1963

Sous peine de nier l'intervention dans l'histoire de la volonté consciente sous la forme élémentaire, et même artisanale, de l'organisation, sous peine de prêcher la renonciation, la résignation, la soumission, de condamner le principe même de la lutte en rejetant les victoires qui ne sont que partielles, les autres ne peuvent que reprendre à leur compte la conclusion de Rosa Luxembourg à sa sévère critique du bolchevisme : "Le problème le plus important du socialisme est précisément la question brûlante du moment : [...] la capacité d'action du prolétariat, la combativité des masses, la volonté de réaliser le socialisme. Sous ce rapport, Lénine et Trotsky et leurs amis ont été les premiers à montrer l'exemple au prolétariat mondial ; ils sont jusqu'ici les seuls qui puissent s'écrier "J'ai osé !". C'est là ce qui est essentiel, ce qui est durable dans la politique des bolcheviks.

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Le parti bolchévique

P. Broué

V: Les débuts du régime soviétique et la paix de Brest-Litovsk

AgitProp

AgitProp

L'isolement des bolcheviks des autres tendances socialistes après la prise du pouvoir n'a en réalité rien de fortuit. Les dirigeants du parti s.r., incapables, pendant leur passage au pouvoir, de satisfaire les revendications des masses qui figuraient à leur programme, refusant de rompre avec la bourgeoisie et avec les Alliés, ne sont pas prêts à seconder ceux qui prétendent s'atteler à la tâche après leur échec. Quant aux mencheviks, ils considèrent - et considéreront toujours - comme une folie sanglante la prise du pouvoir par un parti ouvrier quand la Russie n'est mûre que pour une révolution bourgeoise et une république démocratique. Ni les uns, ni les autres n'ont cru que le régime créé en octobre pourrait connaître des lendemains. Comme les partis bourgeois et les milieux de l'oligarchie, ils attendent son effondrement, qu'ils jugent inévitable. Tous considèrent qu'il importe de le hâter, dans la recherche du moindre mal, en isolant au maximum les dirigeants bolcheviques. Les mencheviks les plus proches de la révolution, et même un « quart-de-bolchevik » comme l'historien Soukhanov considèrent comme une utopie l'idée de construire un Etat socialiste dans un pays arriéré, mais, plus encore, jugent catastrophique la destruction de l'ancien appareil d'Etat, dont ils pensent que, dans les conditions de guerre et d'effondrement économique, il ne peut que mener tout droit à la destruction des forces productives essentielles du pays. Et si Soukhanov souhaite pourtant ne pas se couper « des masses et de la révolution elle même » en abandonnant les soviets, en revanche la majorité des dirigeants s.r. et mencheviques, tout en proclamant leur volonté de lutter contre les bolcheviks « sans la bourgeoisie, au nom de la démocratie », préfèrent rompre ces liens que ceux qui les rattachent à la bourgeoisie internationale : ils ne partagent pas, bien entendu, les espoirs de révolution mondiale des bolcheviks et pensent que l'appui des Alliés sera indispensable pour construire une Russie bourgeoise et démocratique à la fin des hostilités. D'où leur fidélité à l'alliance militaire pendant leur passage au gouvernement provisoire et les dispositions favorables de nombre d'entre eux face aux ouvertures des Alliés qui veulent à tout prix maintenir la Russie dans la guerre et, dès le lendemain de l'insurrection, soutiennent les efforts faits en vue d'éliminer Lénine et Trotsky d'abord, au cours de la discussion sur la coalition, puis de soutenir la légitimité de l'Assemblée constituante dissoute, en janvier 1918.

En fait, les bolcheviks n'avaient fait, depuis février, que chevaucher une vague révolutionnaire qu'ils n'avaient pas déclenchée et qu'ils orientaient sans avoir le pouvoir de la maîtriser. Mencheviks et s.r., en rompant avec eux, rompaient aussi avec elle et couraient le risque immédiat de devenir prisonniers des forces bourgeoises dont ils acceptaient l'appui. Les bolcheviks, de leur côté, se devaient de concrétiser la victoire révolutionnaire en satisfaisant les revendications fondamentales des masses. Ce sera l'objectif des grands décrets du II° Congrès des soviets. Le décret sur la terre abolit la propriété privée foncière. « La terre ne peut être ni vendue, ni achetée, ni louée, ni engagée, ni aliénée d'aucune façon. Toute la terre devient la propriété de la nation et la jouissance de ceux qui la travaillent ». La socialisation de la terre ne figurait pas au programme du parti bolchevique : elle sera pourtant adoptée parce que conforme au désir de la grande majorité de la masse paysanne. Elle figurait au programme des s.r., que reprennent les s.r. de gauche, alliés paysans des bolcheviks, et concrétisera l'alliance de la paysannerie avec le pouvoir des soviets, seul capable de réaliser son programme. De la même façon, le décret sur le contrôle ouvrier répond au désir des ouvriers de prendre en charge leurs usines, en évitant que l'insuffisance des connaissances techniques ne provoque le chaos dans la production industrielle.

Mais la réalisation de la pièce maîtresse du programme de la révolution, la revendication première des masses, la paix, était incomparablement plus difficile. Certes, il fallait, de toute façon, couler cette formidable insurrection dans un cadre nouveau, organiser l'énergie révolutionnaire émanant de millions d'hommes, maintenir le fonctionnement de l'économie sérieusement atteinte, faire face aux dangers de contre-révolution armée ou non, mais la guerre faisait obligation aux bolcheviks d'entreprendre cette tâche immense sous la menace des armées allemandes tout au long d'un front de plusieurs milliers de kilomètres : or, faute de soulèvement révolutionnaire dans les pays belligérants, et, au premier chef, en Allemagne, la paix ne pouvait être qu'un diktat accepté dans les pires conditions d'infériorité.

