1924 |
Source: Encyclopédie Granat traduite dans Les
Bolchéviks par eux-mêmes ((Georges Haupt, Jean-Jacques Marie –
1969). Mise en ligne par La
bataille socialiste. |
Autobiographie
Je suis né à Mourom dans le gouvernement de Vladimir. Mon père, petit-bourgeois de Mourom, avait exercé différents métiers , tour à tour meunier, manœuvre, charpentier et commis. Ma mère était la fille d’un ouvrier de l’usine métallurgique “Dostchatoe”. Je perdis mon père très tôt, je n’avais pas encore trois ans quand il se noya et laissa ma mère avec quatre enfants, dont le plus jeune n’avais que quelque mois.
Veuve sans moyens ni soutien, elle eut une vie extrêmement pénible. Dès leur plus jeune âge, tous les enfants durent s’habituer à travailler pour se rendre utiles et aider leur mère dans sa lutte difficile pour la vie. Malgré sa pénible existence, ma mère s’efforça d’élever autant que possible ses enfants dans l’esprit des anciennes coutumes et de la vieille foi. Les familles de mon père et de ma mère étaient des « vieux-croyants » d’une secte du Sormovo persécutée par la police et les popes. Dès ma plus petite enfance, j’ai fait connaissance avec les persécutions religieuses. La grande rue de notre petite ville de province avec ses disputes et ses rixes, les bagarres de rues des adultes, joua un grand rôle dans mon éducation. Malgré toute sa bonté, notre mère dut nous abandonner à nous- mêmes pendant une bonne partie de notre enfance. Elle menait une lutte pénible pour la vie, pour le pain de ses quatre gosses. Elle acceptait n’importe quel travail pour nous trouver un morceau de pain. Il y avait des jours où, depuis la première heure jusqu’à la nuit avancée, nous ne la voyions pas à la maison. Il y avait des soirs, où, nous, les gosses, restés à la maison sans la moindre surveillance, nous nous inquiétions particulièrement de ce qu’elle était devenue: c’étaient les soirs d’hiver où, blanchisseuse, elle allait à l’Oka rincer le linge des autres. Nous usions de notre liberté à nos dépens, et revenions à la maison gelés jusqu’aux os, au lit pour de longs mois, causant à notre mère de nouveaux soucis et de nouvelles dépenses. Comme j’étais vieux-croyant, les registres d’état civil ne portent pas de données exactes sur ma date de naissance. Dans les dossiers du « Conseil de la petite bourgeoisie », j’ai trois dates de naissance : 1893, 1894 et 1895. La raison en est simple. A ma sortie de l’école primaire je dus chercher tout de suite du travail, et il était indispensable de me déclarer plus âgé que je n’étais. Une pièce au secrétaire ou au scribe du Conseil faisait l’affaire, et l’âge s’élevait, à la demande, d’une année ou deux.
J’étais un gosse de huit ans quand je suis entré à l’école primaire. J’en sortis trois ans plus tard en sachant lire et écrire. L’école ne fut pas une mère pour moi ni ses instituteurs des éducateurs. L’instituteur qui connaissait mon appartenance religieuse, me persécutait par tous les moyens, et pendant trois ans, à chaque lendemain de fête il me faisait tenir deux heures à genoux pour n’avoir pas été à l’église et me laissait sans déjeuner jusqu’à cinq heures de l’après-midi. Les maîtres étaient de grossiers jeunes gens, qui avaient souvent recours à la justice du coup de poing avec leurs élèves. Dès ces années-là, la vie m’apprit qu’il n’y a pas de justice en ce monde. Sous l’influence de toute une série de textes religieux, je me préparai à la lutte pour la justice divine de la vieille foi. Dès que je sus lire, ma mère commença à me faire lire tout haut La Vie des Saints martyrs, les Psaumes de David, dont j’ai appris un certain nombre par cœur. Les persécutions religieuses, les persécutions dans la rue et l’école, la pauvreté et la misère de la famille, tout cela favorisait mes rêves d’enfant et mes dispositions à la lutte et au martyre.
