front populaire. Déjà, les masses refluaient. La grève générale du 30 novembre 1938, organisée et préparée de telle façon qu'elle ne pouvait qu'être défaite, portait un ultime coup à la classe ouvrière. Bientôt, ce fut la guerre, la mise hors la loi du P.C.F. et des militants du P.C.F. responsables syndicaux. Après la défaite, la Chambre du Front populaire votait les pleins pouvoir à Pétain. C'en était fini des libertés démocratiques et du parlementarisme. Le Front populaire , « du pain, de la paix, de la liberté » avait conduit : à la guerre, à la suppression de toute liberté, de toutes conquêtes sociales, et même au sens littéral à la mise en cause du pain quotidien.
« Plus la démocratie est développée et plus elle est près, en cas de divergences profondes et dangereuses pour la bourgeoisie, des massacres et de la guerre civile. » (Lénine.)
Les fronts populaires surgissent au moment de crise profonde de tous les rapports bourgeois. C'est la réponse traîtresse aux aspirations à l'unité des masses, à leur volonté d'imposer un gouvernement à elles. Ces aspirations, cette volonté des masses de porter des coups décisifs à la société bourgeoise, sont bien des « divergences profondes et dangereuses pour la bourgeoisie ». Justement, lorsque les masses par leur action politique imposent « la démocratie la plus développée, la bourgeoisie prépare les massacres et la guerre civile ». Les « fronts populaires », si l'élan révolutionnaire des masses ne les brise pas, sont bien l'« antichambre du fascisme ».