1921 |
Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste. |
La théorie du matérialisme historique
L'équilibre entre les éléments de la société
Lorsque nous avons examiné l'origine de la science et de l'art, du droit et de la morale, etc., nous avons déjà trouvé devant nous un certain nombre de systèmes bien enchaînés d'images, de pensées, de règles de conduite, etc. La science consiste en des pensées enchaînées entre elles, ajustées l'une à l'autre, systématisées, qui enveloppent de leur texture un objet quelconque de connaissance. L'art est un système de sensations, de sentiments, d'images. La morale est un ensemble de règles de conduite, ayant une force persuasive et pénétrante, qui sont plus ou moins rigoureusement ajustées les unes aux autres. On peut en dire autant de beaucoup d'autres idéologies. Mais, dans la vie sociale, nous découvrons un immense domaine de valeurs non réfléchies, non systématisées, où l'on ne trouve pas de liaison obligatoire entre les valeurs. Prenez ce que l'on appelle « les idées courantes » sur un objet quelconque, en contre-partie de la pensée « scientifique » sur le même sujet. Ce que nous apercevons d'abord, ce sont des notions fragmentaires, des idées sans ordre et dispersées ; nous aurons là une multitude de contradictions, d'idées insuffisamment méditées, de bizarreries. Tout cela a besoin d'être travaillé, examiné à la loupe, critiqué, vérifié, débarrassé des contradictions ; mais alors, intervient déjà la science. Or, c'est habituellement sur « les idées courantes » que l'on vit. Parmi l'immensité des réactions réciproques qui se produisent entre les hommes et qui constituent la vie sociale, il existe, dans le domaine des rapports psychiques, une multitude de ces éléments non systématisés : idées fragmentaires dans lesquelles, pourtant, s'exprime déjà une certaine connaissance des sentiments et des désirs, dans les rapports des hommes entre eux ; goûts, manières de penser, représentations non réfléchies, « à demi conscientes », confuses sur « le bien » et « le mal », sur « le juste » et « l'injuste », sur le « beau » et « le laid » ; habitudes et opinions courantes, quotidiennes ; tendances et idées concernant la marche de la vie sociale ; sentiments de joie ou de tristesse, de mécontentement et de colère, soif de lutte ou désespoir sans rémission, jugements variés, espoirs confus, idéaux ; pensées critiques et mordantes sur l'ordre établi ou disposition constante et fort agréable à trouver que « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes »; sentiments d'insuccès et de désillusion, inquiétude des mauvais jours, désirs de mener une folle existence, illusions infinies sur l'avenir ou craintes éprouvées pour cet avenir, etc. Tous ces phénomènes, considérés à la mesure de la vie sociale, constituent ce que l'on appelle la psychologie sociale. Ce qui distingue la psychologie dite sociale ou collective de l'idéologie se trouve donc, nous le voyons, dans le degré de systématisation.
La psychologie sociale a fait plus d'une fois son apparition dans la science bourgeoise sous le voile extrêmement mystérieux de ce que l'on appelle l'« esprit national » ou « l'esprit de notre temps » ; et en effet, on se figurait par là une sorte d'âme sociale unique et universelle dans le sens le plus littéral. Pourtant, il n'existe pas, dans ce sens là, « d'esprit national », de même qu'il n'existe pas de société constituée comme un organisme unique ayant un unique centre de conscience. Nous avons déjà dit qu'il serait ridicule de se représenter la société à la façon de la Baleine dont il est parlé dans notre légende du Petit Cheval Bossu; il serait absurde de s'attendre à voir au milieu du monde extérieur
... se prélasser
Béant Géant, une Baleine
Dont les flancs crevassés,
De palissades hérissées
S'ouvrent comme une plaine.
Couverte de fanons,
Où les filles et les garçons
S'en vont cueillir des champignons...
