1971 |
"Nous prions le lecteur de n’y point chercher ce qui ne saurait s’y trouver : ni une histoire politique de la dernière République espagnole, ni une histoire de la guerre civile. Nous avons seulement tenté de serrer au plus grès notre sujet, la révolution, c’est-à-dire la lutte des ouvriers et des paysans espagnols pour leurs droits et libertés d’abord, pour les usines et les terres, pour le pouvoir politique enfin." |
La Révolution Espagnole - 1931-1939
Problèmes et querelles d'interprétation - I. Anarchistes
L’histoire de la C.N.T.-F.A.I., du mouvement anarchiste et anarcho-syndicaliste, a fait l’objet de très nombreuses études d’inégale valeur. Le travail récent de César M. Lorenzo rassemble d’intéressantes conclusions. Pourtant, bien des questions demeurent posées.
Lorenzo, à la suite de polémiques anciennes à l’intérieur du mouvement anarchiste, fait de Salvador Seguí un « possibiliste », en d’autres termes un syndicaliste ayant évolué vers le réformisme. Cette interprétation des positions défendues par le prestigieux dirigeant de la C.N.T. barcelonaise d’après-guerre est formellement contestée. D’abord par Andrés Nín, qui était lié avec lui et pensait, lorsqu’il fut assassiné, pouvoir le gagner au communisme [1] : Nín s’est proposé pendant longtemps de rédiger une biographie de Seguí dont il vénérait la mémoire, et en a été empêché par sa mort tragique. Récemment, à la suite de la publication du travail de César Lorenzo, le vieux militant Pedro Bonet a fait sur cette question une mise au point dans La Batalla [2]. Il proteste contre l’interprétation de Seguí comme un « possibiliste » et contre la tradition, reflétée par César Lorenzo, qui fait de lui l’homme de la « commission paritaire ». Selon lui, c’était en réalité Angel Pestaña qui avait inspiré cette politique, et ce serait lui également qui serait à l’origine de cette légende tenace, lancée par ses soins après la mort de Seguí. Bonet insiste à juste titre sur deux traits de la pensée de Seguí : son refus résolu des préjugés anarchistes contre la « politique », son souci de l’unité ouvrière dans une perspective de lutte de classes.
César Lorenzo a bien mis en lumière l’existence de trois courants fondamentaux qui concourent dans la C.N.T. à cette époque. Le courant « trentiste » mériterait une analyse plus poussée : Pestaña a certes fondé le « parti syndicaliste », mais Juan Peiró et Juan López, avec les syndicats de l’opposition, sont revenus à la C.N.T. en 1936. Il y a bien sûr, dans ce courant, les signes évidents d’une évolution vers le réformisme analogue à celle qu’avaient suivie dès avant 1914 nombre de syndicalistes révolutionnaires français avec Léon Jouhaux. Mais il serait intéressant de répondre à la question de savoir quelles étaient, dans l’Espagne de cette époque, les bases sociales d’un courant née-réformiste se dégageant de la C.N.T. L’importance du courant « trentiste » et des syndicats de l’opposition dans le Levant, sa domination quasi exclusive sur la classe ouvrière de la ville catalane de Sabadell, s’expliquent-elles uniquement par des considérations de personnes et des situations locales ? Enfin des militants « trentistes », en quittant la C.N.T., ont commencé une révolution politique qui les a conduits au P.S.U.C., comme Pedro Foix et Roldán Cortada dont l’assassinat devait servir de préface aux Journées de Mai. Il serait intéressant de dégager les facteurs d’une telle évolution.