L'isolement politique des bolcheviks avait aussi pour conséquence fatale le durcissement de leur autorité à l'égard de ceux qui n'acceptaient pas le fait accompli de l'insurrectIon. Trotsky avait confié à Sadoul son désir d'une authentique coalition : dans le cas contraire, précisait-Il. « pour éviter de nouvelles tentatives antibolcheviques, il faudra exercer une répression impitoyable et l’abîme se creusera davantage » [1]. C’est avec une pleine conscience de l’ensemble de ces dangers que les bolcheviks se sont efforcés, avant tout, de tenir, en attendant le secours de l'Europe industrielle, et, d'abord de l'Allemagne ouvrière : « Ce n'est pas notre volonté, dira Lénine, mais les circonstances historiques, l'héritage du régime tsariste et la débilité de la bourgeoisie russe qui ont fait que [notre] détachement s'est trouvé porté en avant des autres détachements du prolétariat international: ce n'est pas que nous l'ayons voulu, ce sont les circonstances qui l’ont Impose. Mais nous devons rester à notre poste jusqu'à ce qu'arrive notre allié, le prolétariat international » [2]. Pour « rester à leur poste », les bolcheviks ne voyaient d’autre moyen que de poursuivre et d'approfondir 1’activite des masses qui les avaient portés au pouvoir : « Rappelez-vous, déclarait Lénine, aux ouvriers et paysans russes, qu'à présent c'est vous-mêmes qui dirigez l'Etat : nul ne vous aidera si vous ne vous unissez pas vous-mêmes et si vous ne prenez pas entre vos mains toutes les affaires de l'Etat » [3].

Le système soviétique.

Or, le seul système qui permette, suivant l'expression de Lénine, « à une cuisinière de diriger l'Etat », est le système des soviets. Ils existent à peu près partout, à la veille de l’insurrection d’octobre, exerçant tout ou fraction du pouvoir. C'est en leur nom que l'insurrection est menée et le II° Congrès pan-russe des soviets la consacrera en remettant partout « le pouvoir, aux soviets ». Le sens de la mesure est défini par l’appel du comité exécutif du 4 (17) novembre 1917, rédigé par Lénine : « Les soviets locaux peuvent, selon les conditions de lieu et de temps, modifier, élargir et compléter les principes de base établis par le gouvernement. L'initiative créatrice des masses, tel est le facteur fondamental de la nouvelle société. [ ... ] Le socialisme n’est pas le résultat des décrets venus d'en haut. L’automatisme administratif et bureaucratique est étranger à son esprit: le socialisme vivant, créateur, est l'Ĺ“uvre des masses populaires elles-mêmes » [4].

Le cadre de l'organisation et les principes de son fonctionnement seront précisés par des circulaires du conseil des commissaires du peuple et du commissariat du peuple à l'intérieur. Celle du 5 janvier 1918 stipule : « Les soviets sont partout les organes de l'administration, du pouvoir local : ils doivent exercer leur contrôle sur toutes les institutions de caractère administratif, économique, financier et culturel. [...] Tout le territoire doit être recouvert d'un réseau de soviets qui doivent être étroitement imbriqués les uns sous les autres. Chacune de ces organisations, jusqu'à la plus petite, est pleinement autonome dans les questions de caractère local, mais conforme son activité aux décrets généraux et aux résolutions du pouvoir central et des organisations soviétiques plus élevées. Ainsi est mise sur pied une organisation cohérente de la République soviétique, uniforme dans toutes ses parties » [5]. C'est le schéma même que reprendra la Constitution soviétique de 1918, qui précise, dans son article 10, que « toute l'autorité dans le territoire de la R.S.F.S.R. est aux mains de toute la population laborieuse organisée dans les soviets urbains et ruraux » , et, dans l'article 11, que « l'autorité suprême [ ... ] est aux mains du congrès pan-russe des soviets et, dans les intervalles entre les congrès, du comité exécutif) [6].

Les soviets sont des conseils, groupant les travailleurs autant que possible sur le lieu de leur travail, dans le cadre de leur vie sociale. En fait, seuls les soviets de village représentent une véritable démocratie directe : assemblées générales, ils peuvent se passer d'élus, peuvent discuter entre eux et décider de leurs problèmes. Pendant un certain temps, c'est à eux seuls qu'on réservera la dénomination de soviets, les conseils de députés étant appelés sovdepi. Les représentants de soviets de village forment le soviet du district, les délégués des districts le congrès d'arrondissement, de même que les soviets d'usine et de quartier forment les soviets des villes et des cités. A cet échelon, soviets de paysans et soviets d'ouvriers se rencontrent : le congrès d'arrondissement, rural, et le congrès de cité, urbain, forment un congrès provincial au-dessus duquel se trouvent les congrès régionaux, qui désignent leurs représentants au congrès pan-russe des soviets, auquel les soviets de grandes villes délèguent, eux, leurs représentants directement.

