1971

"(...) le prolétariat mondial, le prolétariat de chaque pays, abordent une étape décisive de leur histoire : il leur faut reconstruire entièrement leur propre mouvement. La crise du stalinisme (...) s'ampliie au moment où le mode de production capitaliste pourrissant s'avance vers des convulsions mortelles, qui riquent d'entrainer l'humanité toute entière dans la barbarie. (...) De cette crise des appareils naissent les possibilités de reconstruire la IV° Internationale."


Stéphane Just

Défense du trotskysme (2)

2

L'Impérialisme, la bureaucratie du Kremlin, les États-Unis Socialistes d'Europe


Un jugement sur l'économie de l'U.R.S.S.

Les forces productives, qui elles s'accroissent effectivement, ne sont pas moins en révolte en U.R.S.S., en Europe de l'Est en Chine, contre les frontières nationales, et singulièrement contre la coupure de l'Europe en deux. Il y a bien peu d'années encore, le Secrétariat Unifié des renégats de la IV° Internationale embouchait les trompettes de Krouchtchev. Celui‑ci maquillait la crise de la planification bureaucratique en affirmant que l'U.R.S.S. et les pays de l'Europe de l'Est allaient désormais concurrencer victorieusement, sur le marché mondial, l'économie capitaliste. En quelques années, au plus tard vers 1965‑1970, la masse de la production dans ces pays, comme la production du travail, dépasseraient la masse de la production de l'ensemble des pays capitalistes, et la production du travail là où elle est la plus élevée, aux U.S.A. Naturellement, toute la bourgeoisie de “ gauche ” entonnait en chœur le même refrain. De Pablo à Germain‑Mandel, les chantres du S.U. faisaient entendre leurs voix. A qui voulaient les prendre, ils distribuaient forces explications “ théoriques fondamentales ” :

“ Les dix à vingt années à venir s'annoncent comme la dernière période historique pendant laquelle les états capitalistes conserveront une certaine avance sur l'économie des états ouvriers...
La compétition passera peu à peu du domaine des matières premières à celui des produits finis. Déjà, l'U.R.S.S. est un gros exportateur de machines et de biens d'équipements dans divers pays semi‑coloniaux. Elle pourrait développer énergiquement ces exportations même vers des pays capitalistes et y joindre sous peu l'exportation massive de biens de consommation bon marché (montres, machines à coudre, bicyclettes et motocyclettes, matériaux de construction, appareils de radio et de télévision). Elle pourra également mettre en question le monopole anglo‑américain d'instruments et appareillages pour l'industrie nucléaire sur le marché mondial. ” (Quatrième Internationale N° 5, février 1969, pages 42 et 43).

La bureaucratie du Kremlin et les bureaucraties satellites tentaient de desserrer les contradictions de la planification, consécutives à leur gestion bureaucratique, selon leurs intérêts parasitaires et privilégiés. Depuis quanrante‑cinq ans, la bureaucratie du Kremlin est aux prises avec une double contradiction dont l'une est, en fin de compte, le prolongement de l'autre, et qu'elle est bien incapable de résoudre : le développement proportionnel et harmonieux des forces productives, qu'elle ne parvient pas à établir, qui se manifeste notamment par le phénomène des ciseaux entre l'industrie et l'agriculture ; la liaison avec le marché mondial et la division internationale du travail, qu'elle ne parvient pas plus à établir de façon satisfaisante, où se manifeste l'écart croissant entre la productivité du travail dans les pays capitalistes et celle qui existe en général en U.R.S.S. et dans les autres pays de l'Europe de l'Est.

Trotsky écrivait en 1932 ces lignes dont l'actualité est plus brûlante que jamais :

“ S'il existait un cerveau universel décrit par la fantaisie intellectuelle d'un Laplace, un cerveau enregistrant en même temps tous les processus de la nature et de la société, mesurant la dynamique de leur mouvement, prévoyant les résultats de leurs actions, un tel cerveau pourrait évidemment construire a priori un plan économique définitif et sans aucune faute, en commençant par calculer les hectares de fourrage et en finissant par les boutons de gilets. En vérité, la bureaucratie se figure souvent que c'est elle qui est principalement un tel cerveau : c'est pourquoi elle se libère si facilement du contrôle du marché et de la démocratie soviétique. En réalité, la bureaucratie se trompe foncièrement dans l'évaluation de ses ressources intellectuelles. Dans ses facultés créatrices, elle est contrainte de s'appuyer en réalité sur des proportions (on pourrait dire aussi, à juste raison, des disproportions) héritées de la Russie capitaliste ; présentement sur la structure des. nations capitalistes contemporaines, et enfin sur l'expérience des succès et des fautes de l'économie soviétique elle‑même. Mais, même une juste combinaison de tous ces éléments ne peut permettre que de créer l'armature non terminée du plan. ” (Les problèmes économiques de l'U.R.S.S., Ecrits 1928‑40, tome 1).