Mais ce monstre n'existe pas, et il n'existe pas davantage d'« esprit national » ou « d'âme nationale » dans le sens mystérieux et mystique que l'on donne à ces mots. Et pourtant, nous parlons bien d'une psychologie sociale que nous distinguons de la psychologie individuelle. Comment l'entendre ? Comment résoudre cette contradiction ? Mais c'est très simple ! Les réactions réciproques qui se produisent entre les hommes déterminent une psychologie spéciale dans chaque individu. L'élément « social » existe non pas entre les hommes, mais dans les têtes de ces hommes. Or, ce qui existe dans ces têtes, dans ces cerveaux, dans ces esprits est le produit des influences mutuelles, des réactions réciproques qui sentrecroisent. Par conséquent il n'y a pas d'élément psychique autre que celui qui existe chez des individus, constamment plongés dans une atmosphère de réaction mutuelle, chez des individus « socialisés » : la société est donc un ensemble d'hommes socialisés et non pas un fabuleux Léviathan dont les organes seraient des individus.
G. Simmel nous explique admirablement cela : « Quand une foule, nous dit-il, démolit un édifice, ou prononce un jugement, ou éclate en clameurs, les actes des individus font une somme, et cette somme est un évènement que nous désignons comme un fait unique, comme la réalisation d'un seul concept. Et c'est alors que se produit une importante substitution - le résultat extérieur d'une mise en commun, d'un ensemble de processus psychologiques individuels est interprété comme le résultat d'un unique processus d'ensemble, d'un processus de l'âme collective » (G. Simmel : Soziologie. Untersuchungen über die Formen der Vergesellschaflung. Recherches sur les formes de la socialisation. Leipzig 1908. Verl.. Dunker und Humbolt. pp. 559-560). Autre exemple : il arrive parfois que les réactions réciproques des individus produisent quelque chose de nouveau et de plus considérable que la simple somme des tendances ou des actes individuels. « Si l'on examine d'assez près les choses... dans ces cas-là, il est question de la façon d'agir des individus qui se trouvent sous l'influence de l'entourage ; par suite de cette ambiance, il se produit des transpositions de ton (Umstimmungen), transpositions nerveuses, intellectuelles, hypnotiques (suggestives), morales, par comparaison avec les états spirituels qui existeraient en dehors de cette ambiance et de ces influences. Mais si ces dernières, réagissant encore les unes sur les autres, modifient également l'état intérieur de tous les membres du groupe, il est clair que leur action commune (Totalaktion) sera différente de l'action de chacune de ces influences quand elle se manifeste isolément » (ibidem, page 560).
Cependant, dans les expressions « d'âme nationale » « d'esprit de notre temps » il y a un certain sens : ces termes indiquent exactement deux faits que l'on peut observer partout et toujours : premièrement ceci : qu'à chaque époque, il y a une tendance dominante dans les pensées, les sentiments, les étais d'âme, une psychologie dominante qui colore toute la vie sociale ; deuxièmement : que cette psychologie dominante se modifie en fonction du « caractère de l'époque », c'est-à-dire, dans noire langage, en jonction des conditions de l'évolution sociale.