Le droit de vote pour les soviets n'est ni « universel » ni « égal » : la dictature du prolétariat est exercée par les seuls prolétaires; sont exclus du droit de vote les hommes ou femmes qui emploient des salariés, ceux qui ne vivent pas de leur travail et, de façon plus précise, les hommes d'affaires, les prêtres et les moines. (Cependant, par rapport à la conception dite « léniniste » de la dictature du prolétariat qui fut largement diffusée dans les années suivantes, il est intéressant de noter la position affirmée par Lénine en 1918 : « Aujourd'hui encore, il convient de dire que la restriction du droit électoral est un problème particulier à telle ou telle nation. [ ... ] Ce serait une erreur d'affirmer d'avance que les révolutions prolétariennes de demain en Europe, toutes ou la plupart d'entre elles, apporteront nécessairement des restrictions aux droits électoraux de la bourgeoisie) [7]. La représentation des ouvriers est plus importante que celle des paysans. Les soviets de village ont un député pour 100 habitants, avec un minimum de trois et un maximum de cinquante, ceux d'arrondissement ont un député pour 1 000 habitants ou dix membres de soviets locaux et ceux de province un pour 10 000 électeurs ou cent députés. Mais au congrès régional, il y a un député pour 25 000 électeurs ruraux et un pour 5 000 électeurs urbains. La même proportion se retrouve dans les congrès pan-russes où les ouvriers ont un député pour 25 000 électeurs et les paysans un pour 125 000. C'est le résultat direct des conditions de la fusion entre le congres des Soviets d'ouvriers et celui des soviets de paysans : les bolcheviks défendront cette inégalité en arguant de la nécessité d'assurer à cette époque en Russie l'hégémonie de la classe ouvrière, tout en se refusant d’ailleurs à en faire un principe universel.

En dehors de ce cadre, il n'y a que peu de prescriptions générales, sauf le principe fondamental de la révocabilité des élus. Lénine déclare : « Toute formalité bureaucratique et toute limitation disparaît des élections, et les masses elles-mêmes déterminent la tenue et le rythme des élections avec le plein droit de révoquer leurs élus » [8]. Le mandat des soviets locaux sera néanmoins fixé a trois mois, le congrès pan-russe des soviets devant se réunir au moins deux fois par an.

Le fonctionnement.

Il n'existe aucune étude du fonctionnement des premiers soviets en dehors de l'esquisse, d'ailleurs excellente, de Hugo Anweiler. On peut cependant affirmer que, dans les mois qui ont suivi l'insurrection d'octobre, les soviets ont rapidement étendu leur autorité à l'ensemble du territoire, se substituant en particulier aux conseils municipaux dont 8,1 % sont dissous en décembre 1917, 45,2 % en janvier 1918, 32,2 % en février, et les derniers entre mars et mai [9]. Dans bon nombre de villes, notamment les plus grandes, une partie de l'appareil administratif municipal continue à fonctionner sous le contrôle du soviet. Les soviets des échelons intermédiaires, districts et arrondissements, dont le rôle a été important pour l'extension du réseau soviétique, cesseront assez vite leur activité. De nombreux soviets locaux agiront en véritables gouvernements indépendants, proclamant de minuscules républiques soviétiques ayant leur propre conseil des commissaires du peuple. Réalisation de l'Etat-commune ou insuffisances de l'Etat prolétarien nouveau ? Lénine, en tout cas, après le début de la guerre civile, persistera à affirmer que cet éparpillement était nécessaire : « Dans cette aspiration au séparatisme, écrira-t-il, il y avait pour une grande part quelque chose de sain, de bienfaisant, en ce sens qu'il s'agissait d'une aspiration créatrice » [10].

L'établissement du pouvoir central et son fonctionnement se heurteront à d'autres difficultés et connaîtront d'autres tâtonnements. Les commissaires du peuple trouvent des ministères déserts ou révoltés, se heurtent à des obstacles de toute sorte, depuis l'absence de clef pour pénétrer dans leur bureau jusqu'à la grève du personnel. Les premiers services de la plupart des commissariats sont improvisés, manu militari, par des détachements de militants révolutionnaires ouvriers ou soldats, celui des affaires étrangères pour Trotsky par les marins de Markine, celui du travail pour Chliapnikov par des métallos du syndicat. Quand des bandes de pillards se répandent dans les caves des grandes maisons et des hôtels aristocratiques pour s'emparer des vins et de la vodka, ce sont des groupes d'intervention d'ouvriers et de marins bolcheviques et anarchistes qui leur font la chasse, font sauter les caves, détruisent les stocks de « vodka qui endort le peuple ». Les premières tentatives contre-révolutionnaires à Pétrograd se heurtent à des groupes de ce type et leurs auteurs, vaincus, seront traduits devant des assemblées spontanément réunies, véritables tribunaux composés d'ouvriers volontaires ou élus.

Cette avant-garde ouvrière constitue pendant quelques jours l'unique force véritablement organisée au service du gouvernement, dont les contours ne se définissent d'ailleurs que peu à peu. Le congrès pan-russe se réunira trois fois en six mois, et, dans l'intervalle, l'autorité appartient au comité exécutif qu'il élit. Ce dernier pourtant compte plus de deux cents membres, ce qui en fait un organisme trop lourd pour son rôle d'exécutif : aussi désigne-t-il des commissaires du peuple dont le conseil formera le véritable gouvernement. Chaque commissaire est flanqué d'un « collège » de cinq membres du comite exécutif qui ont le droit d'en appeler de ses décisions au conseil ou au comité exécutif. Les conflits seront nombreux dans cette période: les commissaires du peuple ayant tendance, sous l'emprise de la nécessité à agir sans attendre l'avis du comité exécutif, finiront par légiférer et conserveront en définitive ce droit qui ne leur était pas attribué à l'origine mais pas non plus, d'ailleurs, interdit.

