1983 |
Stéphane Just avait comme projet l’écriture d’une histoire des crises impérialistes sous
forme de brochures dont
seules les deux premières seront publiées. |
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Les schémas de la reproduction élargie de Marx ont été repris maintes fois. Ils ont été à l'origine de multiples autres schémas infiniment plus complexes, comportant d'autres rapports (composition organique du capital, taux de la plus-value, taux de profit, rapport initial entre les deux groupes de la production sociale), et même des schémas exprimés en prix de production tenant compte du taux moyen de profit. Mais les schémas de Marx sont une abstraction, une abstraction pleinement justifiée car elle constitue une épure des rapports et du métabolisme du mode de production capitaliste. Ce sont ces schémas qui autorisent Lénine à écrire en 1897 :
« L'affirmation selon laquelle les capitalistes ne peuvent consommer la plus-value n'est que la répétition vulgarisée des doutes de Smith en général. Une partie seulement de la plus-value se compose d'objets de consommation : quant à l'autre, elle se compose de moyens de production (par exemple la plus-value d'un maître de forges). La “consommation” de cette dernière plus-value s'accomplit par son utilisation dans la production; et les capitalistes qui fabriquent comme produit des moyens de production ne consomment pas eux-mêmes la plus-value mais le capital constant échangé par d'autres capitalistes. C'est pourquoi les populistes qui parlent de l'impossibilité de réaliser la plus-value doivent logiquement être amenés à reconnaître l'impossibilité de réaliser également le capital constant. »
Lénine poursuit :
« Et le marché extérieur ? Est-ce que nous ne nions pas la nécessité du marché extérieur pour le capitalisme? Bien sûr que non. Ce qu'il y a, c'est que la question du marché extérieur n'a absolument rien de commun avec celle de la réalisation, et que la tentative de les lier et d'en faire un tout caractérise seulement les souhaits romantiques d'“arrêter” le capitalisme et l'incapacité des romantiques de raisonner logiquement. » (« De la caractérisation du romantisme économique », cité en annexe pages 171-172 du livre II, tome II, du « Capital », Editions sociales).
Mais Lénine est amené à préciser :
« La théorie de la réalisation suppose une répartition proportionnelle de la production. Cela, c'est l'idéal du capitalisme et nullement sa réalité. » (« A propos de la théorie de la réalisation », cité en annexe page 192, livre II, tome II, du « Capital »)
En effet, selon ces schémas, la seule condition d'un développement équilibré serait la possibilité d'intégrer à la production de la force de travail supplémentaire à chaque cycle. Ces schémas sont pleinement justifiés et indispensables du point de vue de l'étude du maintien et du développement de la production à partir des rapports de production capitalistes. Mais, en même temps, ce ne sont que des schémas, des abstractions, « l'idéal du fonctionnement du mode de production capitaliste et non la réalité » .
Le découpage en deux groupes est une simplification. Chaque groupe se subdivise en de multiples branches, secteurs de production. Dans chaque groupe un développement équilibré de chaque branche, de chaque secteur, comme composante du développement d'ensemble de la production, est nécessaire. Des branches, des secteurs de la production, participent de l'un et l'autre groupe.
Les marchandises ne s'échangent pas les unes contre les autres, mais par la médiation de l'argent, ce qui implique (comme nous l'avons déjà vu) la possibilité d'une rupture du cycle des échanges, ce qui appelle au développement du système du crédit. Les marchandises ne se réalisent qu'exceptionnellement à leur valeur. Pour que le mode de production capitaliste puisse fonctionner, la tendance est qu'elles se réalisent à leur coût de production (capital constant + capital variable) + (capital constant + capital variable) x (taux de profit moyen). Des transferts de valeur ont lieu entre branches de la production en fonction de la composition organique du capital, de la plus-value absolue et relative produite par le capital variable dans chacune d'entre elles. Le capital bouleverse constamment les conditions de la production, donc les rapports de chaque secteur, chaque branche, chaque groupe de la production sociale avec les autres, la composition organique du capital, le taux de la plus-value, le taux d'accumulation, le taux de profit, la valeur et le prix de chaque marchandise. Le capital se développe en ayant des rapports constants avec un environnement économique national et international qui n'est pas purement capitaliste, mais semi-capitaliste, pré-capitaliste, ou provient d'un mode de production antérieur. Il détruit d'ailleurs les anciens rapports de production et constitue de nouveaux rapports de type capitaliste, ou les transforme en se les subordonnant.
