1971

"Nous prions le lecteur de n’y point chercher ce qui ne saurait s’y trouver : ni une histoire politique de la dernière République espagnole, ni une histoire de la guerre civile. Nous avons seulement tenté de serrer au plus grès notre sujet, la révolution, c’est-à-dire la lutte des ouvriers et des paysans espagnols pour leurs droits et libertés d’abord, pour les usines et les terres, pour le pouvoir politique enfin."

P. Broué

La Révolution Espagnole - 1931-1939

Chapitre III - L'impossible démocratie

La composition du gouvernement provisoire est à elle seule révélatrice des intentions comme des limites des fondateurs de la République. Le président, Niceto Alcalá Zamora, et le ministre de l’Intérieur Miguel Maura sont non seulement catholiques fervents et conservateurs déterminés, mais centralisateurs décidés. Nicolau d’Olwer, ministre de l’Economie, est un libéral, lié à la banque de Catalogne. Le ministre des Finances, Indalecio Prieto, est non seulement un leader socialiste, mais un homme d’affaires de Bilbao. Largo Caballero, secrétaire de I’UGT, ancien conseiller d’État sous Primo de Rivera, est ministre du Travail. Tous sont des hommes d’ordre, désireux d’empêcher voire de combattre, la révolution, et leur alliance - sur cette base négative - est impuissante face aux tâches de la « révolution bourgeoise » qui s’imposent à l’Espagne pour sortir de ses contradictions séculaires : le problème de la terre et de la réforme agraire, la question des nationalités, les relations entre l’Église et l’État, le destin de l’appareil bureaucratique et de l’armée de la monarchie qui est confié au seul homme nouveau de cette équipe, le républicain de gauche Manuel Azaña. Ses premières initiatives se veulent rassurantes. Dans une première déclaration, il garantit la propriété privée tout en laissant ouverte la possibilité d’« expropriation » « pour raison d’utilité publique et contre indemnité », affirme, de manière très vague que « le droit agraire doit correspondre à la fonction sociale de la terre ». Il proclame son intention de conserver de bonnes relations avec le Vatican, proclame la liberté des cultes sans faire allusion à une éventuelle séparation. Il s’émeut de la proclamation à Barcelone de la république catalane, envoie trois ministres qui négocient un compromis, le rétablissement de la Generalidad, vieille institution catalane, la promesse d’un « statut » d’autonomie. Il ne fait aucune allusion à une quelconque épuration de l’appareil d’État ou de l’armée, maintient en fonction les chefs abhorrés de la Garde civile, le général Sanjurjo en tête, cependant qu’Alcalá Zamora reçoit en grande pompe les officiers monarchistes qui dirigent l’armée, l’amiral Aznar, dernier ministre royal, au premier rang.

Les premières semaines d’existence du nouveau régime donnent la clé de cette prudence. C’est en fait d’extrême justesse que l’on n’a pas connu le 14 avril d’affrontements sanglants. Alors que ni les monarchistes ni les anarchistes ne semblent vouloir sérieusement contester la République, les premières décisions du gouvernement provisoire provoquent des réactions qui permettent de jauger la profondeur des contradictions. Les premiers décrets proviennent du ministère du Travail : le dirigeant de l’UGT a en effet affaire, au sein de sa propre organisation, à une vigoureuse pression, celle des ouvriers agricoles groupés dans la Federación de los Trabajadores de la Tierra, et il se doit de leur donner au moins partiellement satisfaction. Un premier décret interdit la saisie des petites propriétés rurales hypothéquées, un autre interdit aux grands propriétaires d’employer des travailleurs étrangers à la commune tant qu’il y existe des sans-travail. Les municipalités sont autorisées enfin à obliger les grands propriétaires à mettre en culture les terres laissés en friche. Enfin, le 12 juin, le gouvernement étend aux ouvriers agricoles le bénéfice de la législation sur les accidents du travail dont ils étaient jusque-là exclus.