Les partis et la démocratie soviétique.

Les soviets, à tous les degrés, comprennent évidemment des membres de plusieurs partis. Le fait que les élections aient lieu presque toujours au vote public exclut dans une large mesure les représentants des organisations de droite, d'abord, puis de toutes celles qui se réclament de l'autorité de l'Assemblée constituante. Pourtant, le comité exécutif élu par le III° Congrès comprend encore 7 s.r. de droite, à côté des 125 s.r. de gauche et des 160 bolcheviks.

Les s.r. de gauche tiraient leur origine de la tendance du vieux parti, animée par Natanson et Spiridonova, qui avait rejeté la politique d'union sacrée pendant la guerre. Au congrès de mai 1917, ils avaient présenté leur propre plate-forme, se prononçant pour la rupture de toute alliance avec les partis bourgeois, un gouvernement purement socialiste, la paix immédiate et la socialisation des terres. Exclus par la direction de leur parti pour avoir refusé de suivre les dirigeants qui, en signe de protestation, ont quitté la salle du II° Congrès qui venait d'approuver l'insurrection d'octobre, ils se constituent à cette date en parti indépendant et, nous l'avons vu, sont représentés au gouvernement. Membres de la majorité, ils ont 284 élus au IV° Congrès, 470 au V°, sur 1425 députés. Même après leur départ du gouvernement, ils occupent des postes importants dans le nouvel Etat, dans l'armée et la police spéciale contre-révolutionnaire, la Tchéka. Leurs porte-parole, Katz dit Kamkov, Karéline, et surtout la prestigieuse Marie Spiridonova, terroriste légendaire et apôtre de la révolte paysanne, harcèlent de leurs critiques et d'attaques parfois très violentes les dirigeants bolcheviques. Depuis l'insurrection d'octobre jusqu'au début de la guerre civile, leur presse paraît avec une totale liberté.

Les mencheviks subsistent également. Une fraction d'internationalistes est restée au congrès des soviets malgré le départ du gros des députés du parti. La réunification entre les internationalistes de Martov et le parti de Dan se fait en mars 1918 et elle est suivie d'un congrès en mai. Un organe central menchevique, Novy Loutch, paraît jusqu'en mai 1918, de même que Vpériod, qui est l’organe du groupe de Martov, et une dizaine d'autres journaux ou périodiques. Ils se plaindront cependant de subir saisies, interdictions, arrestations arbitraires. Celles-ci doivent être attribuées davantage à des circonstances et des initiatives locales qu'à une politique répressive d'ensemble, alors pourtant qu'une importante fraction des mencheviks continue de se déclarer favorable à une intervention étrangère et que la majorité se déclare fidèle à l'Assemblée constituante.

Les anarchistes ont joué un rôle non négligeable, avant comme après octobre. Ils ont une influence. réelle parmi les marins de la flotte de la Baltique, et certains régiments, de Moscou notamment, leur sont acquis. Ils se subdivisent en un grand nombre de groupes dont certains, condamnant l'insurrection qui crée un nouveau « pouvoir », acceptent de défendre l'autorité des soviets que d'autres dénoncent dès le début. Dans l'ensemble, ils marchent avec les bolcheviks lors de la dissolution de la Constituante, qui sera d'ailleurs prononcée par l'un d'entre eux, le marin Jélezniak. Au début de l'année 1918, ils ont leurs locaux, leurs organisations, leur presse, leur milice, la garde noire, et leurs incontrôlés, qu'on accuse de différents cotes de brigandage et de pillage. A l'exécutif, leur porte-parole est Alexandre Gay, qui confie a Sadoul qu’Il « creusera la tombe des bolcheviks » [11]. En avril, la Tcheka déclenche contre eux une vaste opération, encercle leurs locaux et en arrête plusieurs centaines. La garde noire est dissoute. Officiellement, cette épuration a pour but de se débarrasser des éléments troubles qui se sont infiltrés dans leurs rangs : elle a d'ailleurs été déclenchée sur une plainte du colonel Robins, officieux représentant des Etats-Unis. La plupart des arrestations ne seront du reste pas maintenues : les militants connus sont libérés et, à défaut de leurs armes, conservent leur presse et leurs locaux. En fait, de nombreux militants anarchistes sont, dans les débuts de la révolution très attirés par le bolchevisme et se réconcilient avec l'Etat tel que le conçoit Lénine et tel que le représentent les soviets : le Russo-Américain Krasnostchékov et le Franco-Russe Kibaltchitch, dit Victor Serge, rejoignent le parti bolchevique; d'autres, sans y entrer : collaborent étroitement, comme l'ancien forçat Sandomirski et son camarade Novomirski, comme l'anarcho-syndicaliste Alexandre Schapiro et surtout l'ancien animateur des syndicats révolutionnaires I.W.W. américains le Russo-Americain Bill Chatov, qui sera un des fondateurs de la République soviétique d'Extrême-Orient et de l'armée rouge. Gay lui-même participera bientôt à la guerre civile dans les rangs des Rouges et sera exécuté par les Blancs en 1919.