Des schémas de Marx, ou d'autres schémas dérivés de ceux de Marx, certains économistes, se réclamant même de Marx, ont tiré la conclusion qu'en supprimant l'anarchie de la production le capitalisme pouvait avoir un développement équilibré et sans crise. Autant écrire qu'en supprimant le capitalisme il n'y aurait plus de crises consécutives aux contradictions inhérentes au mode de production capitaliste. L'anarchie de la production est la conséquence inéluctable du mode de production fondé sur la propriété privée des moyens de production, dont le moteur est la production de la plus-value, sa réalisation et la transformation d'une partie de celle-ci en capital élargi. L'anarchie de la production est tout aussi inséparable du mode de production capitaliste que peut l'être la concurrence entre les multiples capitaux qui composent le capital social et qui sont engagés dans la course au profit.
Lénine, d'ailleurs, ne prétend pas du tout que le « marché extérieur » n'est pas nécessaire au capitaliste. Mais qu'il est « possible » (seulement possible) que dans des conditions « idéales » la réalisation du produit s'effectue sans l'ouverture de « marchés extérieurs » .
Ainsi écrit-il :
« L'existence du marché extérieur est nécessaire parce que la production capitaliste implique fondamentalement la tendance à l'extension illimitée par opposition à ce qui existait pour tous les anciens modes de production, qui se limitaient aux dimensions de la commune, du patrimoine, de la tribu, du territoire, de l'Etat. Alors que dans les anciens régimes économiques la production se renouvelait à chaque fois de la même façon et à la même échelle que précédemment, en régime capitaliste, ce renouvellement sous le même aspect devient impossible : l'extension illimitée, le progrès continuel, deviennent la loi de la production. » (« De la caractérisation du romantisme économique », cité en annexe du livre II du tome II du « Capital », page 173.)
Lénine poursuit :
« L'analyse de la réalisation a montré que la formation du marché intérieur ne se fait pas tant au compte des objets de consommation que des moyens de production. Il s'ensuit que la première section (groupe I) de la production sociale (fabrication des moyens de production) doit se développer plus vite que la seconde (groupe II) (fabrication des objets de consommation). Mais il ne s'ensuit naturellement pas que la fabrication des moyens de production puisse se développer d'une manière absolument indépendante de la fabrication des objets de consommation et sans le moindre lien avec elle. »
Les schémas prouvent la relation de dépendance entre les deux. Mais précisément le développement de la production dans le cadre du mode de production capitaliste tend constamment à rompre ce lien.
Marx écrit :
« La création de cette plus-value constitue le processus de production immédiat, qui, comme nous l'avons dit, n'a d'autres limites que celles que nous venons d'indiquer. Dès que toute la quantité de surtravail que l'on peut extorquer est matérialisée en marchandises, la plus-value est produite. Mais cette production de plus-value n'achève que le premier acte du processus de production capitaliste, le processus immédiat. Le capital a absorbé une quantité déterminée de travail non payé. A mesure que le processus se développe, qui s'exprime dans la baisse du taux de profit, la masse de la plus-value ainsi produite s'accroît immensément. Vient alors le second acte du processus. il faut que toute la masse des marchandises, le produit total, aussi bien la partie qui représente le capital constant et le capital variable que celle qui représente la plus-value, se vende. Si la vente ne s'opère pas ou bien qu'elle s'opère que partiellement ou à des prix inférieurs aux prix de production, il y a bien eu exploitation de l'ouvrier, mais elle n'est pas réalisée comme telle pour les capitalistes : elle peut même aller de pair avec l'impossibilité totale ou partielle de réaliser la plus-value extorquée, voire s'accompagner de la perte totale ou partielle du capital. Les conditions de l'exploitation directe et celles de sa réalisation ne sont pas les mêmes; elles diffèrent non seulement de temps et de lieu, mais même de nature. Les unes n'ont d'autre limite que les forces productives de la société, les autres la proportionnalité des différentes branches de production et le pouvoir de consommation de la société. Mais celui-ci n'est déterminé ni par la force productive absolue ni par le pouvoir de consommation absolue, il l'est par le pouvoir de consommation qui a pour base des conditions de répartitions antagoniques qui réduisent la consommation de la grande masse de la société à un minimum variable dans des limites plus ou moins étroites. il est en outre restreint par le désir d'accumuler, la tendance à augmenter le capital et à produire de la plus-value sur une échelle plus étendue. ” Et, plus loin : “ Plus les forces productives se développent, plus elles entrent en conflit avec les fondements étroits sur lesquels reposent les rapports de consommation. » (« Le Capital », III, troisième section, page 1026, Edition de la Pléiade. Le même passage, livre III, tome 1, page 257, Editions sociales.)