Pour mal accueillies que soient ces mesures dans les milieux de l’oligarchie, elles ne provoquent pas ouvertement la tempête. Pour modérées qu’elles soient en revanche, les déclarations d’intention du gouvernement paraissent d’intolérables menaces aux milieux dirigeants de la hiérarchie et du monde catholique. Les grands journaux qu’ils contrôlent, ABC et El Debate, soutiennent une âpre polémique, soulignant le caractère provisoire du gouvernement qu’ils opposent à l’éternité de la religion catholique. Ils attaquent avec violence le décret du 6 mai qui dispense de l’enseignement religieux les enfants des écoles publiques dont les parents en feraient la demande. Le 7 mai, ils publient une lettre pastorale du cardinal Segura, véritable déclaration de guerre à la République et à son gouvernement, au nom de la « défense » des « droits » de l’Église face à l’« anarchie » qui menace dans le pays, allant jusqu’à comparer le gouvernement provisoire à la république bavaroise des conseils de 1919. Ce texte provocant renforce l’agitation en train de se développer contre les congrégations ; beaucoup y voient un appui ouvert aux menées réactionnaires dont la réunion à Madrid du « cercle monarchiste » est la preuve la plus évidente. La réunion de ce dernier, le 10 mai, provoque de vifs incidents et donne lieu à des rumeurs alarmantes : on parle de l’assassinat d’un chauffeur de taxi par des monarchistes. Dans la soirée, six couvents sont incendiés à Madrid par de tout jeunes gens, couvents et églises sont de même pillés et brûlés dans les jours suivants à Séville, Malaga, Alicante, Cadix. La version d'une provocation, soutenue aujourd’hui encore par un historien éminent, Gabriel Jackson, a été souvent mise en avant pour expliquer ces violences anti-religieuses. Elle n'est pas prouvée. Ce qui est certain en revanche, c'est que l’Église espagnole incarne aux yeux des très larges masses, en train de s'éveiller à la conscience de leur condition, toute la tradition réactionnaire du pays et une servilité séculaire à l’égard des puissants. Le gouvernement observe la plus grande prudence : la police n’intervient que pour assurer l’évacuation des religieux, et c'est vainement - jusqu’au 15 mai - que le ministre de l’Intérieur réclame l’autorisation de faire intervenir la Garde civile et la proclamation de l'état de guerre. Les cris d’indignation de la grande presse et des prélats ne dissimulent pas la totale absence de réaction de la majorité catholique du pays : l'éveil des masses bouleverse les données traditionnelles.

Le résultat des incidents de mai est en tout cas un durcissement des positions : Segura, accusé d’avoir provoqué l’explosion populaire, est déclaré persona non grata, et le gouvernement se décide à proclamer la liberté des cultes, y ajoutant, sous prétexte d’hygiène, l’interdiction de placer des statues dans les niches. Les évêques protestent avec indignation...