Ainsi fonctionne tant bien que mal, dans le cadre des soviets, un régime à plusieurs partis, avec ses inévitables corollaires de conflits d'idées, joutes oratoires et polémiques dans la presse. Le lecteur russe peut même suivre les comptes rendus de débats à l'exécutif où s'affrontent les ténors des partis, Léon Sosnovski, porte-parole de la fraction bolchevique, et Boukharine qui est l’un des orateurs gouvernementaux les plus écoutés, Gay, Martov, Karéline et Spiridonova, sous l'autoritaire férule de Sverdlov, président à la voix de stentor, surnommé « ferme-gueule ». C'est pour les bolcheviks un incontestable succès puisque leur isolement, ainsi, n'est pas total. Il prouve que leur influence ne diminue pas puisqu'ils peuvent, après la victoire, ne pas recourir aux mesures répressives que leur situation précaire aurait pu leur dicter.

Dans ce cadre, pourtant, bien des difficultés vont apparaître, en particulier sur la question de la liberté de la presse. Les bolcheviks n’ont pas là-dessus une position abstraite. Trotsky l'expose en termes clairs au soviet de Pétrograd : « Tout homme qui a un certain capital a le droit, parce qu'il en a les moyens : d’ouvrir une usine, un magasin, un bordel ou un journal a son goût. [ ... ] .Mais les millions de paysans, ouvriers et soldats jouissent-ils de la liberté de la presse ? Ils n'ont pas la condition essentielle de la liberté : les moyens, réels et authentiques, de publier un journal » [12]. Il propose la nationalisation des imprimeries et des usines de papier et l’attribution de facilités d'impression aux partis et groupes ouvriers selon leur influence réelle. Lénine rédige en ce sens un projet reconnaissant à tout groupement qui représente dix mille ouvriers au moins le droit d'éditer un journal et prévoyant de lui en donner les moyens [13]. Rien de cela n'entrera dans le domaine des réalisations et les seules mesures effectivement réalisées en matière de presse ont été répressives. Pourtant, les premières interdictions de journaux appelant à soutenir par les armes la cause de la Constituante ont provoqué, nous l'avons vu, de vives protestations dans les rangs révolutionnaires. En fait, le gouvernement se trouve pris entre deux nécessités contradictoires : celle d'avoir à autoriser l'expression d’une opposition qu’il considère comme légitime et même nécessaire, celle, d'autre part, de ne pas permettre à l'adversaire d'utiliser la presse pour se servir d'armes qu'il a toutes raisons de craindre, dans l'état de la Russie où rumeurs, paniques, alarmes peuvent facilement fournir à la provocation un terrain favorable. Rien ne reflète mieux cette double préoccupation que l'appel lancé par Volodarski, commissaire à l'information, dans la Krassnaia Gazeta de Petrograd: « La liberté de critiquer les actes du pouvoir des soviets, la liberté d'agitation en faveur d'un autre pouvoir, nous la donnerons à nos adversaires. Si vous l'entendez ainsi, nous vous garantissons la liberté de la presse. Mais renoncez aux fausses nouvelles, au mensonge et à la calomnie » [14]. Ce même Volodarski allait le 21 juin tomber sous les balles de terroristes s.r., ceux mêmes à qui il avait offert la liberté d'expression à condition qu'ils renoncent à la violence verbale ...

A cette date, la situation a terriblement empiré. Depuis le mois de mars la disette s'aggrave, provoquant des troubles de la faim un peu partout, laissant, suivant l'expression de Kaiourov, « les villes affamées face à face avec cent millions de paysans hostiles » [15] commençant à se dresser contre les réquisitions. Les agents des Alliés, les généraux tsaristes préparent la contre-attaque, les armes à la main. Surtout, le problème de la paix divise profondément la majorité soviétique, dresse les s.r. de gauche contre les bolcheviks, divise profondément les bolcheviks eux-mêmes: le traité de Brest-Litovsk va consacrer l'amputation d'une importante partie du territoire russe. La guerre et la nécessité d'y mettre rapidement un terme ont ainsi profondément bouleversé les données initiales du problème de la démocratie soviétique.

Le comité central et le problème de la paix.

Les thèses d'avril avaient posé le problème conformément aux perspectives de Lénine et Trotsky sur la révolution européenne : la guerre ne se terminerait par une paix démocratique que si le pouvoir d'Etat passait dans d'autres pays belligérants à des éléments prolétariens. A plusieurs reprises, Lénine et Trotsky affirment que la révolution russe ne saurait survivre sans victoire de la révolution européenne. C'est donc dans cette perspective qu'il faut comprendre les offres de paix faites à tous les belligérants et qui s'accompagnent d'un effort intense pour atteindre les masses par la propagande révolutionnaire et la fraternisation. Cependant, dans les semaines qui suivent la victoire d'Octobre, aucun mouvement révolutionnaire ne se produit en Europe. Pour le gouvernement bolchevique, la paix devient une absolue nécessité, aussi bien pour satisfaire l'armée et la paysannerie que pour gagner du temps en attendant la révolution européenne.

La manĹ“uvre est délicate : il faut en même temps négocier et combattre, politiquement, les gouvernements bourgeois, utiliser, en somme, les négociations à des fins de propagande révolutionnaire. Il faut éviter de paraître prendre parti pour l'un ou l'autre des clans impérialistes, éviter cependant que la Russie révolutionnaire ne fasse les frais d'une paix de compromis entre les impérialistes, qui leur permettrait aussi de prévenir la révolution qui gronde chez eux. Les négociations d'armistice commencent à Brest-Litovsk en novembre 1917, entre une délégation allemande et une délégation russe, les Alliés ayant refusé de participer à des négociations générales. L'armistice, signé le 2 décembre, établit un statu quo territorial, armées russe et allemande restant sur leurs positions, et donne à la délégation russe d'importantes satisfactions morales : les troupes allemandes du front russe ne seront pas transférées sur le front ouest, des « relations » sont organisées entre soldats russes et allemands, conditions de toute fraternisation et du développement de la propagande révolutionnaire des Russes.