La croissance de l'économie, l'extension des rapports sociaux de production nés de la révolution d'Octobre à l'Europe de l'Est, ceux établis par la révolution chinoise, ont multiplié la complexité des rapports internes de l'économie planifiée ainsi que de ces rapport avec l'économie capitaliste mondiale, et les bureaucraties satellites s'y cassent les dents. Les derniers témoignages de l'incapacité de la bureaucratie à régler les rapports internes et externes de l'économie de l'U.R.S.S. et de l'Est de l'Europe viennent de très haut. L'académicien Sakharov, l'historien Medvedev, le physicien Tourtehine viennent d'envoyer une lettre ouverte à Brejnev, Kossyguine et Podgorny, que “ Le Monde ” des 11 et 12 avril 1970 a publiée. Ils expliquent entre autres :

“ Au cours de la dernière décennie, des signes menaçants de désorganisation et de stagnation ont commencé a apparaître dans l'économie de notre pays; mais le point de départ de ces difficultés remonte à une période antérieure et revêt un caractère très profond. Le taux de croissance du revenu national décroît régulièrement. L'écart s'accroît entre la mise en œuvre des capacités de production nécessaires à un développement normal et la réalité. Des cas nombreux d'erreurs se manifestent dans la détermination de la politique technique et économique, dans l'industrie et l'agriculture, tout comme d'inadmissibles lenteurs administratives dans la solution des problèmes urgents. Les défauts du système de planification, de comptabilité et de stimulants conduisent souvent à une contradiction entre les intérêts locaux et particuliers et ceux du peuple et de l'État. En conséquence, les mesures pour le développement de la production n'apparaissent pas comme elles le devraient et ne sont pas utilisées, tandis que le progrès technique se ralentit brutalement. Pour les mêmes raisons, les richesses naturelles du pays sont souvent détruites impunément et sans contrôle : des forêts sont abattues, les réservoirs d'eau sont pollués, de précieuses terres arables sont inondées, des phénomènes d'érosion et de salination des sols apparaissent, etc. La situation grave et chronique de l'agriculture, particulièrement en ce qui concerne le cheptel est notoire.
Le revenu réel de la population ne s'accroît presque pas ces dernières années, l'alimentation, les services médicaux et les services en général ne s'améliorent que très lentement et de surcroît d'une manière inégale, selon les territoires. Le nombre des marchandises déficitaires augmente. Des signes évidents d'inflation se manifestent ”.
“ Le ralentissement dans le domaine de l'enseignement est particulièrement inquiétant pour l'avenir du pays : nos dépenses globales pour les enseignements de toutes sortes sont de trois fois moindres qu'aux Etats‑Unis et s'accroissent plus lentement. L'alcoolisme se développe d'une manière tragique et même la drogue commence à faire parler d'elle. Dans de nombreuses régions du pays, la criminalité augmente systématiquement. Les symptômes de la corruption sont de plus en plus apparents dans de nombreux endroits. Le bureaucratisme, le cloisonnement administratif, les attitudes formalistes à l'égard des devoirs à remplir et l'absence d'initiative se renforcent de plus en plus dans les organisations scientifiques et scientifico‑techniques ”.
“ Comme on le sait, la productivité du travail est le facteur décisif pour la comparaison des systèmes économiques. C'est précisément là que la situation est la plus mauvaise. Comme auparavant, la productivité du travail demeure chez nous plusieurs fois inférieure à celle des pays capitalistes, et sa croissance s'est brusquement ralentie. Cette situation est particulièrement inquiétante si on la compare à celle dans les principaux pays capitalistes, particulièrement aux Etats‑Unis ”.

Suivent des considérations plus que discutables sur la solution des crises aux U.S.A. grâce aux ordinateurs, que ne renierait pas Mandel, mais que nous laisserons de côté. Par contre, la description qui suit après est singulièrement démonstrative :

“ En comparant notre économie à celle des Etats‑Unis, nous constatons que nous sommes en retard, non seulement sur le plan administratif, mais aussi ‑ et c'est le plus triste ‑ sur le plan qualitatif. Le gouffre est d'autant plus grand entre les Etats‑Unis et nous que le secteur considéré de l'économie est plus neuf et révolutionnaire. Nous devançons l'Amérique dans l'extraction du charbon, mais nous sommes en retard pour celle du pétrole, du gaz, de l'énergie électrique; nous sommes en retard de dix ans en ce qui concerne la chimie et infiniment plus pour la technologie et les ordinateurs. Ce dernier retard est particulièrement essentiel, car l'introduction de calculatrices électroniques dans l'économie nationale est un phénomène d'importance décisive, qui modifie radicalement le système et le style de la production. il a été qualifié à juste titre de seconde révolution industrielle. Or la puissance totale de nos ordinateurs est des centaines de fois inférieure à celle des Etats‑Unis; en ce qui concerne leur utilisation dans l'économie nationale, l'écart est tellement considérable qu'il est impossible de le mesurer. Nous vivons simplement à une autre époque ”
“ La situation n'est guère meilleure dans le domaine des découvertes scientifiques et techniques; là aussi, on ne voit guère augmenter notre rôle. C'est plutôt le contraire... Dans les années 20 et 30, le monde capitaliste avait vécu une période de crises et de dépressions. Pendant ce temps‑là ‑ l'essor de l'énergie nationale suscité par la révolution ‑ nous avons créé notre industrie à un rythme sans précédent. C'est alors que fut lancé le mot d'ordre : rattraper et dépasser ­l'Amérique. Et pendant plusieurs décennies, nous la rattrapions effectivement. Puis la situation a changée. La deuxième révolution industrielle commença et maintenant, au début des années 70, nous constatons que non seulement nous n'avons pas rattrapé l'Amérique, mais que notre retard sur elle devient de plus en plus grand ”.

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