C’est la même question religieuse qui va être au centre de la première crise lors de la discussion par les Cortes de la constitution et plus précisément de son article 26. Le projet, étroitement inspiré de la constitution de Weimar, proclame une « république démocratique des travailleurs de toutes les classes » concentrant le pouvoir dans une chambre unique, élue au suffrage universel, direct et secret, et entre les mains d’un président aux prérogatives étendues, élu pour sept ans par un collège électoral particulier. La séparation de l’Église et de l’État, prévue par l’article 3, et les dispositions de l'article 26 contre les congrégations provoquent la première crise ministérielle, la démission de Maura et Alcalá Zamora et la formation d'un gouvernement présidé par le très anticlérical Azaña. C’est ce même gouvernement, coalition républicano-socialiste, qui revient sur les principes mêmes de la constitution en matière de garantie des libertés démocratiques en adoptant la « loi de la défense de la république » qui donne au ministre de l’Intérieur des pouvoirs exorbitants pour le maintien de l’ordre, et qui sera plus utilisée contre l’agitation ouvrière et paysanne que contre les menées réactionnaires. En flèche dans la lutte contre l’Église catholique, les républicains sont beaucoup plus prudents sur le terrain des réformes sociales et avant tout dans leur approche de la question agraire. La « loi de réforme agraire », votée après d’interminables débats, prévoit certes l’expropriation des grands domaines dans les principales régions de latifundios, mais sa portée est considérablement limitée par les clauses d’indemnisation et, par conséquent, les crédits mis à la disposition de l’Institut de réforme agraire. Pour les premières années en effet, ce dernier ne dispose que de sommes permettant l’installation annuelle de 50 000| paysans, ouvrant la perspective d'un délai... d'un demi-siècle pour un règlement définitif du problème de la terre. Et les résistances des classes possédantes au niveau de l'appareil d’État sont telles que l'Institut ne dépensera en deux ans que le tiers des sommes qui lui étaient allouées. Comme les capitaux s’enfuient ou se dissimulent, les difficultés économiques et sociales grandissent dans tous les secteurs d'activité : le chômage atteint des proportions sans précédent et vient s'ajouter à une hausse continuelle des prix que n'enrayent pas les augmentations de salaires arrachées par des grèves de plus en plus nombreuses malgré la multiplication des institutions d’arbitrage. L’agitation ouvrière renforce l’agitation paysanne et réciproquement. La répression, menée par les corps de police traditionnels - notamment la Garde civile -, exaspère, indigne et envenime les conflits. Tandis que catholiques et « laïques » s’affrontent aux Cortes dans de grandes envolées oratoires et se lancent au visage des menaces à peine voilées de recours à la force, ouvriers et paysans espagnols font, dans leurs luttes quotidiennes, l’expérience du nouveau régime.

Déjà, pendant la discussion de la constitution, éclate à Barcelone la grève des employés de la compagnie américaine de la Telefónica animée par des militants de la CNT. Cette compagnie, introduite en Espagne au temps de Primo de Rivera, symbolise la pénétration de l’impérialisme étranger, autrefois dénoncée par socialistes et républicains, qui, au pouvoir, entendent rassurer les capitalistes étrangers. Socialistes et anarchistes, militants de l’UGT et de la CNT s’opposent, les premiers accusant les seconds de déclencher et d’élargir la grève sous la menace de leurs pistoleros. En riposte à la répression gouvernementale, la CNT lance à Séville un mot d’ordre de grève générale auquel le gouvernement riposte par l’état de guerre. Après une semaine, l’ordre est rétabli dans la grande cité andalouse : il en a coûté 30 morts et plus de 200 blessés. La presse et les militants de la CNT se déchaînent contre le gouvernement : socialistes et anarchistes commencent à régler leurs divergences les armes à la main.

Six mois après, ce sont les tragiques événements de Castilblanco. Là, la Garde civile a brutalement dispersé une manifestation paysanne organisée par la Federación de los Trabajadores de la Tierra, alliée à l’UGT. Quatre gardes civils, entrés dans la Maison du Peuple pour y interdire une manifestation de protestation, sont pris à partie par des femmes. L’un d’eux tire : tous quatre seront lynchés et mis en pièces par une foule enragée de fureur. La répression est sévère : six condamnations à mort commuées en prison à perpétuité. Quelques jours plus tard. la même Garde civile ouvre le feu sur une délégation de grévistes dans la région d’Arnedo : il y a six morts, dont quatre femmes et un enfant, et seize blessés par balles. C’est à peu près au même moment que des militants de la FAI déclenchent une insurrection armée dans le bassin minier du Haut-Llobregat, proclament le « communisme libertaire » dans ces villages misérables. Ils sont écrasés en quelques jours et une centaine de militants anarchistes, dont Durruti et Francisco Ascaso, déportés aux Canaries et au Sahara espagnol. Leurs camarades protestent par une nouvelle insurrection à Tarrasa, le 14 févier 1932, 1a prise de l’hôtel de ville, le siège de la caserne de la Garde civile, et se rendent finalement à l’armée envoyée contre eux.