Dès la fin de l’école, je cherchai donc un travail. A cet âge-là, je n’en dédaignais aucun: j’allais tantôt cueillir des fruits, tantôt tamiser le sable dans une fonderie, je faisais encore d’autres métiers trop pénibles pour mon âge, payés de quinze à vingt kopeks pour douze heures de travail par jour. Le contact quotidien avec la vie d’usine, avec les artisans de l’ancienne génération, éveilla en moi le désir de devenir un artisan libre et indépendant. Je rêvais de devenir tourneur sur métaux et je tentai de toutes mes forces d’y parvenir. J’eus la chance de tomber au village de Vatcha dans l’atelier de mécanique de la fameuse usine métallurgique de héritiers de D.D. Kondratov. Là je commençai mon apprentissage d’artisan sur une raboteuse, et en 1900 j’allai à Sormovo, où j’eus la chance de passer au tour. Après avoir travaillé quelques mois dans les usines de Sormovo, je fis un long voyage sur l’eau vers Piter, la capitale du Nord. Après une longue période éprouvante à la recherche de travail dans les usines de Piter, je m’installai enfin comme aide-ajusteur à l’usine de constructions navales de la Néva. Je n’avais pas encore dix-huit ans, et malgré mes tentatives pour corriger de ma propre main ma carte d’identité et transformer 15 ans en 17, je n’atteignis pourtant pas sur ma carte l’âge exigé pour le travail sur les métiers et les machines-outils. Pendant l’hiver 1901, une grève éclata à Piter, suivie de la célèbre répression sanglante de l’usine d’Oboukhov. Travaillant à l’usine Semiannikovski, j’y pris une part active pour ma âge: je regroupai les garçons de tous les ateliers, des constructions navales aux menuiseries pour chasser les ouvriers qui ne voulaient pas prendre part à la grève. Nous remplissions nos poches d’écrous, de rognures, et de toutes sortes de petits morceaux de fer et nous nous rendions dans les docks et les ateliers ; nous [en menacions les jaunes, les contraignant] ainsi à se joindre au mouvement général. En bandes nous nous portions à la porte de l’usine Semiannikovski, nous apparaissions dans le secteur de l’usine d’Oboukhov. Des policiers à cheval et à pied nous menaçaient de leur fouet de cuir, mais cela ne faisait que nous affermir dans notre ardeur combative. Pour avoir pris une part aussi active à la grève, je fus renvoyé de l’usine Semiannikovski, et je fus inscrit sur les listes noires.
Mes efforts répétés pour entrer dans d’autres usines furent vains : entré avec l’aide d’ouvriers à l’usine d’Oboukhov, au bout de deux semaines je fus congédié pour avoir participé à la grève. Puisqu’il était impossible d’entrer dans une grande usine, je dus travailler dans de petits ateliers. La paye y était à tel point insignifiante qu’elle ne pouvait même pas couvrir la location d’une chambre, et je dus passer la nuit dans les bains de la ville, dont ces ateliers poursuivaient la réparation. Au bout d’un an, après toutes sortes d’épreuves dans la capitale, ayant amassé de l’argent pour le voyage, je revins à Sormovo, et de là dans mon pays.
Pendant la grève de Piter j’avais fait connaissance avec la propagande révolutionnaire. J’avais sans cesse en main des brochures dont je ne me rappelle plus les titres aujourd’hui, mais dont le contenu ne m’étonnait pas, puisqu’ils décrivaient ce que j’avais vécu et compris moi-même dans ma jeunesse. A Sormovo, je reçus de l’organisation social-démocrate locale une série entière de brochures et de feuillets, et quelques numéros du journal social-démocrate paru à cette époque à Nijni-Novgorod. Je revins à Mourom avec cette littérature. Dans ma ville natale je trouvai rapidement une place de tourneur remplaçant, avec des travaux de mécanique. Le travail à l’usine me donna la possibilité de faire de la propagande, tant chez les ouvriers de l’usine que tout autour, dans la région.
En 1903, notre travail intéressa le comité social-démocrate du parti ouvrier de Nijni-Novgorod, qui commença à nous envoyer ses hommes et de la littérature. A Mourom se créa un comité du Parti dont dépendaient les industries minières de Vyksa et de Kulebaki, et également des entreprises textiles et autres de la région de Mourom. Il y eut deux provocateurs dans l’organisation du POSDR de Mourom : un employé des postes et l’ouvrier Moiseev. Leur conduite devint bientôt suspecte et ils furent exclus de l’organisation. Bien que cette exclusion ait sauvé au moins une partie de l’organisation, ils causèrent néanmoins la perte de son noyau. Au début de 1904 il y eut des arrestations dans la région: près de dix hommes furent arrêtés, au nombre desquels l’auteur de ces lignes. La gendarmerie établit un dossier complet sur l’organisation social-démocrate du parti ouvrier de Mourom. Cependant l’affaire ne put aller jusqu’au procès, car les provocateurs furent démasqués à temps pendant que l’instruction suivait son cours. Resté en prison plus longtemps que tous les autres, neuf mois au secret, je fus libéré et placé sous la surveillance de la police. La liberté surveillée me permit d’entrer de nouveau à l’usine.