La psychologie dominante dans une société se ramène aux deux principaux éléments suivants : premièrement, à des caractères psychologiques généraux qui peuvent se retrouver dans toutes les classes de la société parce que, malgré toute la diversité des situations occupées par ces classes, il peut y avoir des analogies entre ces situations ; deuxièmement à une psychologie de la classe dominante qui s'impose si fortement dans la société qu'elle donne le ton à toute la vie sociale, soumettant même les autres classes à son influence. Comme exemple du premier de ces éléments, on peut rappeler ce qui se voyait aux époques de la féodalité : chez le noble maître comme chez le paysan, il y avait des traits psychologiques communs : attachement aux vieilles choses, routine, traditions, soumission à l'autorité, « crainte de Dieu », stagnation de la pensée, aversion pour toutes les nouveautés, etc. Comment cela se produisait-il ? Du fait, d'abord, que les deux classes vivaient dans une société stationnaire, peu agissante : le mouvement psychologique vient plus tard des villes. De ce fait encore que le seigneur féodal étant « souverain et père » dans son domaine ; le paysan de son côté, est aussi « souverain et père » dans sa famille. La famille, nous le savons, est une des organisations du travail à cette époque. Les liens du travail familial dans l'économie paysanne jouent encore de nos jours, un rôle immense. On comprend donc que le régime patriarcal, la constitution du travail de famille, l'autorité indiscutée et le pouvoir du pater familias aient déterminé une psychologie correspondante : « Nos anciens savent mieux ce qu'il faut faire ». L'esprit conservateur de la noblesse féodale et de la paysannerie asservie, c'était « l'esprit du temps » dans une phase déterminée de l'évolution sociale. Bien entendu à côté de cela, dans la psychologie sociale dominante, se manifestaient d'autres éléments qui caractérisaient uniquement les seigneurs féodaux et ne se diffusaient qu'en raison de la situation dominante de la noblesse.
D'autre part, nous voyons beaucoup plus souvent la psychologie sociale - entendons: la psychologie sociale dominante - déterminée parla psychologie de la classe dominante. Marx nous dit dans Le Manifeste communiste, chap. II : « Les idées dominantes d'une époque quelconque n'ont toujours été que les idées d'une classe dominante » On peut en dire autant de la psychologie sociale qui domine à une époque déterminée. Nous avons déjà donné, dans l'examen des idéologies, divers exemples de sentiments, de pensées et d'états d'âme qui dominaient dans les sociétés. Demandons-nous maintenant, par exemple ce que représentait la psychologie de la Renaissance, qui se distinguait par son amour pour les voluptés terrestres les plus raffinées, qui suivait la mode de parler latin ou grec, qui raffinait dans la science, qui avait la passion de mettre en valeur la personnalité pour la distinguer du « vulgaire », qui considérait avec un élégant dédain les superstitions du moyen-âge, etc. Il est clair que cette psychologie n'avait rien de commun avec celle, par exemple, de la classe paysanne italienne d'alors. Cette psychologie était le produit de la vie des cités commerçantes, et dans les cités, elle était le résultat de l'existence d'une aristocratie de financiers et de négociants. Les villes commençaient alors à prendre le pas sur les campagnes, et c'étaient des banquiers, apparentés à la société princière, qui y dirigeaient les affaires. C'est la psychologie de cette couche sociale que l'on reconnaît comme dominante pour l'époque : on en voit l'expression vivante dans tous les monuments du temps. Il faut encore noter qu'au fur et à mesure du développement des forces productives, la classe dominante se met en possession de puissants moyens qui lui servent à former, à déterminer la psychologie des autres classes. « Réellement... trois ou quatre journaux d'une importance mondiale arriveront, dans l'avenir, à déterminer l'opinion des journaux de province et, par conséquent, à préciser « la volonté du peuple », nous déclare sans se gêner le philosophe de la bourgeoisie allemande contemporaine, Splengler.
Il n'en est pas moins évident que, dans une société constituée en classes, il n'existe pas de « psychologie sociale » massive, commune, uniforme. Il n'existe guère, dans le meilleur des cas, que certains traits communs dont il ne faut pas s'exagérer l'importance.
