1921 |
Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste. |
La théorie du matérialisme historique
Les classes et la lutte de classes
Mais nous nous heurtons ici à une question très peu mise en lumière dans la littérature marxiste. Voici en quoi elle consiste. Nous avons vu plus haut que la classe dirige par l'intermédiaire du parti, le parti par l'intermédiaire des chefs ; que classe et parti ont, pour ainsi dire, leur cadre de commandement. Ce cadre est techniquement indispensable, puisque, comme nous l'avons vu, il naît de l'hétérogénéité de la classe et de la non-homogénéité intellectuelle des membres du Parti. En d'autres termes, chaque classe a ses organisateurs. Si l'on regarde de ce point de vue l'évolution de la société, on en vient naturellement à poser cette question : la société communiste sans classes dont parlent les marxistes, est-elle possible ?
En effet. Nous savons que les classes elles-mêmes sont issues organiquement comme Engels l'a souligné, de la division du travail, de la nécessité de fonctions organisatrices pour l'évolution de la société. Or, il est clair que la société future n'aura pas moins besoin de ce travail organisateur. On peut, il est vrai, répondre à cela que dans la société future, il n'y aura pas de propriété privée ni de formation de la société privée. Or ces rapports de propriété privée sont précisément ce qui constitue essentiellement une classe.
Mais il y a contre cela une contre-argumentation. Ainsi, par exemple, le professeur Robert Michels, dans son très intéressant ouvrage Zur Sociologie des Partewesens in der modernen Demokratie (Sur la sociologie du Parti dans la démocratie contemporaine), Leipzig, édit. du Dr. Werkner Klinhkardt 1910 (en allemand), écrit (p. 370) : « Il y a de nouveau sur ce point des doutes très réels, dont l'examen serré amène à l'entière négation de la possibilité d'un État (plus exactement : d'une société, N. B.) sans classe. La gestion d'un énorme capital (c'est-à-dire des moyens de production, N. B.)... donne aux administrateurs une puissance au moins égale à ce que leur donnerait la possession d'un capital privé, la propriété privée ». De ce point de vue, toute l'évolution sociale se présente tout au plus comme un changement de groupes de chefs (Cf. Vifredo Pareto avec sa théorie de la Circulation des élites).
Il importe d'examiner cette question. Car, si cette théorie est juste, la déduction qu'en tire R. Michels, l'est également, à savoir que les socialistes peuvent vaincre, mais non pas le socialisme.
Prenons d'abord un exemple. Lorsque la bourgeoisie règne, elle règne, nous le savons, non pas d'un coup par tous les membres de sa classe, mais par ses chefs. Cependant chacun sait et voit bien que cela ne produit nul démembrement à l'intérieur de la bourgeoisie. Les seigneurs nobles régnaient en Russie par l'intermédiaire de leurs fonctionnaires supérieurs, lesquels représentaient tout un cadre, toute une couche sociale. Et, cependant, cette couche sociale ne s'opposait nullement aux autres seigneurs comme une classe. Pourquoi ? Pour une raison fort simple : parce que la situation vitale de ces derniers ne différait en rien de celle des premiers ; le niveau intellectuel était aussi, en gros, le même, et c'est toujours dans la classe des seigneurs que se recrutaient ceux qui « dirigeaient » l'appareil d'État.
C'est pourquoi Engels avait parfaitement raison lorsqu'il écrivait que les classes sont jusqu'à un moment donné la conséquence de l'insuffisant développement des forces productives : il faut administrer, et « il n'y a pas de moyens suffisants pour rémunérer convenablement l'administration. ». De là, parallèlement au développement des fonctions organisatrices, socialement indispensables, la croissance simultanée de la propriété privée. Mais la société communiste est une société où les forces productives sont très évoluées et évoluent très vite. Par conséquent, il ne peut y avoir en elle de base économique pour la création d'une classe dominante particulière. Car - même si nous supposons un pouvoir stable d'administrateurs selon Michels - ce sera un pouvoir de spécialistes sur des machines, et non sur des hommes. Comment en effet pourraient-ils réaliser ce pouvoir sur des hommes ? Ils n'en auraient aucun moyen. Michels reconnaît un point fondamental et décisif : toute position dominante et administrative a été jusqu'à présent prétexte à exploitation économique. Mais un pouvoir fermé, stable, d'un groupe d'hommes, ne sera même pas possible sur les machines. Car la base des bases disparaîtra pour la formation de groupes monopolisateurs de ce genre, soit ce que Michels range sous la catégorie éternelle « incompétence de la masse ». L'«incompétence de la masse » n'est nullement un attribut obligatoire de toute vie commune : elle est précisément elle aussi, un produit de conditions économiques et techniques, qui agissent par l'intermédiaire de la situation intellectuelle générale et des conditions de l'éducation. La société future verra une grandiose surproduction d'organisateurs, telle qu'il n'y aura plus de stabilité des groupes dirigeants.
La question est beaucoup plus ardue pour la période de transition du capitalisme au socialisme, c'est-à-dire pour la période de dictature prolétarienne. La classe ouvrière vainc au moment où elle n'est pas - et ne peut pas être - une masse homogène. Elle vaine dans des conditions de chute des forces productives et d'insécurité des masses. C'est pourquoi une tendance à la « dégénérescence », c'est-à-dire à la séparation d'une couche dirigeante, comme germe de classe, se fera jour fatalement. Mais d'autre part, elle sera paralysée par deux tendances opposées : d'abord la croissance des forces productives ; ensuite la suppression du monopole de l'instruction. La reproduction à grande échelle de techniciens et d'organisateurs en général, du sein de la classe ouvrière, coupe à la racine toute nouvelle classe éventuelle. L'issue de la lutte dépend seulement de savoir quelles tendances s'avéreront les plus fortes.
Ainsi la classe ouvrière, ayant à sa disparition un aussi bel instrument que la théorie marxiste, doit se souvenir que c'est par ses mains que se constitue et que s'établira définitivement un ordre de rapports sociaux tel, qu'il différera par principe de toutes les formations sociales du passé : de la horde communiste primitive, en ce que ce sera une société d'hommes de haute culture, conscients d'eux-mêmes et des autres ; des formes fondées sur les classes, en ce que pour la première fois, l'existence de l'homme sera assurée non pas seulement pour quelques groupes isolés, mais pour toute la masse des hommes, masse qui cessera d'être masse et deviendra société humaine unique, harmoniquement construite.