Les événements de 1905 provoquèrent dans notre région toute une série de grèves et de protestations, dans lesquelles l’organisation prit une part active. Elle organisa en juillet 1905 un meeting en l’honneur des ouvriers tombés pendant la fusillade du Dimanche rouge du 9 janvier. La police ayant attaqué ce meeting, il se transforma en une manifestation armée: on se battit contre la police et on défila dans la ville toute la soirée. Une semaine après cette manifestation, je fus arrêté et enfermé au bagne central de Vladimir avec un groupe de camarades, la prison de Mourom n’étant pas considérée comme assez sévère.
La grève d’octobre (1905) arracha l’amnistie des prisonniers politiques, et je fus libéré. A ma sortie de prison, j’entrai de nouveau dans les rangs des révolutionnaires social-démocrates. Les Cent-Noirs de Vladimir me rouèrent de coup le jour de ma libération, et je revins dans mon pays le visage riche de pièces à conviction. A l’exemple des ouvriers de Piter, je fondai un soviet local de députés ouvriers et des syndicats locaux: les organisations du Parti prirent un caractère légal.
Le mois d’octobre fut pour moi celui de la conscription. Une commission spéciale examina ma date de naissance, détermina mon âge d’après mon allure extérieure, et fixa 1905 comme date d’appel sous les drapeaux. La classe de 1905 était dans des conditions de soulèvement révolutionnaire. Personnellement, je refusai de prêter le serment de fidélité au service du tsar et de la patrie, mais les autorités n’osèrent pas m’arrêter pour cette attitude, car elles craignaient un désordre sous les drapeaux et dans les prisons.
Je n’eus pourtant pas à entrer dans les rangs des armées tsaristes, car deux mois après ma sortie du bagne de Vladimir, un décret du gouverneur ordonna de m’arrêter sans tarder. La police tenta plusieurs fois de me reprendre, mais la menace d’une insurrection armée me sauva. Je fus cependant pris à l’improviste la nuit de Noël chez le coiffeur où j’étais passé me faire raser en l’honneur du jour de fête. Je restai en prison jusqu’au début de 1907, où en janvier je fus condamné encore à deux ans de forteresse; mais je fus libéré avant l’exécution de la sentence sous caution de 300 roubles. Je fus arrêté encore une fois à Moscou dans une école technique au cours d’une rafle de S.R., mais je sortis de prison à peine un mois après. Je militai en 1907 dans une organisation du Parti de la région de Lefortov, puis j’allai à Piter. Là, je pris part aux travaux du Comité de Pétersbourg en qualité d’organisateur du secteur de Peskovka (auparavant Rojdestvenski); j’étais membre du comité de Pétersbourg et participai à diverses conférences de l’organisation jusqu’au début de 1908. Je partis alors pour l’étranger, où je vécus jusqu’au printemps 1914, errant d’usine en usine, en France, en Angleterre et en Allemagne.
Je revins en Russie au mois d’avril 1914 avec le passeport d’un Français du nom de Noé. Je travaillai alors chez Lesner, puis chez Erikson comme tourneur ; et je remplis diverses tâches pour le Parti à la demande de la fraction de la Douma et du comité de Pétersbourg. Je participai aux grèves et aux meetings de cette période. A la fin de septembre je partis pour l’étranger sur les ordres du comité de Pétersbourg comme agent de liaison avec le C.C., et avec de nombreux messages de caractère international. En 1915, j’allai en Suède, au Danemark, en Norvège, je travaillai en Angleterre, et en novembre je revins clandestinement à Piter. Là, sur ordre du C.C., je pris la direction du bureau du C.C. social-démocrate russe. Au début de 1916 je partis de nouveau pour l’étranger. Toutes ces années, je travaillai en contact très étroit avec la partie émigrée du C.C., dont V.I. Lénine et G. Zinoviev. A partir de 1915 je devins membre du C.C. par cooptation. En 1916 j’allai en Amérique chercher des fonds pour le Parti. A la fin de l’année je revins de nouveau en Russie. Le bureau du CC organisé en 1915 était à cette époque en partie arrêté, en partie désorganisé, et je dus travailler à créer un nouveau bureau du C.C.