De son côté, Lénine s'exprime ainsi :
« En dernière analyse, la consommation productive (la consommation des moyens de production) est toujours liée à la consommation et en dépend toujours. Cependant, sont inhérentes au capitalisme, d'une part, la tendance à élargir sans limites la consommation productive, à élargir sans limites l'accumulation et la production, et d'autre part la prolétarisation des masses populaires, qui pose des limites assez étroites à l'élargissement de la consommation individuelle. Y est clair que nous voyons ici une contradiction dans la production capitaliste, et que Marx, dans le passage cité, ne fait que constater cette contradiction. L'analyse de la réalisation dans le livre ll ne nie nullement cette contradiction, mais montre au contraire le lien existant entre la consommation productive et la consommation individuelle. » (Idem, pages 185-186-187.)
En d'autres termes, les schémas de Marx montrent à la fois la possibilité de l'équilibre entre les différents groupes de la production sociale, de la réalisation, et (si l'on tient compte qu'il s'agit de production capitaliste) l'inéluctabilité de la rupture de cet équilibre, de la rupture du lien de dépendance entre les deux groupes de la production sociale, ainsi d'ailleurs qu'entre les différents secteurs et branches de ces groupes. La rupture du lien de dépendance se réalise au cours de la partie du cycle économique qui va de la reprise de la production au sommet du boom. Elle se manifeste brutalement dans la crise, qui réalise les conditions permettant qu'il se renoue et donc d'un nouveau cycle.
La contradiction fondamentale, essentielle, du mode de production capitaliste : le caractère social de la production, est contradictoire à la propriété privée des moyens de production.
Avant d'aller plus loin dans l'analyse du cycle de la production capitaliste, il importe de préciser un point. Toute une école veut voir la cause des crises dans la « sous-consommation » des masses, résultant des rapports de distribution. Cette école a nourri le réformisme. Dans la période actuelle, elle nourrit les théories de l' « augmentation du pouvoir d'achat » comme solution aux crises de surproduction.
Constatation empirique mais significative : lorsque « réformistes » et staliniens sont au pouvoir dans les pays capitalistes, en période de crise, ils n'ont rien de plus pressé que de limiter, de réduire autant qu'il est en leur pouvoir, la consommation des masses. Les citations de Marx faites précédemment sont une condamnation sans appel de ces « théories » de la sous-consommation, bien que la sous-consommation existe réellement. Le fond de l'affaire réside en ce que sont « oubliées » les conditions spécifiques de la production dans le mode de production capitaliste : la production pour le profit.
Lénine écrivait en 1897 :
« L'analyse scientifique de l'accumulation dans la société capitaliste et de la réalisation du produit a ruiné tous les fondements de cette théorie en montrant, en outre, que c'est justement dans les périodes qui précèdent les crises que la consommation des ouvriers augmente, et que la sous-consommation (qui expliquerait prétendument les crises) a existé sous tous les régimes économiques les plus variés, alors que les crises ne constituent le signe distinctif que d'un seul régime : le régime capitaliste. » (Annexe livre II du « Capital », tome II, pages 175-176.)
Quoi qu'il en semble au premier abord, les « théories » sur la sous-consommation des masses (certains ajoutent : et des capitalistes) « embellissent », tentent de rendre acceptable et d'assurer la pérennité d'un mode de production social dont il suffirait de corriger les rapports de distribution pour que soient résolues les contradictions. Mais les rapports de distribution ne sont que la conséquence, ils découlent des rapports de production. La limitation de la consommation des masses (et des capitalistes) résulte des rapports de production capitalistes : d'un côté l'appropriation privée des moyens de production sous la forme d'une multitude de capitaux particuliers; de l'autre une masse prolétarisée ne possédant en propre que sa force de travail, qu'elle est obligée, pour vivre, de vendre comme une marchandise aux possesseurs des moyens de production, qui la leur achètent comme ils achètent tout autre moyen de production.
