1971

"(...) le prolétariat mondial, le prolétariat de chaque pays, abordent une étape décisive de leur histoire : il leur faut reconstruire entièrement leur propre mouvement. La crise du stalinisme (...) s'ampliie au moment où le mode de production capitaliste pourrissant s'avance vers des convulsions mortelles, qui riquent d'entrainer l'humanité toute entière dans la barbarie. (...) De cette crise des appareils naissent les possibilités de reconstruire la IV° Internationale."


Stéphane Just

Défense du trotskysme (2)

1

L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme ou nouvelle époque historique ?


« Pour la première fois »

A Pâques 1969 s'est tenu le « 9° Congrès Mondial » du Secrétariat Unifié, 3° Congrès depuis la réunification » (1). Janus-Germain-Mandel prononça, comme il se doit, le rapport central : « la nouvelle montée de la révolution mondiale » Le titre est engageant. Le contenu tiendrait-il les promesses de l'étiquette ? Germain (ce jour-là il s'agissait de Germain) porte l'appréciation suivante :

« Il est impossible de nier que nous avons assisté en France à la grève générale la plus ample de toute l'histoire du capitalisme, qui laisse loin derrière elle, non seulement juin 36 mais même les grèves les plus larges en Allemagne en 1918 et 1923. Il est même impossible de nier que cette grève générale a entraîné dans un mouvement de contestation des structures sociales, non seulement le prolétariat de la grande industrie et des services publics - c'est-à-dire la partie la mieux organisée et la plus consciente de la classe ouvrière - mais encore des couches marginales et les nouvelles classes moyennes, techniciennes qui, pour la première fois dans l'histoire de l'Europe Capitaliste (souligné par moi), se sont jointes dans leur grande majorité à une remise en question du régime.
« Or, si tout cela se produit alors qu'il n'y a ni grave récession économique, ni misère prononcée, cela reflète dès lors, une crise sociale plus profonde, une crise sociale globale, un refus de la part de la majorité des forces vives de la nation d'accepter le régime capitaliste et l'Etat bourgeois. Et cela laisse présager des explosions encore plus violentes si, aux causes fondamentales, structurelles de la crise, devait s'ajouter une conjoncture économique déclinante.
Il est utile de rappeler à ce propos qu'entre la révolution de 1848 et la rédaction de la fameuse préface à sa Contribution à la Critique de l'Economie Politique, Marx a modifié ses vues sur les causes profondes des révolutions sociales. Dans ses écrits sur la révolution de 1848, puis dans la Lutte des Classes en France, il rattachait les révolutions sociales encore étroitement aux crises de surproduction. Mais, dans la préface de la Contribution à la Critique, de l'époque de révolution sociale de manière beaucoup plus profonde ».

(ici Germain cite Marx)

« A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient, ces rapports deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale ».

L'auteur du livre « La formation de la pensée économique de Karl Marx »... « Etude génétique » dédiée « A Gisèle qui m'a fait écrire ce livre dans la joie » ressentait peut-être quelques fatigues. Ce n'est pas une raison pour confondre les genres et pour réduire la marxisme à une « pensée économique ». Que sa joie demeure. Elle ne l'autorise pas à tronquer Marx, à le déformer, à l'accuser « d'économisme ».

Dès le « Manifeste Communiste », en 1847, Marx et Engels écrivaient :

« Depuis plusieurs décades, l'histoire de l'industrie et du commerce n'est autre chose que l'histoire de la révolte des forces productives modernes contre le régime de la propriété qui conditionne l'existence de la bourgeoisie et de sa domination, Il suffit de mentionner les crises commerciales, qui, par leur retour périodique, mettent de plus en plus en question l'existence de la société bourgeoise ; Chaque crise détruit régulièrement non seulement une masse de produits déjà créés, mais encore une grande partie des forces productives déjà existantes elles-mêmes. Une épidémie qui, à tout autre époque eut semblé un paradoxe, s'abat sur la société - L'épidémie de la surproduction. La société se trouve subitement rejetée dans un état de barbarie momentané : on dirait qu'une famine, une guerre d'extermination lui coupe tous ses moyens de subsistance : l'industrie et le commerce semblent anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d'industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le développement de la propriété bourgeoise : au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour celle-ci qui leur oppose de ce fait un obstacle; et toutes les fois que les forces productives sociales s'affranchissent de cet obstacle, elles précipitent dans le désordre la société tout entière et menacent l'existence de la propriété bourgeoise. Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein - Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? D'un côté par la destruction forcée d'une masse de forces productives; de l'autre, par la conquête de nouveaux marchés et l'exploitation plus approfondie des anciens. A quoi cela aboutit-il ? A préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir » (Manifeste Communiste, pages 17 et 18, édition du P.C.F. -1944).