La politique de nos organisations pendant l’hiver 1916-1917 rapprochait les masses du dénouement révolutionnaire dans la lutte contre le tsarisme. Pendant cette période notre parti ouvrier social-démocrate russe était le seul parti révolutionnaire qui ait appelé les masses ouvrières à l’insurrection armée contre le tsarisme et contre la guerre. A la fin de février – début mars, je pris une part active aux événements révolutionnaires. Membre du groupe initial qui fonda le soviet des députés ouvriers de Pétrograd, je fus élu le 27 février au Comité du soviet des députés ouvriers. Le Comité Exécutif me chargea du soin d’armer les ouvriers, et je fournis en armes les premiers cadres de la garde rouge ouvrière. Sur ordre des comités du Parti de Pétersbourg et de Vyborg, et également du soviet de région de Vyborg, j’élaborai le règlement de la garde rouge, le plan de son organisation et l’ordre de ses fournitures d’armes. Je contribuai aussi à mettre au point le retour de nos émigrés, et à accueillir Lénine et ses compagnons le 3 avril 1917.
Au cours d’une tournée de propagande au début d’avril, commotionné dans la collision de ma voiture et d’un tramway, je dus rester deux semaines à l’hôpital. Par la suite je participai à l’œuvre du Parti et du C.C., ainsi qu’à l’organisation des syndicats de Piter. Les métallurgistes de Pétersbourg m’élisent en avril président de leur syndicat, et trois mois après, lors de la création du syndicat panrusse des ouvriers métallurgistes, je devins président de son C.C. provisoire. Je pris part au premier Congrès des soviets, et à tous les événements liés à ces journées. Je fus élu membre du Comité Exécutif Central des Soviets.
Je participai aux événements des 3-5 juillet : comme membre du Comité Exécutif je parcourus les casernes et vins en aide aux camarades bolcheviks maltraités et arrêtés. Je représentai ensuite les syndicats dans diverses administrations, et participai à la conférence de Moscou et à la conférence démocratique de Pétersbourg. Je fus élu vice-président de la conférence des usines du secteur industriel de Pétersbourg.
Militant du Parti et président du plus gros syndicat des ouvriers métallurgistes, j’ai assisté à de nombreuses réunions organisées par le C.C. pour préparer la Révolution d’Octobre. Au cours de la Révolution d’Octobre, je m’occupai d’organiser des détachements de combat et d’appeler les syndicats à soutenir activement la révolution et à en assurer le succès. Je pris part au 2e Congrès des Soviets où je fus élu membre du Conseil des commissaires du peuple, en tant que commissaire au travail. Avec les forces des syndicats et l’aide du commissariat au travail je menai la lutte contre le sabotage et la grève des employés. J’organisai le travail du Commissariat au commerce et à l’industrie jusqu’à sa liquidation. Je contribuai à l’aménagement du Conseil du contrôle ouvrier et à sa transformation en Conseil Supérieur de l’Economie Nationale. Je pris part au 1er Congrès des syndicats (janvier 1918). Par un arrêté du Conseil des du peuple et du Soviet de Pétrograd, je fus de plus nommé président de la commission chargée d’évacuer Pétrograd en face du danger allemand. Je fus pendant l’été 1918 délégué spécial à l’approvisionnement en pain des secteurs industriels russes. Dans le Caucase du Nord, je tombai en pleine guerre civile : coupé pendant de nombreuses semaines de la Russie Centrale par la garde blanche, je sortis de l’encerclement par des chemins secrets et clandestins. La même année, un arrêté du C.C. me désigne comme membre du Comité militaire révolutionnaire (C.M.R.) du front Sud, puis comme président du C.M.R. du front Caucase-Caspienne, où je restai de 1919 au début de 1920.
Voilà quelques renseignements sommaires sur mon travail jusqu’en 1920. Donner plus de détails serait énumérer une importante partie des événements révolutionnaires de cette époque, auxquels j’ai participé. Parler de moi plus amplement après 1920, c’est étaler une toute petite parcelle de l’histoire du Parti et de la lutte sociale dans notre pays soviétique, ce dont, à l’heure actuelle, je n’ai ni le temps, ni la possibilité.