1920

Les souvenirs d'Alexandre Chliapnikov, ouvrier et dirigeant bolchevik.

Alexandre Chliapnikov

A la veille de 1917
VII - La Sociale-Démocratie révolutionnaire contre la guerre

Les premières semaines de la guerre, j'eus une entrevue avec nos députés, Pétrovsky et Badaiev. C'était après leur retentissante intervention (26 juillet) à la Douma et leur sortie publique de la salle des séances. Je me souviens encore combien ils étaient affectés par l'attitude du parti socialiste français et surtout par la conduite inattendue de la social-démocratie allemande, à l'école de laquelle tous les social-démocrates de ce temps avaient appris le socialisme. Personnellement, depuis 1912, après mon séjour illégal en Allemagne (où j'avais travaillé en qualité de Français, sous le nom de Gustave Bourgne), ma foi en la social-démocratie allemande avait considérablement diminué.

Nos députés et les quelques ouvriers qui assistaient à la réunion cherchèrent longtemps l'explication de la conduite des Allemands. Plusieurs penchaient à croire que la volte-face de ces derniers avait été déterminée principalement par l'espoir du renversement du tsarisme : Engels lui-même, on le sait, souhaitait autrefois la guerre avec la Russie tsariste. Mais quelles que fussent tes raisons de cette conduite, nous nous accordions tous pour reconnaître qu'elle constituait une trahison à toutes les traditions du socialisme révolutionnaire. Au moment décisif, les social-démocrates allemands s'étaient sentis plus proches de leur bourgeoisie que des ouvriers des autres pays. Le nationalisme avait été plus fort que le socialisme.

L'intervention de nos députés à la Douma provoqua une grande joie parmi les ouvriers. Mais elle ne fut pas accueillie aussi favorablement par les intellectuels, qui déjà commençaient à hésiter. Les premières semaines de la guerre, une assemblée spéciale d'intellectuels marxistes, à laquelle assistaient plusieurs avocats, littérateurs et publicistes comme D. Sokolov, N. Krestinsky, Blum, Iordansky et autres se réunit dans un club de la rue Baskova. L'échange d'idées, extrêmement confus et contradictoire, qui s'y produisit ne laissa guère de doutes sur la métamorphose prochaine de ces gens indécis et chancelants en vulgaires social-patriotes. Néanmoins, par un reste de pudeur, la plupart des assistants n'osaient encore à ce moment-là enchaîner le socialisme au char de la guerre.

Les thèses de Lénine sur l'attitude envers la guerre, développées ensuite dans le Social-Démocrate, N° 33, furent apportées à Pétrograd au mois d'août par le député Samoïlov. Toutes, elles correspondaient parfaitement à l'état d'esprit et aux conceptions des militants d'alors, mais la question de la « défaite » suscitait l'incompréhension. Nos camarades ne voulaient pas lier leur tactique à la situation stratégique des armées. Mais en même temps, personne ne désirait le moins du monde la victoire de Nicolas II, car il était clair pour tous que cette victoire ne pouvait qu'amener une recrudescence de la réaction.

A la fin du mois d'août, nos organisations commençaient à se remettre des coups qui leur avaient été portés par les arrestations de juillet et la mobilisation. Notre comité pétersbourgeois avait été définitivement reconstitué et consolidé et le travail reprenait rapidement.

Ma situation comme Français à Saint-Pétersbourg était des plus instables. Tous les Français, à partir du 4 août, avaient été mobilisés et se préparaient à s'embarquer à Odessa pour rentrer dans leur patrie. Je continuai de travailler chez Erickson, espérant que le consulat français n'aurait pas l'idée de mobiliser ses citoyens par l'intermédiaire de la police russe ; mon adresse, d'ailleurs, ne devait pas être connue de l'ambassade ni du consulat. Néanmoins il était risqué d'entrer dans une autre entreprise, comme je me l'étais proposé, et je résolus d'attendre l'échéance de mon passeport pour l'échanger contre un permis de séjour au bureau du gouverneur de la ville et quitter ensuite la Russie. L'échéance de mon passeport arrivait en septembre.

