1965

"(...) de toute l'histoire antérieure du mouvement ouvrier, des enseignements de toute cette première période des guerres et des révolutions, de 1914 à 1938, analysés scientifiquement, est né le programme de transition sur lequel fut fondée la IV° Internationale. (...) Il est impossible de reconstruire une Internationale révolutionnaire et ses sections sans adopter le programme de fondation de la IV° Internationale comme base programmatique, au sens que lui conférait Trotsky dans la critique du programme de l'I.C. : définissant la stratégie et la tactique de la révolution prolétarienne."


Stéphane Just

Défense du trotskysme (1)


2

Pablo révise le marxisme

Siècles de transition et bureaucratie

Le révisionnisme pabliste remettait aussi en cause la théorie marxiste d'une autre façon. Toujours dans «  Où allons-nous ?  » Pablo écrivait :

« Des gens qui désespèrent du sort de l'humanité parce que le stalinisme dure encore et remporte même des victoires, rapetissent l'Histoire à leur mesure. Ils auraient voulu que tout le processus de transformation de la société capitaliste en socialisme s'accomplisse dans les délais de leur courte vie, afin qu'ils puissent être récompensés de leurs efforts pour la Révolution. Quant à nous, nous réaffirmons ce que nous avons écrit dans le premier article que nous avons consacré à l'affaire yougoslave : cette transformation occupera probablement UNE PÉRIODE HISTORIQUE ENTIERE DE QUELQUES SIECLES, QUI SERA REMPLIE ENTRE TEMPS PAR DES FORMES ET DES REGIMES TRANSITOIRES ENTRE LE CAPITALISME ET LE SOCIALISME ( souligné par nous ), nécessairement éloignées des formes « pures » et des normes. »
(Ouvrage cité, pp. 46-47.)

Cette thèse des « siècles de transition », Pablo la développait au moment même où il annonçait que la troisième guerre mondiale était inévitable à bref délai (deux à trois ans, précisait alors Ernest Germain, le collègue de Pablo au S.I.) et qu'elle prendrait un caractère historique nouveau :

« ... La combinaison historique la plus probable, la plus réaliste, qui s'oppose aussi bien aux notions de la «  paix  » que de la «  guerre  », considérées chacune en soi ou comme les deux termes, d'une alternative, est celle de la REVOLUTION-GUERRE, de la Révolution qui se prolonge en guerre, ou de la guerre qui se transforme en Révolution. CES CHANGEMENTS SONT EN RAPPORT DIRECT AVEC L'ACUITÉ EXTREME A LAQUELLE ONT ABOUTI LES CONTRADICTIONS DU REGIME CAPITALISTE ET AVEC SON ECROULEMENT SUR UNE GRANDE ECHELLE DE CE RÉGIME. C'est la révolution avant ou avec la guerre », infime différence que des théoriciens de l'envergure de Pablo ou de Germain ne peuvent considérer qu'avec un souverain mépris, « qui est à l'ordre du jour, pas autre chose.
Cette révolution est éminemment PERMANENTE, COMME JAMAIS ELLE NE L'A ETE: PERMANENTE DANS LE SENS QUE LA LUTTE, COMMENCEE PAR LES MASSES COLONIALES CONTRE LES CLASSES DIRIGEANTES ET L'IMPERIALISME, PAR LE PROLÉTARIAT CONTRE LE CAPITALISME, PAR L'IMPÉRIALISME CONTRE L'U.R.S.S., NE POURRA PLUS S'ARRETER. ELLE S'APPROFONDIRA ET S’AMPLIFIERA EN ACCELERANT SON RYTHME, EMBRASSANT DES FORCES TOUJOURS NOUVELLES, ROMPANT TOUS LES EQUILIBRES, EMPORTANT DANS SON COURANT TORRENTIEL LES EPAVES DE TOUTES LES SITUATIONS ET DE TOUS LES REGIMES VERMOULUS JUSQU'A LA VICTOIRE FINALE DU SOCIALISME MONDIAL. Le stalinisme sera, à son tour, malgré des succès passagers ici et là, décomposé durant cette période, la plus révolutionnaire que l'histoire ait connue. » (Ouf !)
(« Quatrième Internationale », Janvier 1951 vol. 9, n° 1, «  Editorial  », p. 4.)