Quelques mois plus tard, c’est de la droite que vient l’initiative du recours aux fusils. Remplacé à la tête de la Garde civile par le général Cabanellas, le général Sanjurjo tente un pronunciamiento que la CNT et les travailleurs sévillans brisent dans l’œuf en ripostant par la grève générale immédiate, cependant que les troupes gouvernementales repoussent la tentative pauvrement préparée d’éléments monarchistes à Madrid même. Le général factieux est condamné à mort et gracié ensuite. Les biens des conspirateurs - dont un certain nombre sont déportés - sont confisqués. Servi par l’échec de ce mouvement, le gouvernement en profite pour donner un léger coup d’accélérateur à la réforme agraire et faire adopter le statut d’autonomie de la Catalogne, demeuré jusque-là en suspens. Mais il ne touche, dans l’armée, qu’à quelques-uns des conspirateurs connus.

Au mots de Janvier 1933, les activistes anarchistes du groupe Nosostros - García Oliver, Durruti, les anciens des Solidarios - appuyés sur la FAI et les « comités de défense » déclenchent une nouvelle insurrection qui entraîne avec elle la CNT dans de nombreuses localités de Catalogne, du Levant, de la Rioja, et de l’Andalousie. C’est dans cette dernière région, à Casas Viejas, qu’un détachement de gardes civils met le feu à une maison dans laquelle se sont réfugiés une trentaine de militants anarchistes qui seront brûlés vifs, cependant qu’un officier fait exécuter de sang froid quatorze émeutiers faits prisonniers L’auteur de ce crime prétend avoir obéi aux ordres d’Azaña : « Ni blessés, ni prisonniers, tirez au ventre ! » Cette politique de répression brutale, l’arsenal juridique que le gouvernement se donne avec la loi du 8 avril 1932 sur le contrôle des syndicats, la loi sur l’ordre public de juillet 1933, la loi sur les vagabonds permettant de poursuivre et de frapper en même temps chômeurs et militants professionnels, l’obligation d’un préavis de huit jours pour toute grève, la multiplication des arrestations préventives, la protection accordée par la police aux commandos anti-anarchistes, toute cela donne désormais au nouveau régime sa physionomie anti-ouvrière, exaspère les contradictions, avive les divergences et prépare des réalignements à l’intérieur du mouvement ouvrier.

En fait, la CNT, depuis la proclamation de la République, est secouée par une crise très profonde. Dès le mois d’août, les éléments de la FAI remportent en effet une éclatante victoire sur leurs adversaires syndicalistes en éliminant de la direction du quotidien cénétiste, Solidaridad Obrera, Juan Peiró qu’ils jugent opportuniste. Quelques mois après, Pestaña est exclu du syndicat des métaux. Un manifeste, signé de trente dirigeants de la CNT - les « trentistas » - parmi lesquels Juan Peiró, Juan López, Pestaña, prend position contre l’aventurisme de la FAI, trace un programme réformiste [1] qui vaudra à ses signataires d’être exclus de la confédération avec plusieurs organisations - à Valence, Huelva, Sabadell, notamment - qui prendront le nom de « Syndicats de l’opposition ».