Aux pourparlers de paix qui commencent le 22 décembre, Trotsky dirige la délégation russe. Il va se faire le procureur des peuples contre la diplomatie impérialiste, cherchant en même temps à gagner du temps et à démasquer la politique allemande. Mais, le 5 janvier, le général Hoffmann sort une carte : la Pologne, la Lituanie, la Russie blanche, la moitié de la Lettonie doivent rester occupées par l'armée allemande. Les Russes ont dix jours pour répondre par oui ou par non. Doivent-ils céder, le couteau sur la gorge ? Ont-ils la force de résister comme ils avaient toujours affirmé qu'ils le feraient dans de telles circonstances, en menant une « guerre révolutionnaire » ? Ni Lénine, qui défend la première des positions, ni Boukharine, qui défend la deuxième, n'arrivent à rallier la majorité au comité central qui, finalement, suit Trotsky, et décide par 9 voix contre 7 de mettre fin à la guerre sans signer la paix. Trotsky informera donc la délégation allemande que « la Russie, tout en refusant de signer une paix d'annexion, déclare la fin de la guerre » . Les délégués russes quittent Brest-Litovsk.

Mais l'Allemagne, qui vient de signer un traité de paix avec un gouvernement fantoche de l'Ukraine, fait savoir qu'elle considère l'attitude russe comme une rupture de l'armistice. Le 17, l'offensive de l'armée allemande se développe sur tout le front. Lénine propose au comité central de reprendre les pourparlers pour signer la paix. Il est battu par 6 voix contre 5. Contre lui, Boukharine et Trotsky ont fait prévaloir la décision de « reculer la reprise des négociations de paix jusqu'à ce que l'offensive allemande soit suffisamment claire et que soit révélée son influence sur le mouvement ouvrier » [16]. Mais Lénine estime que ce sont là phrases creuses et que la majorité du comité central se dérobe en fait à ses responsabilités. Il pose donc la question de savoir ce qu'il faudra faire si l'armée allemande continue à avancer et si la révolution n'éclate pas en Allemagne : cette fois, le comité central, par 6 voix contre 1, celle de Joffé, et 4 abstentions, indique qu'il faudrait effectivement reprendre les pourparlers. Trotsky, dans ce vote, a rejoint Lénine.

Le 18, le comité central se réunit de nouveau, car l'avance allemande progresse d'une manière foudroyante en Ukraine. Lénine propose de reprendre les négociations sur la base des propositions sur lesquelles la délégation russe a refusé de signer précédemment : Trotsky le suit encore et cette proposition est adoptée par 7 voix contre 5. Le gouvernement va donc reprendre contact avec l'état-major allemand, dont la réponse parvient le 23 février. Les conditions sont aggravées : il faut cette fois évacuer l'Ukraine, la Livonie, l'Esthonie. La Russie va être amputée de 26 % de sa population, 27 % de sa superficie cultivée, 26 % de ses voies ferrées, 75 % de sa capacité de production d'acier et de fer [17].

La discussion reprend au comité central : Boukharine demande le rejet des conditions allemandes et la résistance à outrance , la « guerre révolutionnaire ». Lénine exige la fin du « bavardage révolutionnaire » , menace une fois encore de démissionner si le comité central ne se range pas à son avis. Staline propose, comme un moyen terme, la réouverture des négociations. Lénine exige alors que le comité central se prononce pour l'acceptation ou le rejet immédiats des conditions allemandes : il propose l'acceptation et sera suivi par 7 voix contre 4. Trotsky n'est pas convaincu, mais se refuse à courir le risque d'avoir à mener une guerre révolutionnaire sans Lénine à la tête du gouvernement. Le même jour, le comité exécutif des soviets approuve la position du comité central défendue par les bolcheviks par 116 voix contre 84 : de nombreux députés bolcheviques s'abstiennent. Le traité amputant la Russie est signé le 3 mars 1918 à Brest-Litovsk.

Jusqu'au dernier moment, toutes les éventualités ont été envisagées, y compris l'acceptation des offres d'aide matérielle et militaire transmises par les ambassadeurs des pays alliés : les mêmes lignes de partage se retrouvent d'ailleurs sur cette question dans le comité central, les partisans de la « guerre révolutionnaire » votant pour refuser l'aide alliée. En revanche, Trotsky, qui est partisan de l'accepter, le cas échéant, sera soutenu par Lénine qui vote « pour recevoir des pommes de terre et des munitions des brigands impérialistes » [18].

Le parti au bord de la scission.

En fait, la discussion autour de Brest-Litovsk a mené le parti à deux doigts de la scission. Dès la décision du comité central, un groupe de responsables, parmi lesquels Boukharine, Boubnov, Ouritski, Piatakov, Vladimir Smirnov, démissionnent de toutes leurs fonctions, reprennent leur liberté d'agitation à l'intérieur du parti comme à l'extérieur. Le bureau régional de Moscou déclare qu'il cesse de reconnaître l'autorité du comité central jusqu'à la réunion d'un congrès extraordinaire et de nouvelles élections. Sur proposition de Trotsky, le comité central vote une résolution garantissant à l'opposition le droit de s'exprimer librement à l'intérieur du parti. L'organe du parti à Moscou, le Social-démocrate, s'en prend cependant publiquement à l'acceptation du traité, le 2 février. La République soviétique de Sibérie refuse d'en reconnaître la validité et se considère toujours comme en état de guerre avec l'Allemagne.

