"(...) le prolétariat mondial, le prolétariat de chaque pays, abordent une étape décisive de leur histoire : il leur faut reconstruire entièrement leur propre mouvement. La crise du stalinisme (...) s'ampliie au moment où le mode de production capitaliste pourrissant s'avance vers des convulsions mortelles, qui riquent d'entrainer l'humanité toute entière dans la barbarie. (...) De cette crise des appareils naissent les possibilités de reconstruire la IV° Internationale." |
Défense du trotskysme (2)
La voie froide coupée, révolution et contre-révolution à l'ordre du jour
Lorsque, à propos de la bureaucratie du Kremlin, les termes « thermidor » ou « bonapartisme » sont utilisés, il s'agit d'une comparaison avec les processus politiques qui ont suivi la révolution bourgeoise la plus pure, la plus radicale ; la révolution française. La révolution bourgeoise était nécessaire afin de balayer les restants de féodalité, le pouvoir politique de l'aristocratie devenue totalement parasitaire, et instaurer le pouvoir politique de la bourgeoisie, en harmonie avec le mode de production bourgeois qui était déjà le mode de production dominant, dès avant la révolution, et qui se développait de son propre mouvement. La révolution française alla extrêmement loin et fut très profonde. En 1793, la démocratie plébéienne extirpa jusqu'aux racines du pouvoir politique de l'autocratie, mais, ayant profondément labouré le terrain politique, elle allait trop loin du point de vue des rapports sociaux bourgeois. La réaction thermidorienne et bonapartiste ne devint pas moins nécessaire à la bourgeoisie que ne l'avait été la révolution. Le bonapartisme, même s'il élevait l'Etat bourgeois au dessus de la classe bourgeoise, garantissait les rapports de propriété bourgeois. Il en élaborait les normes juridiques, le code napoléonien. La bureaucratie d'Etat, l'armée, l'intelligentsia, la police, les juges, les avocats, sont des composantes de la division du travail et de l'ordre bourgeois, conformes à leur nature ; ils ne proviennent pas d'une phase transitoire de cette société. L'enrichissement, les prébendes de la nouvelle couche à la tête de l'Etat, l'intégraient à la bourgeoisie, à son mode de production, comme élément du système social et politique issu de la révolution. La révolution de 1789 93 et la contre révolution thermidorienne et bonapartiste se complétaient du point de vue du système social et de l'ordre bourgeois.
La comparaison entre le thermidor et le bonapartisme bourgeois et le thermidor et le bonapartisme soviétique est légitime, pour autant qu'elle permet de saisir qu'il s'agit de la réaction après la révolution, qu'elle illustre que l'Etat et les organismes dirigeants s'élèvent au dessus de la classe sociale qui a fondé le nouvel ordre social et politique, et que se forme une couche sociale qui a ses intérêts spécifiques. Mais là doit s'arrêter la comparaison. Le mode de production capitaliste se développe à l'intérieur même de l'ancien mode de production féodal, automatiquement. Si les bases objectives du mode de production qui s'établit au lendemain de la révolution prolétarienne résultent du mode de production capitaliste à un certain stade de son développement (socialisation de la production), ce nouveau mode de production ne prend naissance qu'après la prise du pouvoir, lorsque l'Etat ouvrier exproprie la bourgeoisie, s'approprie les principaux moyens de production et d'échange. Il n'est pas d'emblée « socialiste » quoiqu'il doive conduire au socialisme. Il est transitoire et recèle de nombreuses contradictions :
« La prédominance des tendances socialistes sur les tendances petites bourgeoises est assurée non par l'automatisme économique nous en sommes encore loin mais par la puissance politique de la dictature. Le caractère de l'économie dépend entièrement de celui du pouvoir. La chute du régime soviétique amènerait celle de l'économie planifiée, et dès lors la liquidation de l'économie étatisée. » (idem, page 283).