Pourtant, la FAI elle-même se divise, et les anarchistes purs, fidèles au modèle traditionnel, y combattent avec acharnement ceux qu’ils appellent les anarcho-bolcheviks et qui cherchent, dans la réalité du moment, une réponse à la question que les « trentistes » refusent de poser : comment faire la révolution ? [2] Le conflit interne se traduit de façon tragique au niveau des contradictions entre organismes responsables : en janvier 1933, en Catalogne. la fédération locale de la CNT lance le mot d’ordre de grève générale, vingt-quatre heures après que la confédération régionale ait pris position contre. Mais il reflète en réalité une crise politique extrêmement profonde. Comme le souligne à l’époque Andrés Nín, dans des remarques reprises aujourd’hui par l’historien César Lorenzo, si les anarchistes demeurent fidèles à leur vieux schéma de « gymnastique révolutionnaire » destiné à aguerrir les travailleurs, ils n’en opèrent pas moins un tournant radical qui les met en contradiction avec les principes anarchistes traditionnels en s’emparant, de fait, du pouvoir politique, et en instaurant, à leur manière, une dictature qui n’est pas, certes, celle du prolétariat, mais qui est celle de leur propre pouvoir révolutionnaire [3]. Commentant la grève de janvier 1933 et les proclamations de « prise du pouvoir » par des comités anarchistes, Andrés Nín salue cette position nouvelle comme un « pas en avant » : « Les dirigeants du mouvement ont pratiquement renoncé aux principes fondamentaux de l’anarchisme pour se rapprocher considérablement de nos positions [4] ». Et ce n’est pas évidemment effet du hasard, si, à l’autre bout de l’horizon anarcho-syndicaliste, un Angel Pestaña rompt avec l’anarchisme pour fonder un « parti syndicaliste » destiné dans son esprit à réaliser par une voie pacifique et réformiste un socialisme reposant sur l’autogestion et le fédéralisme.

La collaboration des socialistes à un gouvernement républicain qui se tournait aussi nettement contre les revendications ouvrières et paysannes, la déception provoquée par les résultats concrets du changement de régime politique, ne pouvaient, au moins dans un premier temps, que nourrir le développement de la CNT qui connaît, malgré ces difficultés, un développement considérable de son organisation et de son influence pendant les premières années de la République où elle apparaît comme le pôle de regroupement offert aux révolutionnaires aussi bien qu’à l’action de classe des ouvriers et des paysans. La CNT rassemble incontestablement les éléments les plus combatifs et les plus résolus du prolétariat espagnol, mais, en même temps, elle n’est capable de leur offrir ni méthode ni programme révolutionnaire et, dans ces conditions, la crise qu’elle traverse - la révolte des militants contre les préjugés anarchistes - laisse théoriquement une place considérable à l’intervention des communistes qui disposent d’une possibilité réelle de construire véritablement leur parti dans une double opposition aux courants réformistes de collaboration de classe et aux tactiques aventuristes et putschistes qui facilitent la tâche de la répression gouvernementale et aggravent les divisions à l’intérieur du mouvement ouvrier.

Mais le Parti communiste officiel est loin d’être à même de comprendre la réalité politique et de saisir cette chance. Intégralement et étroitement soumis à la direction stalinienne de l’Internationale communiste - que représente en Espagne une « délégation » comprenant Humbert-Droz, Rabaté, l’Argentin Codovilla - il applique mécaniquement à l’Espagne les analyses et les mots d’ordre élaborés par elle dans le cadre de la politique dite de la « troisième période », caractérisée par son sectarisme et son refus de l’unité ouvrière. La définition de la social-démocratie comme un « social-fascisme », qui donnera en Allemagne les résultats catastrophiques que l’on sait, assurant la victoire sans combat des bandes hitlériennes, est appliquée à la situation espagnole. L’analyse du Parti socialiste comme un parti « social-fasciste » ne peut qu’isoler les communistes, resserrer autour de leurs dirigeants réformistes les militants socialistes qui s’interrogent sur le bien-fondé de la politique de leur parti. Mieux, elle est étendue de façon mécanique aux anarchistes, qualités d’« anarcho-fascistes » et traités, en conséquence, comme tels. Les appels répétés du PCE au « pouvoir des soviets » dans un pays où rien n’est apparu qui ressemble de loin à un soviet, ne peuvent que le discréditer et l’image du communisme en même temps que lui. Là où les militants communistes constituent une force, comme à Séville, ils la mettent au service d’une politique de scission de la CNT : le « comité de reconstruction de la C N T », fondé à partir des communistes militant dans le port de Séville, est l’instrument de cette entreprise qui sera l’occasion de heurts sanglants entre militants du PC et de la CNT et dresse contre le « communisme » de nombreux militants anarcho-syndicalistes attachés à l’unité de la centrale que le PCE s’efforce de détruire. Ce cours sectaire et anti-unitaire culmine avec la « sanjurjada » ; le jour même du pronunciamiento du général, Mundo Obrero dénonce le gouvernement comme le centre de l’activité fasciste, et la contre-manifestation organisée par le PC n’offre d’autre mot d’ordre que celui de « A bas Sanjurjo ! ». L’erreur est si manifeste, l’incompréhension si grande dans les rangs même du parti, que l’Internationale décide un « tournant » : les dirigeants Adame et Bullejos, rendus responsables de la politique sectaire qu’ils n’ont fait qu’appliquer, sont éliminés, le comité de « reconstruction » est transformé en « comité pour l’unité syndicale ». Les mêmes délégués de Staline continuent en réalité à diriger le parti sous la couverture de « nouveaux » chefs récemment promus comme José Diaz. Jesús Hernández et Dolorés Ibarruri, et le comité pour l’unité syndicale sert de tremplin à une nouvelle centrale syndicale, la CGT unitaire, dont la création facilite l’exclusion des militants communistes des deux autres centrales et contribue un peu plus encore à l’isolement du Parti communiste.