Le 4 mars, le comité du parti de Pétrograd fait paraître le premier numéro d’un quotidien, le Kommunist dont le comité de rédaction est formé de Boukharine, Karl Radek et Ouritski, et qui va être l'organe public de l'opposition de ceux que l'on appelle désormais les « communistes de gauche » . Cette initiative, coïncidant avec la tenue du congrès qu'elle avait réclamé et où elle est battue semble indiquer la détermination de l'opposition de s'engager dans la voie de la scission et de la constitution d'un parti rival de celui qui vient de changer, cette fois à l'unanimité, son nom pour celui de « parti communiste » .

C'est en effet toute une ligne que les « communistes de gauche » opposent à celle de Lénine. La chute brutale de la production industrielle a amené le conseil des commissaires à restreindre la portée des initiatives prises par les ouvriers dans les entreprises sous le drapeau du « contrôle ouvrier ». Au comité central, puis au congrès, Lénine a fait adopter des mesures énergiques pour enrayer la désorganisation de l'industrie : maintien, le plus longtemps possible, de l'ancienne administration capitaliste des entreprises, concessions pour s'assurer les services des spécialistes et techniciens bourgeois, rétablissement de l'administration et de la direction par une seule personne, encouragement à la productivité ouvrière par un système de primes contrôlé par les syndicats. Lénine ne dissimule pas que le contrôle ouvrier est à ses yeux un pis-aller, en attendant que soit possible l'organisation d'un contrôle d'Etat. Les communistes de gauche voient dans ces mesures un recul de la révolution. Pour Boukharine, le parti est à un tournant de son histoire : ou bien la révolution russe se bat sans compromission contre le monde capitaliste par la « guerre révolutionnaire » , tout en parachevant son Ĺ“uvre intérieure par une nationalisation totale et la remise de la direction de l'économie à un organisme émanant des comités de contrôle, ou bien elle signe la paix avec l'Allemagne et entre dans la voie du compromis à l'extérieur et de la dégénérescence à l'intérieur. Lénine a affirmé la nécessité d'une période de « capitalisme d'Etat » pour l'économie; les communistes de gauche décèlent l'amorce de la restauration de rapports « petits-bourgeois » dans les entreprises, dénoncent la conception « centraliste bureaucratique » qui l'inspire, l'abandon, en pratique, de « l'Etat-commune, administré par en bas » qui devrait être la base de l'Etat ouvrier. Et Boukharine ironise sur la présence, désormais obligatoire, d’un « commissaire » auprès de chaque cuisinière appelée à diriger l'Etat!

A ce réquisitoire, Lénine répond par une analyse de la situation « extraordinairement pénible, difficile, périlleuse au point de vue international; nécessité de louvoyer et de reculer; période d'attente de nouvelles explosions de la révolution qui mûrit laborieusement en Occident; à l'intérieur du pays, période de lente édification, d'impitoyables rappels à l'ordre; longue lutte acharnée livrée par le rigoureux esprit de discipline prolétarien à l'élément menaçant du laisser-aller et de l'anarchisme petit- 'y sont affrontés. Boukharine et ses amis craignent certes que l'acceptation de la paix le couteau sur la gorge ne sbourgeois » [19].

Faut-il, avec Robert V. Daniels, voir dans cette polémique le germe des éclatements futurs, le conflit entre l'aspect utopique et l'aspect réaliste du bolchevisme ? Soulignons plutôt, avec E.-H. Carr, que la discussion ne se termine pas par la victoire d'un principe sur un autre, car ce ne sont pas des principes qui signifie l'abandon de la politique de révolution internationale et ne soit en quelque sorte la préface d'une sorte de ligne de la coexistence pacifique qui ne saurait qu'aboutir à la dégénérescence de la révolution. Mais Lénine n'abandonne pas la perspective de la révolution européenne : « Il est absolument exact, proclame-t-il, que, sans révolution allemande, nous périrons » [20]. Il refuse d'admettre, comme Riazanov le suggère, que le parti se trouve placé devant le dilemme d'être « avec les masses paysannes ou avec le prolétariat d'Europe occidentale ». Il veut la paix immédiate, condition de l'appui paysan et répit en attendant du renfort : « Ce serait une erreur de fonder la tactique du gouvernement socialiste de Russie en essayant de déterminer si la révolution socialiste éclatera ou non en Europe et surtout en Allemagne dans les six prochains mois » [21]. Il maintient que « la révolution socialiste doit venir et viendra en Europe » et affirme de nouveau : « Toutes nos espérances en la victoire définitive du socialisme sont fondées sur cette certitude et sur cette prévision scientifique » [22].

Le rétablissement de la cohésion.

Le parti retrouvera sa cohésion dans les mois qui suivent. L'attitude de Trotsky, à cet égard, est déterminante. « Il n'y aurait pas de coup plus grave porté aujourd'hui à la cause du socialisme, que l'effondrement du pouvoir soviétique en Russie » [23], a déclaré le comité central. Ce souci de préserver les chances de la révolution européenne qui est, avant tout, le sien, la profonde considération qu'il éprouve désormais pour Lénine, déterminent son attitude au comité central et au congrès de mars 1918 : il maintient ses réserves et ses critiques, mais multiplie les efforts pour empêcher la cristallisation des divergences. C'est lui qui convainc Joffé et Dzerjinski de ne pas suivre Boukharine dans son opposition publique, et c'est lui qui, pour le garder, fait offrir à Boukharine la liberté d'expression totale à l'intérieur. Dans cet effort de synthèse par la démocratie interne dans la perspective de la révolution mondiale, il est, après avoir empêché l'éclatement l'agent de la cohésion retrouvée.