La propagande marchait très bien à l'usine Erickson. Chaque jour, autour de ma machine, avaient lieu des discussions sur toutes les questions de la politique ouvrière. Les ouvriers n'étaient nullement imbus de patriotisme, car la vague de social-chauvinisme qui avait envahi les milieux intellectuels ne les avait pas encore touchés. Je fis connaissance avec tous les ouvriers avancés du quartier. A l'usine Erickson, les camarades qui dirigeaient la propagande venaient me consulter avant d'organiser une campagne quelconque. J'acquis bientôt le sobriquet de « Français bolchevik », en même temps que l'aversion profonde des menchéviks, particulièrement des intellectuels travaillant à la Caisse d'Assurance. Après l'entrevue avec Vandervelde, quelques-uns d'entre eux qui m'avaient connu à Paris firent des allusions traîtresses au sujet de ma patrie véritable. Mais les ouvriers remirent bientôt ces gens-là à leur place, et déclarèrent par leurs représentants à la Caisse d'Assurance que s'il arrivait des désagréments au Français, les mauvaises langues seraient considérées comme des provocateurs.

A mesure que se développaient les opérations militaires, le chauvinisme de la bourgeoisie se faisait plus implacable, plus féroce. Les Cent-Noirs menaient une campagne frénétique contre les Allemands et les « youpins » ; la presse inculquait systématiquement à la population la haine des autres nationalités. Seuls, les milieux ouvriers, comme j'eus maintes fois l'occasion de m'en convaincre par moi-même, ne se laissaient nullement entamer par cette propagande.

Ainsi, à la Nevskaïa Zastava, j'eus avec un factionnaire avéré une altercation où tous les ouvriers sans exception furent de mon côté. Voici le détail de l'incident. Me rendant chez des parents dans le rayon de Stéklani, je m'étais installé sur l'impériale du tramway à vapeur qui circulait sur la Nevsky et qui était bondé de voyageurs, pour la plupart des ouvriers. La conversation roulait sur la guerre. Un individu à l'œil fureteur, l'air d'un scribouillard de commissariat de police, parla des arrestations des Allemands et déclara qu'il fallait coffrer également les « youpins » qui, d'après lui, étaient tous des espions. Je ne pus me contenir et lui demandai pourquoi il voulait arrêter les juifs, qui, eux aussi, étaient des citoyens russes. Il lança alors une série d'injures à l'adresse des juifs et déclara que moi aussi je devais être un youpin, puisque je défendais cette maudite engeance. Voyant que j'avais affaire à un Cent-Noir de la plus belle eau, je résolus de lui administrer une correction. Je sortis mon passeport et le lui présentai, ainsi qu'à ses voisins. Après le lui avoir fait lire, je lui allongeai une maîtresse gifle et me rassis. Tous les voyageurs prirent parti pour moi, accablèrent de railleries l'antisémite et l'obligèrent à descendre de l'impériale. Comme le tramway stoppait, notre homme sauta à terre et courut chercher un agent auquel il demanda de dresser procès-verbal de l'insulte qui lui avait été faite. L'agent me pria poliment de descendre, mais les ouvriers s'y opposèrent et expliquèrent au policier que c'était le plaignant lui-même qu'il fallait emmener au poste. Quant à ce dernier, se croyant assuré de l'appui du représentant de l'autorité, il avait repris courage et invectivait les ouvriers. L'agent était fort perplexe : il n'osait se mettre à dos tous les voyageurs et surtout arrêter un étranger ; aussi, profitant de ce que son client en venait aux gros mots, il refusa de le soutenir ; à ce moment, le receveur donna le signal et le tram se remit en marche. Je descendis à l'arrêt suivant, tandis que mon voyou assis dans un coin, le chapeau sur les yeux, continuait sa route sans mot dire. Deux ouvriers étaient descendus avec moi et, à tout hasard, me firent un bout de conduite avant de rentrer chez eux.

Mais l'état d'esprit n'était pas du tout le même dans le centre de la ville. Les patriotes forcenés y jouissaient d'une immunité absolue et rossaient ceux qui refusaient de se découvrir lorsque défilait une manifestation chantant le Bojé tsaria khrani.