Sans aucune confusion, Marx et Engels ne font pas des crises de surproduction les raisons fondamentales des révolutions sociales. Ils expliquent au contraire que les crises de surproduction sont les conséquences de la contradiction entre le développement des forces productives et les rapports sociaux de production bourgeois. Ce sont les rapports sociaux de production bourgeois, la propriété privée des moyens de production, qui sont à l'origine des crises, des guerres, des révolutions, et qui aboutissent aujourd'hui à la destruction massives des forces productives.

Fondamentalement, la révolution sociale n'est rien d'autre que la révolte de la principale force productive de la société bourgeoise contre les rapports sociaux de production bourgeois : la classe ouvrière. Elle tend à imposer sa solution : la destruction des rapports sociaux bourgeois, l'expropriation de la bourgeoisie, la mise en place de nouveaux rapports sociaux de production dont l'expression juridique sera la propriété collective des moyens de production.

La méthode de Marx se situe à l'antipode d'une « pensée économique ». Marx et Engels procèdent du développement des forces productives, des rapports sociaux de production, de la lutte des classes qu'ils contiennent pour expliquer « l'économie ». Au niveau le plus abstrait, celui de l'analyse de la valeur d'échange, de la formulation de la loi de la valeur, de la formation de la plus-value, ils mettent en évidence les rapports sociaux, les rapports et antagonismes de classe, que la loi de la valeur exprime. Dès 1847 Marx précisait, en réponse à Proudhon ( « Misère de la Philosophie »), : « les catégories économiques ne sont que l'expression théorique des rapports sociaux de production ». Marx expliquera plus tard « le Capital n'est pas une chose mais un rapport social ».

Mais pourquoi Mandel-Germain éprouve-t-il le besoin de dénaturer la méthode de Marx qui est élaborée dès « L'idéologie Allemande » ? La suite de son rapport au 9° Congrès du Secrétariat Unifié nous l'apprendra sans doute. Il poursuit : « Et encore...

(Mandel-Germain fait une nouvelle citation de la Préface à la Contribution à la Critique de l'Economie Politique) :

« Pas plus qu'on juge un individu sur l'idée qu'il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi : il faut au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit entre les forces productives sociales et les rapports sociaux ».

Pris sans doute de faiblesse, épuisé comme il l'est, Janus-Germain-Mandel interrompt la citation. Réparons cette défaillance, Marx complète :

« Une société ne disparaît jamais avant d'avoir développé toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir, et jamais de nouveaux et supérieurs rapports de production ne se substituent à elle avant que les conditions d'existence matérielles de ces rapports aient été couvées dans le sein même de la vieille société ».

Le membre de phrase : « une société ne disparaît jamais avant d'avoir développé toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir » est essentiel. Il exprime la méthode de Marx et d'Engels à propos du développement des forces productives et de leur rapport avec la lutte des classes. En tronquant cette citation, Germain attaque le marxisme au nom du marxisme. Ce membre de phrase est inséparable de l'analyse déjà exprimée dans le « Manifeste Communiste » : le mode de production capitaliste ne résout ses crises qu'en préparant des « crises plus générales et plus formidables et en diminuant les moyens de les prévenir ». Si bien qu'à un moment déterminé, les crises (qui ne se résument pas à la crise de surproduction) de régulateurs, à leur manière, du fonctionnement du mode de production capitaliste, et qui pouvaient être considérées comme crises de croissance du système capitaliste, deviennent qualitativement différentes : la société bourgeoise roule vers la barbarie. Les rapports sociaux de production bourgeois ont comme conséquence que les moyens de production se transforment en forces destructives d'autant plus puissantes que la science et la technique sont développées. Lénine situe ce point au stade de « L'impérialisme stade suprême du capitalisme » caractérisé comme le capitalisme parasitaire pourrissant, comme « la réaction sur toute la ligne ». La fin de la citation explicite le mot « entrave » tel que l'utilise Marx. Alors, il signifie : à un stade déterminé du mode de production capitaliste, les rapports de propriété bourgeoise étoufferont le développement des forces productives. Lorsque Mandel-Germain « oublie » la fin de ce texte, il tente de « légitimer » ses propres « théories » implicitées dans la phrase :