Boukharine, qui a longtemps semblé résolu, hésite. Ce n'est pas une mince affaire que de créer un nouveau parti communiste et d'engager la lutte contre celui que dirige Lénine, avec la perspective de remplacer ce dernier à la tête de la révolution. Les communistes de gauche, eux aussi, redoutent une scission dont ils sentent qu'elle comportes risques redoutables et, pour eux, des responsabilités écrasantes. Kommunist, transféré à Moscou cesse sa parution quotidienne, devient hebdomadaire. La discussion dans le parti ne tourne pas à l'avantage de l'opposition. Dès le mois de mai, elle a perdu la majorité à Moscou et dans la région de l'Oural, que dirigeait Préobrajenski. Les communistes de gauche ont-ils envisagé une alliance « parlementaire » avec les s.r. de gauche, adversaires de la signature comme eux, au comité exécutif des soviets ? Il, semble bien qu'une telle combinaison leur ait été proposée : un changement pacifique de majorité au sein de l'exécutif aurait amené la substitution au gouvernement de Lénine d'un gouvernement Piatakov, partisan de la guerre révolutionnaire. Boukharine, qui révélera plus tard ces conversations, précise cependant que les communistes de gauche ont refusé ces avances des s.r. de gauche.

D'ailleurs, c'est finalement l'altitude de ces derniers qui sera déterminante pour ramener l'opposition au bercail. Au mois de juillet, ils décident de déclencher une campagne terroriste pour provoquer la reprise de la guerre avec l'Allemagne. Sur l'ordre de leur comité central, un groupe de s.r. de gauche, avec le jeune Blumkine, membre de la Tchéka, abattent l'ambassadeur d'Allemagne, le comte von Mirbach. D'autres s.r. de gauche, également membres de la Tchéka, arrêtent des responsables communistes et tentent un soulèvement à Moscou. Les communistes de gauche, Boukharine en tête, participeront à la répression. Les débats du congrès des soviets ont montré le gouffre qui se creusait entre les s.r. de gauche et les bolcheviks. Les communistes de gauche décident de rester dans le parti car ils n'ont pas d'autre choix à l'heure du danger. La crise interne, en définitive, aura, une fois de plus, renforcé sa cohésion. Lénine a encore affirmé le droit de ses contradicteurs à quitter le parti, écrivant dans la Pravda du 28 février : « Il est parfaitement naturel que des camarades qui sont nettement opposés au comité central le condamnent énergiquement et expriment leur conviction qu'une scission est inévitable. C'est le droit le plus élémentaire des membres du parti » [24].

Une année plus tard, le 18 mars 1919, il dira : « La lutte qui a pris naissance dans notre parti au cours de l'année écoulée a été extrêmement féconde, elle a suscité de multiples heurts sérieux, mais il n'y a pas de lutte sans cela »[25]. C'est qu'à cette date, il y a déjà dix mois que les opposants ont repris leur place dans les rangs du parti et luttent sur tous les fronts. La guerre civile, commencée le 25 mal 1918 par la révolte de la Légion tchécoslovaque durera trente mois, épuisant le pays, absorbant toutes les forces des révolutionnaires. Le monde capitaliste soutient les armées blanches : pour lui comme pour les bolcheviks le front de la guerre civile est celui d'une lutte internationale où s'affrontent le vieux monde et l'avant-garde de ces Etats-Unis socialistes d’Europe dont Trotsky confiait en 1917 à John Reed qu'ils étaient l'objectif du lendemain et qui figurent au programme de l'Internationale communiste.


Notes

[1] SADOUL, Notes sur la révolution bolchevique, p. 69.

[2] LÉNINE, Ĺ’uvres complètes, t. XXVII, p. 395.

[3] Ibidem, t. XXVI, p. 311.

[4] Ibidem, t. XXVI, p. 300.

[5] Cité par ANWEILER, op. cit., pp. 274-275.

[6] Cité par CARR, op. cit., t. I, p. 132.

[7] LÉNINE, Ĺ’uvres complètes, t. II, p. 450.

[8] Cité par CARR, op. cit., t. I, p. 131.

[9] ANWEILER, op. cit., p. 276.

[10] LÉNINE, Ĺ’uvres complètes, t. XXVIII, p. 30.

[11] SADOUL, op. cit., p. 296.

[12] Cité par DEUTSCHER, P.A. p. 337.

[13] LÉNINE, Ĺ’uvres complètes, t. XXVIII, p. 30.

[14] Cité par SERGE, An l, p. 273.

[15] Ibidem, p. 252.

[16] BUNYAN et FISHER, op. cit., pp. 510-511.

[17] SCHAPIRO, C.P.S.U., p. 186.

[18] Cité par CARR, op. cit., t. III, p. 146.

[19] LÉNINE, Ĺ’uvres choisies, t. II, p. 405.

[20] Ibidem, p. 353.

[21] Ibidem, p. 317.

[22] Ibidem.

[23] Cité par CARR, B. R. t. III, p. 56.

[24] LÉNINE, Ĺ’uvres complètes, t. XXVII, p. 63.

[25] Ibidem, t. XXIX, p. 71.


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