A ceux qui, de la contradiction entre la tendance à l'extension de la production sans autre limite que la capacité de production sociale croissante et aux limites du marché, tirent la conclusion que la solution est dans l'augmentation de la consommation des masses, Marx rappelle que, pour le mode de production capitaliste, il s'agit de produire de la plus-value et de la réaliser. Il montre que, justement, c'est lorsque la crise économique approche que les salaires sont les plus élevés, ce qui ne fait que réduire le taux et la masse de la plus-value. Aux partisans de la théorie qui voit la solution des crises dans l'augmentation de la consommation des masses populaires, il rappelle :
« La véritable barrière de la production capitaliste, c'est le capital lui-même : le capital et sa mise en valeur par lui-même apparaissent comme point de départ et point final moteur et fin de la production; la production n'est qu'une production pour le capital et non l'inverse; les moyens de production ne sont pas de simples moyens de donner forme, en l'élargissant sans cesse, au processus de la vie au bénéfice de la société des producteurs. Les limites qui servent de cadre infranchissable à la conservation et la mise en valeur de la valeur-capital reposent sur l'expropriation et l'appauvrissement de la grande masse des producteurs; elles entrent donc sans cesse en contradiction avec les méthodes de production que le capital doit employer pour sa propre fin, et qui tendent à promouvoir un accroissement illimité de la production, un développement inconditionné des forces productives sociales du travail, à faire de la production une fin en soi. Les moyens - développement inconditionné de la productivité sociale - entrent perpétuellement en conflit avec la fin limitée : mise en valeur du capital existant. Si donc le mode de production capitaliste est un moyen historique de développer la force productive matérielle et de créer le marché mondial correspondant, il représente en même temps une contradiction permanente entre cette tâche historique et les rapports de production qui lui correspondent. » (« Le Capital », livre III, tome 1, Editions sociales, page 263.)
Lénine, polémiquant avec les tenants de la théorie de la sous-consommation, écrit :
« On peut se demander si la seconde théorie (celle de Marx et Lénine) nie l'existence d'une contradiction entre la production et la consommation, l'existence d'une sous-consommation. Bien sûr que non. Elle reconnaît pleinement l'existence de ce fait relatif seulement à une branche de l'ensemble de la production capitaliste. Elle enseigne que ce fait ne peut expliquer les crises, qui sont provoquées par une autre contradiction plus profonde, la contradiction fondamentale du système économique moderne : celle qui existe entre le caractère social de la production et le caractère privé de l'appropriation. » (Annexe livre II, tome II, page 176, Editions sociales.)
Lénine exprime, ici, l'essentiel.
La production capitaliste exige dès son origine que la production ait acquis un caractère social. Le développement de la production capitaliste est développement accéléré du caractère social de la production. A l'intérieur des entreprises, il s'agit de plus en plus, non de producteurs individuels, mais d'un ensemble de producteurs qui constituent une unité de production, d'un travailleur collectif. Tous les secteurs, toutes les branches de la production, sont de plus en plus étroitement imbriqués à l'ensemble de la production, aux échelles nationales et à l'échelle internationale. La division nationale et internationale fait de la production une unité organique internationale.
Mais l'appropriation privée des moyens de production entre de multiples propriétaires de capitaux - de tous les moyens de production : la terre, les installations, les matières premières, les machines et aussi la force de travail - implique la production pour le profit et la concurrence des capitaux dans la recherche du profit.
Et la production pour le profit, la concurrence effrénée des capitaux, déchirent, disloquent, font exploser l'unité organique de la production sociale. Les rapports entre les différentes composantes de la production sociale : la production, les échanges, la distribution, sont réglés par des lois aveugles qui s'expriment sur le marché.
De la contradiction entre l'appropriation privée des moyens de production et le caractère social de la production naissent toutes les autres contradictions du mode de production capitaliste.
La contradiction entre la tendance au développement de la production sans autre limite que la capacité productive sociale et les limites que la production capitaliste, la production pour le profit, dicte à la consommation découle de la contradiction fondamentale, essentielle, entre le caractère social de la production et l'appropriation privée des moyens de production.
La contradiction entre la production de la plus-value et sa réalisation, pour Marx et Lénine, est comme toutes les autres contradictions du mode de production capitaliste, une contradiction secondaire, c'est-à-dire qui procède, qui dérive, de la contradiction fondamentale, essentielle, celle entre le caractère social de la production et l'appropriation privée des moyens de production.
C'est donc de cette contradiction fondamentale que naissent les crises, bien que leurs causes immédiates soient diverses et que toujours les crises de surproduction s'annoncent par une chute du taux de profit.
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