Le flot « torrentiel » de cet assemblage de mots participe du délire petit-bourgeois et de la confusion volontaire la plus totale. Laissons de côté la phrase « trotskyste » sur le «  stalinisme qui sera à son tour balayé... etc.  », indispensable au secrétaire général de la IV° Internationale. Retenons seulement que l'impérialisme est entré dans sa crise finale (une notion sur laquelle nous reviendrons), «  emportant dans son courant torrentiel les épaves de toutes les situations et de tous les régimes vermoulus jusqu'à la victoire finale du socialisme mondial  », - du socialisme mondial, c'est-à-dire du renversement des derniers vestiges de l'impérialisme. Et pourtant « cette transformation occupera une période historique ENTIERE DE QUELQUES SIECLES qui sera remplie entre temps par des formes et des régimes transitoires entre le capitalisme et le socialisme, nécessairement éloignés des formes «  pures  » et des normes. »
(« Où allons-nous ? », oc. c., p. 47.)

Il faut avouer qu'il y a là quelque obscurité. Dans un cas, Pablo appelle « socialisme » le renversement du capitalisme, dans l'autre il parle de la société socialiste, phase inférieure du communisme. Il intercale entre les deux une période de plusieurs siècles, pendant laquelle existeront des formes bâtardes éloignées des normes, ou, pour parler clair, une bureaucratie. Cela signifie qu'après le renversement du capitalisme mondial, des couches bureaucratiques auront devant elles tout un avenir historique. Qui plus est, elles accompliront une fonction sociale progressive et nécessaire, car elles ne pourront exister aussi longtemps que dans la mesure où le prolétariat se sera révélé incapable d'exercer lui-même le pouvoir.

Trotsky, analysant à la lumière des conceptions de Marx et de Lénine la formation de la bureaucratie du Kremlin, écrit dans «  La Révolution trahie  » :

«  Le jeune Marx écrivait deux ans avant le «  Manifeste Communiste » : « Le développement des forces productives est pratiquement la condition première absolument nécessaire (du communisme) pour cette. raison encore que l'on socialiserait sans lui l'indigence et que l'indigence ferait recommencer la lutte pour le nécessaire et par conséquent ressusciter tout le vieux fatras...  » Cette idée, Marx ne l'a développée nulle part, et ce n'est pas par hasard : il ne prévoyait pas la victoire de la révolution dans un pays arriéré. Lénine ne s'y est pas arrêté non plus, et ce n'est pas davantage par hasard : il ne prévoyait pas un si long isolement de l'Etat soviétique. Or, le texte que nous venons de citer n'étant chez Marx qu'une supposition abstraite, un argument par opposition nous offre une clé théorique unique pour aborder les difficultés tout à fait concrètes et les maux du régime soviétique. Sur le terrain historique de la misère, aggravée par les dévastations des guerres impérialistes et civiles, «  la lutte pour l'existence individuelle  », loin de disparaître le lendemain de la subversion de la bourgeoisie, loin de s'atténuer dans les années suivantes, a revêtu par moments un acharnement sans précédent : faut-il rappeler que des actes de cannibalisme se sont produits par deux fois dans certaines régions du pays ?... »
«  Procédant uniquement de la théorie marxiste de la dictature du prolétariat, Lénine n'a pu, ni dans son ouvrage capital sur la question (« L'Etat et la révolution » ), ni dans le programme du parti, tirer, concernant le caractère de l'état, toutes les déductions imposées par la condition arriérée et l'isolement du pays. Expliquant les récidives de la bureaucratie par l’inexpérience administrative des masses et les difficultés nées de la guerre, le programme du parti prescrit des mesures purement politiques pour surmonter « les déformations bureaucratiques » ( éligibilité et révocabilité à tout moment de tous les mandataires, suppression des privilèges matériels, contrôle actif des masses). On pensait que, dans cette voie, le fonctionnaire cesserait d'être un chef pour devenir un simple agent technique, d'ailleurs provisoire, tandis que l'état quitterait peu à peu, sans bruit, la scène.
Cette sous-estimation manifeste des difficultés futures s'explique du fait que le programme se fondait entièrement, sans réserves, sur une perspective internationale : « La révolution d'Octobre a réalisé en Russie la dictature du prolétariat... L'ère de la révolution prolétarienne communiste universelle s'est ouverte. » Telles sont les premières lignes du programme. Les auteurs de ce document ne se donnaient pas uniquement pour but l'édification du «  socialisme dans un seul pays  », - cette idée ne venait alors à personne et à Staline moins qu'à personne - et ils ne se demandaient pas quel caractère prendrait l’état soviétique s'il lui fallait accomplir seul pendant vingt ans les tâches économiques et culturelles accomplies par le capitalisme avancé...... La réduction de l'état à des fonctions «  de recensement et de contrôle  », les fonctions de coercition s'amoindrissant sans cesse, comme l'exige le programme, supposait un certain bien-être. Cette condition nécessaire faisait défaut. Le secours de l'Occident n'arrivait pas. Le pouvoir des soviets démocratiques se révélait gênant et même intolérable quand il s'agissait de favoriser les groupes privilégiés les plus indispensables à la défense, à l'industrie, à la technique et à la science. Une puissante caste de spécialistes de la répartition se forma et se fortifia grâce à l'opération nullement socialiste qui consistait à prendre à dix personnes pour donner à une seule. »
(« La Révolution trahie ». Voir « De la révolution », pp. 480 à 482.)