Les opposants. pendant ce temps, s’efforcent de promouvoir une autre politique et de conquérir les militants qui se rebellent contre ce cours catastrophique. La Fédération catalano-baléare de Maurín fusionne avec le Parti communiste de Catalogne de Jordi Arquer, autre petite organisation, mais bien implantée dans plusieurs centres, chez les dockers de Barcelone et à Lérida. Ils forment ensemble le Bloc ouvrer et paysan, qui se veut organisation de masse et appellent les communistes d’Espagne à se réunifier. Nín, qui a commencé à collaborer à La Batalla de Maurín et songé à adhérer à la Fédération catalane, y renonce, moins du fait des exhortations de Trotsky que par suite du refus que lui opposent les dirigeants du Bloc. Le retour en Espagne des éléments gagnés à l’opposition de gauche en Belgique et au Luxembourg permet le développement du groupe qui va devenir la Gauche communiste (Izquierda comunista) en 1932 et publie une remarquable revue théorique, Comunismo, puis un éphémère hebdomadaire, El Soviet. Dès lors, Nín prend ses distances avec les maurinistes, polémique contre le Bloc. Les divergences sont profondes entre les deux groupes. La principale est que Nín et les siens ont une analyse du stalinisme, et que leur appréciation de la situation espagnole repose sur une interprétation des événements qui se sont déroulés en Russie depuis la révolution, et, par conséquent, de la « question russe », qui, selon eux, commande toute la politique de l’Internationale, en Espagne comme ailleurs. Maurín et ses partisans, de leur côté, tout en refusant les attaques contre les trotskystes, refusent de prendre parti entre « staliniens » et « trotskistes », affirment vouloir s’en tenir à leurs propres divergences de communistes espagnols avec l’Internationale sur la seule question espagnole, et refusent d’accepter une politique, quelle qu’elle soit, dont ils pensent qu’elle ne peut que plaquer mécaniquement en Espagne des schémas qui ont été valables en Russie en 1917. Une position que Nín qualifie de « transplantation déformée de la théorie stalinienne anti-marxiste du socialisme dans un seul pays » [5]. Et cette divergence fondamentale nourrit, du coup, bien d’autres oppositions.

