1920 |
Article paru dans le numéro 33 du Bulletin communiste, 1ère année, 30 septembre 1920, signé du pseudonyme « Varine ». |
Légalité et illégalité
Les reconstructeurs sont affolés à l'idée de voir le Parti socialiste se montrer irrespectueux de la loi bourgeoise. Les uns, qui sont d'humeur joyeuse, imputent aux communistes une tendance au romanesque, à la conspiration blanquiste, aux mystérieuses manigances évoquant des conciliabules dans des tombeaux, des serments sur des poignards, des mots de passe à donner le frisson... Les autres, qui sont d'humeur chagrine, lèvent au ciel des yeux éplorés et gémissent : « Enfreindre la légalité capitaliste ! Où allons-nous, grands dieux ? Mais ces communistes démoniaques vont nous faire perdre des voix aux élections de 1924... »
Ainsi vont nos reconstructeurs, qui seront bientôt dignes d'entrer dans l'Alliance Républicaine Démocratique.
Leurs lamentations et pleurnicheries montrent à quel point nos social-réformistes sont imprégnés d'esprit petit-bourgeois. Ils parlent comme si les révolutionnaires s'adonnaient à l'action illégale par goût, c'est-à-dire, à leur sens, par vice. Ils oublient que les révolutionnaires agissent suivant des nécessités politico-historiques qui ne sont pas leur fait mais celui du régime d'oppression auquel ils se proposent de substituer le régime communiste. Ils méconnaissent, ou feignent de méconnaître les raisons qui imposent aux champions d'une idée nouvelle telle méthode de travail, tel mode d'activité, pour le succès de leur idée. En un mot, ils font semblant de croire que le despotisme laisse aux défenseurs de l'ordre nouveau, le choix entre le respect et l'infraction aux lois, établies par les légistes précisément en vue de la sauvegarde de ce despotisme.
Que le despotisme soit féodal ou capitaliste, le système juridique par lequel il est consacré vise à sa protection ; prétendre le renverser en respectant la légalité, c'est se leurrer, consciemment ou inconsciemment. Les libertés accordées par tout régime existant ne le sont que dans la mesure où elles ne permettent pas d'atteindre le régime. Il suffit que l'ordre établi soit menacé pour que l'Etat restreigne les libertés accordées, jusqu'à les supprimer s'il le faut. Ces vérités, qui ressortent en pleine évidence de toute l'Histoire, sont baignées d'une lumière éclatante depuis la guerre impérialiste de 1914 ; les reconstructeurs qui ne les aperçoivent ou ne les comprennent pas, sont hermétiquement fermés au communisme.
Les bolcheviks, qui ne sont ni des blanquistes, ni des bakouninistes, mais des marxistes, c'est-à-dire des réalistes, ont été contraints à l'action illégale par la tyrannie tsarienne. Fallait-il qu'ils renonçassent à la propagande socialiste et révolutionnaire, sous les coups de la répression ? S'ils n'avaient pas exercé clandestinement l'action qu'ils ne pouvaient faire au grand jour, ils n'eussent pas pris la direction de la révolution, et une restauration monarchique eût dans un bref délai supplanté le règne de Kerensky.
En Allemagne, sous un gouvernement de « social-démocrates », le Parti communiste a été mis hors la loi. L'état de siège a été institué pendant plus d'une année, afin d'étouffer l'action des spartakistes. Depuis la levée de l'état de siège, les communistes sont encore obligés de recourir à la propagande secrète. Récemment, une dépêche de Berlin annonçait l'arrestation de 25 communistes découverts par la police en réunion clandestine. Ce fait, mieux que tout commentaire, illustre l'ignominie des propos de Longuet, Caussy, Chapiro et Cie, qui s'évertuent à diminuer l'importance du mouvement communiste allemand en tirant parti de l'impitoyable oppression qui sévit en Allemagne contre les communistes. Il montre, aussi comment les brimades du pouvoir obligent les communistes à recourir à l'action illégale.
Aux Etats-Unis, la bourgeoisie. « démocrate » et « républicaine » a trouvé un moyen expéditif pour réprimer l'essor du socialisme. Elle a promulgué « l'acte d'espionnage », loi d'exception sous le coup de laquelle ont été poursuivis, emprisonnés et condamnés par milliers les socialistes et les syndicalistes, même des plus modérés. Le Parti communiste a été décimé par les arrestations et les déportations. Il est aujourd'hui réduit à une existence illégale, et son journal paraît clandestinement. Le plus ignorant des ouvriers, auquel cet état de choses est expliqué, comprend la nécessité de l'action illégale. Mais nos reconstructeurs, qui se piquent de culture et ne sont en réalité que de présomptueux et incompréhensifs politiciens petit-bourgeois, sont offusqués !
En Yougo-Slavie, les dernières élections municipales ont donné une lumineuse démonstration de l'insuffisance (nous ne disons pas de l'inutilité) de l'action légale. Les communistes ayant obtenu la majorité absolue à Belgrade, le gouvernement a opposé la force à l'exercice du mandat que les communistes ont reçu du suffrage universel, conformément à la légalité, et a interdit à nos camarades de remplir les devoirs de leur charge. Il en serait de même dans tout pays capitaliste où, par miracle, en dépit de la puissance à la fois coercitive et corruptrice de l'Etat, les socialistes ou communistes obtiendraient la majorité des sièges au Parlement. Le pouvoir exécutif, qui « fait » les élections, est assuré de pouvoir « faire » la majorité ; la preuve en est l'importance accordée à la nuance politique du gouvernement au pouvoir en période électorale ; si, dans des circonstances exceptionnelles comme celles que la guerre a créées, le socialisme triomphait aux élections, l'Exécutif dissoudrait le Parlement, procéderait à une nouvelle « consultation nationale » après avoir pris ses précautions : arrestation des leaders du mouvement d'opposition, invention et diffusion à grand fracas d'une histoire de brigands pour discréditer l'opposition, pression sur les électeurs, distribution de places et faveurs pour disloquer les forces de la nouvelle majorité, etc. En aucun cas, la légalité ne laisse aux révolutionnaires la possibilité d'accomplir une transformation politique et sociale dans les cadres juridiques du régime. Tout progrès, toute révolution, n'est réalisée qu'en infraction de la loi, expression de l'intérêt de la classe dominante.
En France, les événements des derniers mois ont apporté à notre thèse d'irrécusables démonstrations. Les communistes ont propagé publiquement leurs idées, sous la protection théorique de la loi, qui assure théoriquement à tous les citoyens le droit d'exprimer leur pensée. Mais le gouvernement bourgeois a délibérément violé lui-même la légalité bourgeoise, qu'il juge trop libérale parce que le mouvement communiste gagne chaque jour en étendue et en puissance. Il a donné lui-même au prolétariat l'exemple de l'illégalité, qu'il justifie au nom de l'ordre établi, et qui se justifie, aux yeux des révolutionnaires, au nom de l'ordre à établir. Des militants socialistes et syndicalistes, dont l'activité s'est déployée à ciel ouvert, ont été jetés en prison sans l'ombre d'un prétexte plausible, par un gouvernement qui incite ainsi les révolutionnaires à l'action illégale.
La légalité n'est que la codification des rapports de classes, à un stade d'évolution donné. Toute perturbation dans la production, en modifiant les rapports de classes, rend la légalité caduque. L'illégalité à laquelle la bourgeoisie égoïste, âpre à conserver ses richesses et à les accroître, contraint la classe exploitée et ses militants, est une inéluctable nécessité qu'il ne dépend pas des communistes d'éviter.
VARINE.