« Or si tout cela se produit alors qu'il n'y a ni grave récession économique, ni misère prononcée, cela reflète une crise sociale plus profonde, une crise sociale globale, un refus de la part des forces vives de la nation d'accepter le régime capitaliste et bourgeois. Et cela laisse présager des explosions encore plus violentes, si, aux causes fondamentales, structurelles de la crise, devrait s'ajouter une conjoncture économique déclinante ».

Dans ce contexte « entrave » ne signifie plus que obstacle à surmonter, frein ralentissant et déformant « la croissance des forces productives » et cela se manifeste en ce qu'il n'y a « ni grave récession économique, ni misère profonde ».

Mais que veulent dire « crise sociale plus profonde, crise sociale globale... refus des forces vives de la nation d'accepter le régime capitaliste, l'état bourgeois... (les) causes fondamentales structurelles » auxquelles pourrait s'ajouter « une conjoncture économique déclinante » ?

La suite de son rapport l'illustre :

« Ce que mai-juin 68 a révélé en un éclair, c'est le fait que, malgré le large boom de l'économie impérialiste, cette contradiction fondamentale, loin de s'être atténuée, s'est exacerbée au point où pour la première fois (souligné par moi) des milliers de travailleurs la prennent comme cible essentielle de leur action. Car c'est bien l'aspect nouveau de la montée révolutionnaire qui se développe actuellement en Europe Occidentale : elle y, conteste de plus en plus directement, pour la première fois dans l'histoire des rapports antagonistes entre le Capital et la Travail, le pouvoir du Capital, de ses représentants, de son Etat (souligné par moi) de commander aux hommes et aux machines. Rien ne peut être plus fondamentalement révolutionnaire dans la société dominée par le Capital monopoleur »

Au point de départ, il y a le « long boom de l'économie impérialiste ». Sans quoi comment se pourrait-il « que pour la première fois, etc. etc. ». Si « pour la première fois dans l'histoire... (est contesté) le pouvoir du capital, de ses représentants, de son Etat » il faut un fondement objectif nouveau qui ne peut être que « le long boom de l'économie impérialiste » et les nouvelles relations sociales et politiques qu'il a engendrées.

Mandel s'en explique à sa façon jésuitique :

« La crise des rapports de production capitaliste éclate dans tout le développement économique de ces quinze dernières années : dans l'impossibilité croissante d'assurer l'essor de la science et de la technologie dans le cadre de la propriété privée ».

Serait-il sur la voie du retour à une analyse marxiste L'impérialisme n'aurait-il évité une crise économique qu'en la produisant sous une autre forme ? Nullement, explique Mandel-Germain :

« Le capital (a) imposé une socialisation croissante de ces frais, voire de la majeure partie des investissements productifs sur lesquels ils débouchent , dans l'impossibilité de contenir ces mêmes forces productives dans les cadres de l'Etat bourgeois national, tout aussi désuet que la propriété privée. Sans cette socialisation croissante des coûts du développement, et sans l'apparition des sociétés multinationales, la 3° révolution industrielle n'aurait pas pu se produire dans le cadre du régime capitaliste ».