D’accord pour reconnaître l’importance de la « question nationale » trotskistes et maurinistes n’en tirent pas - il s’en faut - les mêmes conclusions pratiques. Nín combat pour la reconnaissance du droit des nationalités à la séparation, mais aussi pour l’unification nationale et internationale du prolétariat, cependant que Maurín se déclare « séparatiste » en Catalogne, reproche à l’Internationale de ne pas soutenir tous les mouvements séparatistes en Espagne. De même, la Gauche communiste et le Bloc sont d’accord pour condamner la politique stalinienne sectaire qui consiste à opposer mécaniquement « la dictature du prolétariat et des soviets » à « la république bourgeoise », et pour caractériser comme « démocratique bourgeoise » la phase initiale de la révolution espagnole. Mais Nín met en avant le mot d’ordre de « rupture avec les organisations bourgeoises » comme un pas vers la constitution de soviets tandis que Maurín propose une « Convention nationale » dirigée par les éléments de la petite bourgeoisie avancée, en bref, une coalition du type de celle qui se noue en Catalogne avec le mouvement catalaniste, dans une région où, à la différence du reste de l’Espagne, UGT et Parti socialiste ne constituent qu’une force insignifiante. Au lendemain de la « sanjurjada », le Bloc lance le mot d’ordre de « Tout le pouvoir aux organisations ouvrières » : Nín le condamne comme une concession opportuniste puisqu’il ne peut avoir en Espagne que la signification de « pouvoir aux syndicats », ce qui exclut les masses paysannes. A ce qu’ils qualifient d’oscillations « centristes » qui, sur la question décisive du pouvoir, conduisent les maurinistes à s’adapter tantôt à la petite bourgeoisie catalane et tantôt aux anarcho-syndicalistes, les trotskistes opposent la ligne de la lutte pour la construction de la forme espagnole des soviets, les Juntas revolucionarias élues par les ouvriers et paysans. Le combat politique acharné entre coupes opposants entre eux, entre eux et le Parti communiste officiel provoque bien des reclassements et des chassés-croisés entre ces groupes dont les frontières sont au demeurant assez floues. A Madrid, à Valence, en Estrémadure, des militants du P C E et des Jeunesses sont exclus et rallient l’opposition de gauche. Gorkín, ancien dirigeant du parti dans l’émigration qui a rejoint les trotskistes en France quitte l’opposition de gauche espagnole pour rejoindre finalement le Bloc. Mais le Catalan Mollis y Fábrega, lui, quitte le Bloc, pour l’opposition de gauche. L’agrupación de Madrid se décompose en 1932, une partie de ses membres ralliant le P.C officiel, cependant que deux de ses principaux animateurs, l’ancien dirigeant des JS et du Parti, Luis Portela, et l’ancien dirigeant JC Luis Garcia Palacios rejoignent, le premier le Bloc de Maurín, et le second l’opposition de gauche. Une minorité qui s’intitule « Opposition ouvrière » à l’intérieur de la Fédération catalane, se groupe autour de compagnons de Maurín, Antonio Sesé et les pionniers du communisme Hilario Arlandis et Evaristo Gil, qui, en 1932 également, reviennent au PC officiel. Ce dernier à qui le soutien financier de l’Internationale permet la publication d’un quotidien, tâche très supérieure à ses propres forces, ne progresse que faiblement, malgré le succès remporté à Madrid sur l’opposition de tendance mauriniste. La revue Comunismo jouit d’un grand prestige parmi les intellectuels, mais l’opposition de gauche devenue Gauche communiste qui l’édite ne progresse guère parme les travailleurs manuels. Le Bloc ouvrier et paysan, autour de la Fédération catalane qui va devenir Fédération communiste ibérique, demeure, malgré ses échecs dans le reste de l ‘Espagne, le premier parti ouvrier en Catalogne où les organisations de la CNT et les partis catalanistes ont la prépondérance politique.