Le courant que César Lorenzo appelle, après d’autres, « anarcho-bolchevik » a été récemment décrit par un de ses animateurs, Ricardo Sanz, qui a retracé 1’histoire des Solidarios et de Nosostros [3]. Mais le témoignage de ce vétéran ne confirme pas - il s’en faut - l’analyse que suppose l’étiquette reprise par Lorenzo. Ces hommes - les Buenaventura Durruti, Garcia Oliver, Francisco Ascaso, Aurelio Fernández, Gregorio Jover - apparaissent bien plutôt comme des militants ouvriers activistes, nous pourrions même dire « gauchistes », que comme des militants « bolchevisants ». Ce sont des partisans résolus de la théorie - et surtout de la pratique - des minorités agissantes, ce qui les situe dans la tradition bakouniste bien plus que dans celle de Marx. Leur goût de l’organisation conspirative, le sérieux de leurs préparatifs militaires et techniques, leur souci de l’armement et de l’efficacité immédiate les rapprochent beaucoup plus des gauchistes allemands du K.A.P.D. par exemple. Quoique leurs préoccupations d’organisateurs les éloignent à certains égards de l’anarchisme traditionnel, leur attachement à l’action insurrectionnelle - que leurs adversaires dénoncent comme des « putschs » -, l’ensemble de ce qu’on appellera la pratique « faïste » en font au contraire des militants très représentatifs de l’anarchisme espagnol. On pourra enfin discuter interminablement la question de savoir si les dernières prises de position de Durruti, à la veille de sa mort devant Madrid, en faisaient un homme en train de rompre avec l’anarchisme pour se diriger vers le bolchevisme... ou s’il tournait le dos à ce dernier en se laissant abuser par le stalinisme.
Enfin, il faut bien avouer que les contours du courant que Lorenzo appelle l’anarchisme traditionnel demeurent aussi flous que l’ensemble des éléments dont nous disposons aujourd’hui pour analyser l’action et les méthodes de la F.A.I. Le « communisme libertaire » tel qu’il a été décrit à Saragosse au congrès de 1926 par Isaac Puente ne nous semble pas incompatible avec les théories latentes dans la pratique des Garcia Oliver, Durruti, Ascaso, qui se reconnurent pourtant dans ce programme. On ressent également le besoin d’une analyse historique sérieuse du courant représenté par Diego Abad de Santillan, le premier à avoir, à la veille de la révolution, esquissé un programme économique, ardent défenseur, puis sévère critique de la collaboration gouvernementale qui ne semble jamais s’être départi de ses principes « anarchistes traditionnels » à travers des pratiques et finalement des « politiques » fort différentes.
Nous pensons surtout que, dans la période qui va en gros de 1917 à 1937, et que nous considérons comme une période de crise - probablement de crise finale - de l’anarcho-syndicalisme en Espagne, resurgit, à deux reprises, au sein de tous les courants analysés par César M. Lorenzo, une tendance à la fois « syndicaliste et unitaire » d’une part, « politique et révolutionnaire » de l’autre : elle va de Nín, Maurín, Arlandis, Ibañez, responsables génétistes et futurs communistes, mais aussi de Salvador Seguí, à un bout de la chaîne, jusqu’à Jaime Balius et Los Amigos de Durruti, à l’autre extrémité, en passant par les anarcho-syndicalistes partisans de l’unité ouvrière dans les Alliances, et, par conséquent, du pouvoir des conseils ouvriers, que sont en 1934 des hommes aussi éminents et respectés dans le mouvement que Valeriano Orobón Fernández et José Maria Martinez qui meurent tous les deux avant 1936... Le fait que ce courant s’orientant, selon nous, à travers bien des hésitations et des détours, vers le marxisme révolutionnaire, apparaisse précisément aux époques de montée révolutionnaire où les travailleurs recherchent les voies de la lutte et du pouvoir nous paraît significatif. C’est pourquoi nous pensons que l’histoire de la C.N.T., du mouvement anarchiste et anarcho-syndicaliste en général ne peut être sérieusement menée en dehors de l’étude d un contexte - et d’une interaction entre le mouvement et ce contexte -dont le mouvement marxiste organisé, et à partir de 1919 le mouvement communisme constitue un élément capital. Jusqu’au 1922, l’Internationale communiste de Lénine exerce sur les militants de la C.N.T. une incontestable attraction, alors que la politique sectaire imposée par la suite au P.C. d’Espagne par l’Internationale stalinisme joue le rôle de facteur éminemment répulsif, qui explique la faiblesse numérique et l’isolement de ce parti pendant les premières années de la République. En revanche, le « tournant politique » de 1935, ainsi que les circonstances particulières de la guerre civile, redonnent au communisme un visage attractif auquel céderont au moins dans les premiers temps de la guerre bien des libertaires endurcis. Mais nous pensons qu’une histoire faite de ce point de vue, ne saurait être entreprise ni par un historien ayant de l’anarchisme la conception qui en est enseignée dans les différents P.C., ni par un homme qui ait du communisme « autoritaire » la conception que s’en font traditionnellement les libertaires et qui, en particulier, identifie « bolchevisme » et « stalinisme ».