D'où il ressort que : dans le cadre du mode de production capitaliste, à l'époque de l'impérialisme « stade suprême du capitalisme parasitaire, pourrissant, réaction sur toute la ligne » ... un développement prodigieux et inégalé des forces productives s'est produit, la 3° Révolution Industrielle. La méthode de Germain-Mandel divise (pas celle de Marx) l'histoire du capitalisme en Révolutions Industrielles : la 1ère est celle de la vapeur, la 2ème celle de l'électricité, la 3ème celle de l'énergie nucléaire, de l'électronique, de la cybernétique... ce que sera la 4ème, il nous en avertira à temps. Pour Lénine et Trotsky (des prétendus marxistes incapables d'élaborer dans la joie) l'histoire du capitalisme doit être examinée en fonction des rapports sociaux entre les classes, principalement entre la bourgeoisie et le prolétariat, et au sein de la bourgeoisie. C'est de ces rapports, et non de la « science et de la technique » prises en soi que Lénine fait découler son appréciation de l'impérialisme stade suprême du capitalisme et le pronostic historique qui en découle « l'impérialisme est le prélude de la révolution sociale du prolétariat. Cela s'est confirmé depuis 1917 à l'échelle mondiale » (préface à l'édition française, page 13, édition de l'U.R.S.S. 1967).

Si l'on suit Germain-Mandel, il faut conclure : l'analyse de Lénine est fausse. Une nouvelle période, celle de la 3° Révolution Industrielle, s'est ouverte avec la fin de la 2° guerre impérialiste mondiale, celle du « néo-capitalisme », celle du « capitalisme monopolistique d'état » et de la « multinationalité ». Le capital est parvenu à briser les limites de la propriété privée des moyens de production et de l'État bourgeois national, par des moyens qui soulèvent la réprobation morale, mais il v est parvenu, grâce « à la socialisation des coûts et (aux) sociétés multinationales ». Il s'auto-réforme. Et si l'on s'interroge sur le pourquoi de cette dithyrambique « analyse » de mai-juin 68 « pour la première fois... etc » Germain-Mandel fournit également la réponse : « à la crise de la propriété et à la crise de l'Etat bourgeois national et de l'économie capitaliste « nationale » s'ajoute la crise des rapports hiérarchiques du travail ». Ce que Germain-Mandel, avec bien d'autres, appelle « la crise des rapports hiérarchiques du travail » ne « s'ajoute pas », dans la pensée de Mandel-Germain, elle se substitue « à la crise de la propriété privée et de l'État national bourgeois » puisque grâce à la « socialisation des coûts » et aux « sociétés multinationales » le capital a assumé la 3° Révolution Industrielle. La suite le prouve très clairement :

« Ce n'est pas par hasard si ce sont les étudiants et les chercheurs qui ont été sensibles les premiers au caractère mystificateur de la justification de ces rapports par l'argument de la compétence. Mais, au fur et à mesure que la 3e Révolution Industrielle chassera le travail non qualifié de la vie industrielle et qu'elle élèvera le niveau de qualification et de culture de la classe ouvrière, sa révolte contre ces rapports hiérarchiques deviendra tout aussi aigüe, sinon plus aigüe encore que celle des travailleurs intellectuels et des étudiants d'aujourd'hui ».

Le développement des forces productives, dans le cadre de la 3° Révolution Industrielle, n'en est qu'à ses débuts. Il liquidera la non qualification. Il hissera le prolétariat au niveau de culture des étudiants et des intellectuels (évidemment pas de tous les « intellectuels » : considérons tout de même qu'il existe des sommets ... ) La force motrice de la « nouvelle révolution » ce sont les « porteurs de culture ». Voilà pourquoi Germain-Mandel affirme : « C'est bien l'aspect nouveau de la montée révolutionnaire qui se développe actuellement en Europe Occidentale : elle y conteste de plus en plus directement pour la première fois dans l'histoire des rapports antagonistes entre le Capital et le Travail, le pouvoir du Capital, de ses représentants et de son Etat, de commander aux hommes et aux machines ». La « théorie élaborée dans la joie » l'exige : d'un trait de plume est rayé près d'un siècle et demi de la lutte des classes du prolétariat, la révolution de 1848, la Commune de Paris dont un certain Marx osa prétendre qu'elle révéla la forme concrète de l'état ouvrier, de la dictature du prolétariat ; les révolutions russes de 1905 et 1917, le pouvoir centralisé et fédéré des soviets, toutes les luttes révolutionnaires des prolétariats de tous les pays depuis que s'est ouvert « l'ère des guerres et des révolutions ». Lénine et Trotsky n'étaient que des « visionnaires ». D'ailleurs s'agit-il bien encore de révolution ? Ce mot n'est plus qu'une mauvaise habitude. Au vrai, il s'agit d'un mouvement qui « conteste les structures ».


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