1921 |
Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste. |
La théorie du matérialisme historique
Les classes et la lutte de classes
La question de l'État comme superstructure déterminée par la base économique, déjà été étudiée plus haut (Cf. § 38, au début). Il est maintenant indispensable que nous l'abordions sous une autre face, que nous l'examinions d'un point de vue spécial, du point de vue de la lutte des classes. Avant tout, il faut souligner une fois de plus, de la façon la plus catégorique, que l'organisme d'État est un organisme exclusivement de classe, « une classe constituée comme pouvoir politique », « la violence sociale d'une classe concentrée et organisée » (Marx). La classe opprimée, porteur d'un nouveau mode de production, se transforme, comme nous l'avons vu, au cours de la lutte de classe, en soi en classe pour soi ; dans la lutte également, elle crée ses organisations de combat, qui deviennent de plus en plus des organisations entraînant derrière elles, toute la classe en question. Lorsque vient la révolution, la guerre civile, etc., ces organisations brisent le front de l'ennemi et apparaissent comme les cellules embryonnaires d'un nouvel appareil d'État, sous forme directe ou masquée. Prenons par exemple la grande révolution française. « Les clubs populaires ou jacobins, ce sont les anciennes sociétés des Amis de la Constitution, jadis bourgeois, puis démocratiques, montagnards, sans-culottes, fanatiques partisans de l'égalité et de l'unité... Ils avaient été fondés à des fins d'éducation populaire, pour la propagande plutôt que pour l'action ; mais les circonstances les forcèrent à agir dans le domaine politique, et (lorsque la petite bourgeoisie fut au pouvoir, N. B.) à s'immiscer directement dans l'administration... Par le décret du 12 frimaire, les jacobins devenaient dans toute la France les instruments du choix et de l'épuration des fonctionnaires. » (Aulard : Histoire politique de la Révolution Française, pp. 386-387) « Finalement... ce furent les sociétés jacobines qui maintinrent... l'unité et sauvèrent la patrie » (ibid.) Pendant la révolution anglaise, le « Conseil de l'Armée », corps révolutionnaire composé d'officiers, mit ses hommes au « Conseil d'État » 'Pendant la révolution russe, les organes de combat des ouvriers et des soldats - les soviets - et le parti-révolutionnaire extrême - les organismes de base du nouvel État.
Contre la conception de l'État comme État de classe et de son pouvoir comme pouvoir politique, on avance deux objections principales :
La première dit : Le trait distinctif d'un État est une administration centralisée, C'est pourquoi - disent par exemple, les anarchistes, - toute administration centralisée implique l'existence d'un pouvoir d'État. Par conséquent, dans la société communiste évoluée, par exemple, où l'économie marchera selon un plan, il y aura encore un État. Ce raisonnement repose tout entier sur une naïve erreur bourgeoise : la science bourgeoise voit au lieu de rapports sociaux des rapports matériels ou techniques. Mais il est clair que l'« essence » de l'État est non dans les choses, mais dans les rapports sociaux ; non dans l'administration centralisée en tant que telle, mais dans la coquille de classe de l'administration centralisée. Exactement de même que le capital n'est pas une chose (par exemple une machine), mais un rapport social entre l'ouvrier et son employeur, rapport exprimé dans les choses, de même la centralisation n'est nullement par essence une centralisation d'État, elle devient « d'État » lorsqu'elle exprime des rapports de classes.
Nous avons déjà examiné en partie la seconde objection contre la théorie « de classe » de l'État, elle est encore plus pitoyable et ridicule. Elle part de ceci, que l'État remplit une série de fonctions d'utilité générale (par exemple, l'État contemporain capitaliste construit ses stations électriques, des hôpitaux, des voies ferrées, etc.) Cet argument unit d'une façon touchante le social-démocrate Cunow, le socialiste-révolutionnaire de droite Delevsky, le conservateur Delbruck, et même... l'empereur babylonien Hammourabi ! Mais tout cet honorable quatuor ne s'en trompe pas moins lourdement. Car l'existence de fonctions d'utilité générale de l'État ne change pas d'un iota le caractère purement de classe du pouvoir politique. La classe dominante, pour pouvoir exploiter les masses, élargir le champ de cette exploitation, favoriser sa marche « normale », doit, cela va de soi, recourir à des entreprises d'« utilité générale » de différentes sortes. Par exemple, sans développement du réseau des voies ferrées, le capitalisme ne peut pas se développer ; sans écoles professionnelles, on n'aura pas de force ouvrière qualifiée ; sans instituts scientifiques, on ne fera pas progresser la technique capitaliste, et ainsi de suite. Mais dans toutes les mesures semblables, le pouvoir politique des capitalistes raisonne et agit dans l'intérêt d'une classe. Nous avons déjà donné l'exemple du trust. Le trust aussi mène la production, sans laquelle la société ne pourrait vivre. Mais il la mène en partant de calculs de classe. Ou prenons n'importe quel ancien État de propriété foncière despotique, du genre de l'État des pharaons égyptiens. D'énormes travaux de régularisation du mouvement des eaux étaient socialement nécessaires. Mais l'État pharaonique les protégea et les entreprit non pas pour nourrir les affamés ou se soucier du bien de tous, mais parce qu'ils étaient le prélude indispensable du processus de production, qui était en même temps un processus d'exploitation. Le calcul de classe - voilà quel était ici le mobile de l'État. Par conséquent, cet ordre d'institution d'État n'est en aucune manière une preuve de la fausseté du point de vue de classe.
Un autre ordre de mesures d'utilité générale est provoqué par l'offensive des celasses inférieures ». Telle est, par exemple, la législation ouvrière des pays capitalistes. Partant de cette constatation, nombre de sages (Cf. par exemple Takhtaref) considérèrent que l'État n'est pas un organisme purement de classe, puisqu'il est nécessairement fondé sur un compromis. Il suffit d'y réfléchir une minute pour voir le fond de la chose. Est-ce que par exemple, le capitaliste cesse d'être un « capitaliste pur », lorsque, sous la menace d'une grève, il considère comme plus avantageux pour lui-même, de céder ? Évidemment non. De même pour I'État. Bien entendu, l'État de classe peut faire des concessions aux autres classes, de même que dans notre exemple, le patron fait des concessions aux ouvriers Mais il ne s'ensuit nullement qu'il cesse pour cela d'être purement de classe pour devenir on ne sait quel organisme de bloc des classes, c'est-à-dire un organisme effectivement d'utilité générale.
Cela, naturellement, ce n'est pas M. Cunow qui le comprend. Mais c'est plaisir de voir comment le cynique professeur Hans Delbruck, déjà nommé, tourne en dérision ces falsificateurs trop érudits du marxisme : « La différence entre nous autres, bourgeois d'esprit social et politique et vous, n'est encore que de degré. Encore quelques pas sur le chemin où vous allez, aimables messieurs, et le brouillard marxiste sera dissipé ! » (loc. cit., p. 172).