Passant en tramway par la Litieïny, nous tombâmes un jour sur une foule de portiers, collégiens, étudiants, petits fonctionnaires et canailles de toutes sortes qui beuglaient le Bojé tsaria khrani. Aux premiers sons de l'hymne national,, tout le monde dans le wagon se hâta, sous différents prétextes, d'enlever sa coiffure. Seul, je restai le « melon » sur la tête, à la grande indignation de ma voisine qui se mit alors à scander la scie : « Otez vos chapeaux, ôtez vos chapeaux ! » Je n'y prêtai aucune attention et continuai de lire mon journal, mais la patriote s'adressa alors aux autres voyageurs en disant : « Voyez, messieurs, il n'ôte pas son chapeau ». Tout le monde se tut. Le wagon, qui avait pénétré dans le groupe des manifestants, ralentit l'allure et s'arrêta. Ma voisine se précipita alors vers la porte de sortie et me criant : « C'est honteux ! », se disposait, à n'en pas douter, à requérir l'intervention des manifestants. Je levai alors les yeux de dessus mon journal et lui demandai en français : « Mais pourquoi ça ? » L'effet fut instantané : la dame se jeta vers moi et me serra impétueusement les mains en gloussant de joie : « Vous êtes Français !... Est-ce possible ! » Et aussitôt elle se mit à me raconter qu'elle aimait beaucoup les Français, qu'elle en connaissait plusieurs, que si elle avait su... Mais un solennel « Fichez-moi la paix ! » arrêta net son caquet. Néanmoins, elle tenait à faire oublier son manque de tact, mais après quelques tentatives infructueuses de renouer conversation, interdite par mon air glacial et se sentant le point de mire des regards du public, elle ne put y tenir et au premier arrêt s'esquiva.

La fin de septembre arrivait, et mon existence indépendante, libre, d'étranger dans ma propre patrie touchait à son terme. De toute ma vie, je n'avais encore joui dans mon pays d'une telle sécurité, et même d'une telle estime des portiers que pendant ces six mois passés à Pétersbourg en qualité de citoyen français. Et ces six mois avaient fui, telle une radieuse journée de printemps, me laissant au cœur le souvenir réconfortant de l'activité combative, de la solidarité et de l'esprit de sacrifice de la classe ouvrière.

Je n'avais plus du tout envie de recommencer ma vie errante à l'étranger et de m'arracher à la lutte quotidienne, captivante du prolétariat russe. Mais mes amis, les prolétaires, posèrent la question de la liaison internationale, de la liaison avec notre Comité Central à l'étranger. Mieux que personne, j'étais à même de m'acquitter de cette tâche, et les camarades me proposèrent de m'en charger, de ne pas chercher de passeport russe et de profiter de mes privilèges de Français pour me rendre à l'étranger.

Le Comité de Pétersbourg ainsi que notre fraction de la Douma décidèrent de m'envoyer à l'étranger comme leur représentant. Nos organisations alors étaient loin d'être riches et ne purent assigner que 25 roubles pour mon travail à l'étranger. Mais, grâce à l'exercice de mon métier à Pétersbourg, j'avais encore, après avoir laissé quelque argent à ma vieille mère, de quoi faire le voyage et vivre un mois. Je reçus de la fraction de la Douma une série de missions déterminées et une lettre en réponse au télégramme de Vandervelde, publié dans le N° 33 du Social-Démocrate. On me chargea en outre d'envoyer des informations et de faire parvenir en Russie les nouvelles publications qui paraîtraient à l'étranger.

Un soir des derniers jours de septembre 1914, je franchis heureusement la frontière russo-finlandaise en évitant le contrôle des passeports par la gendarmerie.

Je résolus d'aller voir en passant Kaménev, qui était fixé à Moustamiaki. Le cocher finnois me conduisit rapidement au village où demeuraient les camarades et attendit mon retour.

Kaménev, qui avait déjà reçu les thèses du Comité Central de notre parti sur l'attitude envers la guerre, ne les approuvait pas entièrement. A Moustamiaki, je vis également Iordansky qui penchait déjà pour le patriotisme, ainsi que Stéklov qui était revenu d'Allemagne où il avait eu beaucoup à souffrir, mais qui était pourtant, quoique avec des réserves, à peu près de l'avis de Iordansky. D'après lui, la France dans cette guerre expiait son alliance avec la Russie. Il voyait dans la puissance économique de l'Allemagne l'inévitabilité de la victoire de cette dernière. Pour le moment, il n'allait pas plus loin dans ses suppositions.

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