Par son thermidor, la bureaucratie du Kremlin s'est affirmée comme couche sociale spécifique en s'appropriant l'Etat ouvrier comme dit Trotsky. Tout en s'incorporant les débris des anciennes classes sociales, de l'ancien personnel dirigeant, elle a chassé du pouvoir politique la classe ouvrière. Ses racines continuent à plonger dans la classe ouvrière, et pourtant elle s'est détachée de la classe ouvrière, elle forme une couche sociale petite bourgeoise antagoniste au prolétariat. Alors que le thermidor des bourgeois allait dans le sens des intérêts fondamentaux et historiques de la bourgeoisie, au profit de laquelle la révolution s'était faite, alors que les « bureaucrates » de l'« appareil » thermidorien et bonapartiste de la révolution bourgeoise trouvaient dans le mode de production les moyens de perpétuer les positions acquises, de s'intégrer au système social, de devenir de grands bourgeois, d'acquérir biens, propriétés, fortunes, pour eux mêmes et pour leur descendance, la bureaucratie du Kremlin s'est dressée contre la classe qui a fait la révolution et au profit de laquelle elle fut faite. Le thermidor soviétique est le commencement, le premier pas d'une contre-révolution bourgeoise à l'intérieur de l'Etat ouvrier, que les rapports entre les classes en U.R.S.S. et à l'échelle mondiale n'a pas permis d'achever par la transformation des rapports de production, le retour à l'appropriation privée des moyens de production. La bureaucratie est contrainte d'exploiter l'Etat ouvrier déformé et de défendre la source de ses privilèges, faute de mieux. Elle redoute même l'intervention de l'impérialisme et sa pénétration en U.R.S.S. et en Europe de l'Est, car si de puissantes tendances la poussent au retour à l'appropriation privée de moyens de production, c'est à son propre compte qu'elle tend à y parvenir. Entre les classes, entre les différentes tendances de la bureaucratie, s'impose le bonapartisme et ses méthodes, qui interdit toute expression politique indépendante, toute forme politique organisée. Inéluctablement, cet équilibre se rompra. Il a commencé à se désagréger alors que la bureaucratie était au sommet de sa puissance politique. La révolution en Yougoslavie, la prise du pouvoir par le Parti communiste yougoslave, eurent lieu contre la volonté de Staline et de la bureaucratie du Kremlin : une première rupture se produisait dans l'appareil international du stalinisme. Puis la révolution chinoise prenait le pouvoir contre la volonté de Staline et de la bureaucratie du Kremlin ; une deuxième rupture se produisait dans l'appareil international du stalinisme. L'appareil international du stalinisme, sa puissance et son monolithisme ne sont pas un luxe que s'offrirait la bureaucratie du Kremlin, ils lui sont indispensables comme garantie contre la révolution sociale qui détruirait l'équilibre entre les classes à l'échelle mondiale, comme garantie qui contient le prolétariat soviétique. En retour, le contrôle de cet appareil international sur des secteurs décisifs du prolétariat mondial, impose à la bureaucratie du Kremlin certaines limites : il lui faut apparaître comme l'héritière d'Octobre. La bureaucratie du Kremlin ne sacrifie, à l'occasion, une partie de son appareil international qu'à la bourgeoisie : ainsi en Allemagne en 1933.
La conjugaison de la guerre froide, des efforts de l'impérialisme en vue de limiter la désagrégation du système impérialiste et le reconstruire, et de la politique de Staline défendant l'U.R.S.S. « selon ses méthodes », intervenant alors que la vague révolutionnaire, née de la guerre, a simplement été limitée et contenue, a avivé les contradictions de classes dans les pays capitalistes et tendu à les rompre, ainsi que les contradictions internes de la bureaucratie du Kremlin et de son appareil international. L'appareil du Kremlin fissuré, ses prolongements internationaux ont commencé à craquer en leurs points faibles : en Allemagne de l'Est, en Pologne et en Hongrie en octobre novembre 1956, le prolétariat s'est mis en mouvement et a entamé le processus de la révolution politique. Mais si l'on restitue ces mouvements, et la grève générale d'août 1953 en France, dans le cours de l'histoire, il apparaît immédiatement que la révolution sociale en Europe, contenue et limitée par la force politique de l'appareil international du stalinisme et la puissance économique de l'impérialisme américain, reprenait son cours, en se nouant à la révolution politique contre le bureaucratie du Kremlin et les bureaucraties satellites. Il devient évident que la révolution socialiste qui mûrit en Europe est un seul et même processus politique, aux aspects divers mais unifiés : révolution sociale et révolution politique.