Nous avons ici tous les éléments de la formation de la bureaucratie et de son usurpation du pouvoir politique. Reprenons la phrase de Marx : «  Le droit ne peut jamais s'élever au-dessus du régime économique et du développement culturel conditionné par ce régime. » En définitive, c'est du développement culturel d'immenses masses que dépend la réalisation du socialisme. Même à ce moment, le droit bourgeois n'a pas encore disparu dans la sphère de la répartition, mais le haut niveau du développement culturel constitue un infranchissable obstacle à la formation de la bureaucratie, d'une bureaucratie omnipotente en tout cas. Ce stade peut être atteint dans des délais extrêmement brefs. Toutefois, cela est directement conditionné par le niveau des forces productives; on ne socialise pas la misère. Et, dans des conditions de pénurie matérielle, les éléments de culture, les îlots de culture de la société, jouent eux-mêmes dans le sens de la constitution de privilèges.

Ici encore, l'étroite dépendance entre le socialisme et l'harmonisation du développement des forces productives à partir de la division internationale du travail apparaît : « les tâches internationales » du prolétariat dont parle Marx dans la « Critique du programme de Gotha ». Nous savons du même coup comment est indissolublement lié le développement de la bureaucratie parasitaire du Kremlin (le développement de toute bureaucratie) avec les processus de la révolution prolétarienne mondiale. C'est l'isolement de la révolution russe, dans les conditions particulières d'un pays économiquement arriéré, au niveau culturel effroyablement bas, et qui avait subi de terribles destructions matérielles et humaines au cours de la guerre impérialiste et de la guerre civile, qui fut à l'origine de la dégénérescence de l'état ouvrier issu de la révolution d'Octobre, de la formation de la bureaucratie parasitaire du Kremlin. La Russie est entrée dans la révolution prolétarienne la première, comme le chaînon le plus faible de l'impérialisme, cédant sous l'effet des contradictions spécifiques. Comme telle, l'U.R.S.S. est un produit du développement révolutionnaire mondial. De plus, elle n'aurait pas subsisté une seule décennie si la lutte du prolétariat international n'avait secoué violemment l'impérialisme dans ses bastions traditionnels d'Europe. La Russie fut le centre du séisme révolutionnaire mondial qui s'est produit à la fin de la première guerre impérialiste mondiale.

Mais, pour les mêmes raisons qui avaient fait d'elle le centre de la révolution prolétarienne, la lave révolutionnaire bouillonnante allait s'y transformer en une épaisse gangue bureaucratique. En même temps, malgré l'existence de la bureaucratie, le développement économique et culturel, avec toutes ses contradictions, donne une idée du développement grandiose que permettrait l'harmonisation des forces productives à l'échelle mondiale sur la base de la division internationale du travail. Par là-même est exclue la constitution d'une bureaucratie comparable à celle de l'U.R.S.S. (et dont le règne durerait des siècles !) après la victoire de la révolution dans les derniers bastions de l'impérialisme.

La conception pabliste des «  siècles de transition  » est directement en contradiction avec les fondements du marxisme. Mais elle explique l'expression apparemment étrange de «  révolution sous toutes ses formes  ». Toutes les formes, ce sont «  toutes les formes  » possibles de ces régimes bureaucratiques auxquels est dévolu le rôle moteur à partir d'une situation jamais vue, « ultra-révolutionnaire », mais que le prolétariat n'est pas capable d'exploiter. La bureaucratie devient ainsi une formation sociale historiquement nécessaire pendant «  des siècles  ».


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