C’est pourtant de l’action de ces organisations minoritaires, séparées entre elles par de sérieuses divergences, que va sortir, avec l’aggravation de la situation politique et la menace très précise de contre-révolution en 1933, la première initiative susceptible de bouleverser le rapport de forces entre syndicats et partis d’une part, mouvement ouvrier et classes dirigeantes de l’autre. C’est en effet au printemps de 1933 que se constitue à Barcelone, sous l’impulsion du Bloc ourler et paysan et de la Gauche communiste la première organisation de front unique entre organisations, l’Alliance ouvrière. L’UGT catalane, l’Union socialiste, les syndicats de l’opposition - « trentistes » -, l’Union des rabassaires (petits paysans) et le minuscule parti socialiste espagnol de Barcelone et ces deux organisations communistes, décident de conclure cette alliance en vue de s’« opposer à la victoire de la réaction », de préserver les conquêtes, aujourd’hui menacées, de la classe ouvrière. Cette initiative, encore modeste, est à la fois le résultat de la propagande inlassable menée par l’opposition de gauche Internationale et espagnole en faveur du front unique ouvrier contre le fascisme montant, et de l’émotion provoquée dans le monde entier par la défaite de la classe ouvrière allemande consécutive au refus obstiné d’une politique de front unique de la part des deux grands partes ouvriers allemands. Elle constitue en même temps une initiative défensive face à l’apparition des premiers groupes ouvertement fascistes, la JONS, (Juntas de Ofensiva Nacional Sindicalista) de Ledesma Ramos et Onesimo Redondo, puis la Phalange (Falange Española) qu’animent José-Antonio Primo de Rivera, le fils du dictateur, et l’aviateur Ruíz de Aldá. Elle correspond enfin à l’inquiétude grandissante et à l’impatience qui se traduisent de plus en plus vigoureusement à l’intérieur du Parti socialiste déçu par les résultats des années de collaboration gouvernementale.

Le bilan de ces années est ressentie en effet de façon extrêmement contradictoire par les militants. Si les résultats obtenus sont minces au regard des espérances nourries en matière de réformes et d’avance graduelle vers le socialisme, il n’en est pas moins vrai que le Parti socialiste et l’UGT ont énormément recruté, sont devenus, en ces quelques années, de puissantes organisations de masses attirant dans leurs rangs nombre de jeunes qui ont vu en elles le principal espoir d’un changement politique et social. Ses nouvelles recrues traduisent à la fois la déception des masses devant la minceur des résultats acquis et la pression exercée par les anarchistes sur leur gauche. La coalition gouvernementale en devient de plus en plus incommode. D’une part les républicains reprochent aux socialistes de se faire sinon les instigateurs, du moins les complices de l’agitation paysanne et de ses formes de plus en plus violentes, et les accusent de double jeu. D’autre part, anarchistes et communistes d’obédience diverse dénoncent les socialistes comme complices d’une politique de répression féroce, d’un régime dont un républicain aussi modéré que Martinez Barrio peut déclarer qu’il est un régime de « boue, de sang et de larmes » [6]. La rupture entre socialistes et républicains est désormais inévitable : le président de la République, Alcalá Zamora, s’y emploie activement en provoquant d’abord la crise ministérielle, puis en décidant la dissolution des Cortes après un éphémère cabinet Lerroux. Du coup la crise du Parti socialiste devient, elle aussi, inévitable : la perspective des élections pose la question des alliances électorales, oblige les dirigeants à reconsidérer l’ensemble de leur bilan, contraint les militants à prendre leurs responsabilités. Dans les rangs de la Jeunesse socialiste. à Madrid notamment, se dessine un courant qui remet en question radicalement les perspectives qui sont celles du parti depuis la scission : la défense de la démocratie bourgeoise parlementaire et la collaboration de classes dans une optique réformiste. Une nouvelle force surgit, une nouvelle possibilité concrète de construire l’unité du front prolétarien en même temps qu’une force révolutionnaire. Mais elle n’en est pour l’instant qu’à ses tout premiers pas, et les élections de novembre 1933, qui donnent à la droite la majorité, vont créer un contexte nouveau.

Notes

[1] Texte intégral dans Peirats, La CNT, en la revolución española t.I, pp. 44-48

[2] A. Nín, Los problemas de la revolución española, p. 115

[3] C. Lorenzo, Les anarchistes espagnols et le pouvoir, p.74

[4] A. Nín, op. cit. p.112

[5] Ibidem. p. 73

[6] Cité par G. Jackson, .4.,tz Repûbllca espahola y la guerre civil, p. 94.

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