On peut en dire autant de ce que l'on appelle « caractère d'un peuple », « psychologie des peuples », etc... Bien entendu, ce n'est pas l'affaire des marxistes de contester « en principe » certains traits communs qui peuvent exister entre les diverses classes d'un seul et même peuple. Marx, dans un certain passage, prend même en considération l'influence de la race. Il écrit en effet : « ... La même base économique - la même dans ses conditions essentielles - peut montrer, par suite de circonstances empiriques innombrables et diverses,, par suite de conditions climatériques, par suite des rapports de race, d'influence historique agissant extérieurement, etc., d'infinies variations et des degrés innombrables dans sa manifestation, ce qui ne peut être compris que par l'analyse de ces circonstances empiriques »,Karl Marx : Le Capital, III). En d'autres termes : si deux sociétés quelconques passent par le même degré d'évolution (disons : par le féodalisme), elles présenteront chacune, certaines particularités (bien que secondaires, ne modifiant pas les « traits essentiels A. Ces particularités s'expliquent par diverses déviations dans le processus évolutif, par suite des conditions particulières de l'évolution dans le passé. Il serait absurde de nier ces particularités, de même que l'on ne peut contester certains aspects singuliers du « caractère national», du « tempérament », etc. Bien entendu, une psychologie de classe n'est pas encore la preuve de l'existence de certains caractères « nationaux » particuliers ; (Marx, par exemple, disait du philosophe Bentham que c'était un phénomène « spécifiquement anglais » ; Engels appelait le socialisme de l'économiste Rodbertus « un socialisme de junker prussien », etc.). C'est pourquoi le Docteur E. Hurwicz, actuellement compagnon de Kunow dans sa lutte pour l'extermination des bolcheviks, a raison quand il écrit que « la psychologie professionnelle n'exclut pas la psychologie populaire » et « qu'il en est de la psychologie de caste comme de la psychologie locale : la psychologie de caste n'empêche pas l'existence de la psychologie nationale » (E. Hurwiez : Die Seelen der Völker. Vert. Fr. Perthes. Gotha 1920. pages 14-15). Mais il faut observer que les marxistes expliquent ces particularités nationales par la marche effective de l'évolution sociale et ne se contentent pas de les montrer du doigt ; en second lieu, ils ne s'exagèrent pas l'importance de ces particularités et ils savent « apercevoir les arbres derrière la forêt », tandis que les simples partisans de la « psychologie nationale », etc., sont incapables de reconnaître la forêt ; en troisième lieu, les marxistes n'écrivent pas de bêtises comme le font constamment les savants et les demi-savants de la petite bourgeoisie, les bavards qui brodent sur le thème de l'âme populaire ». Chacun sait par exemple que le petit bourgeois russe a toujours considéré comme une propriété constante de tout Allemand d'être un petit-bourgeois. Or, les ouvriers allemands nous prouvent aujourd'hui qu'il n'en est pas ainsi. Chacun sait combien de sottises l'on a écrit et publié sur « l'âme slave ». Lorsque par exemple, ce même Hurwicz découvre dans un transport d'imagination que le bolchevisme n'est que du tsarisme à l'envers, quand il prétend reconnaître dans le bolchevisme les méthodes de gouvernement de l'autocratie, ce qu'il montre ainsi, ce ne sont pas les propriétés de « l'âme russe » qui, selon lui expliqueraient cette identité des méthodes ; mais il manifeste la qualité d'âme du petit-bourgeois international, épouvanté par la Révolution et qui soutient actuellement les partis de la social-démocratie.
La psychologie de classe s'appuie sur l'ensemble du conditions de vie des classes respectives et ces conditions de vie sont déterminées par la situation des classes dans les conjonctures économiques, politiques et sociales.
Il faut considérer en outre, la complexité de toute psychologie sociale. Il arrive par exemple que des psychologies de classes, absolument opposées dans le fond, présentent des analogies frappantes dans la forme. Lorsque se produit, par exemple, une lutte de classes acharnée, une lutte à mort, il est clair que, dans le fond, les sentiments, les tendances, les espoirs, les désirs, les aspirations, les illusions, etc., seront différents dans les classes opposées ; mais la forme de leurs états psychiques, ardeur extraordinaire, violence passionnée, fanatisme de la lutte et même un certain héroïsme particulier, pourra présenter certaines analogies dans les deux classes.
Nous avons dit que la psychologie des classes est déterminée par l'ensemble des conditions de vie de chaque classe, conditions qui ont leur base dans la situation économique de chaque classe. C'est pourquoi il est absolument impossible de ramener toute la psychologie de la classe à l'intérêt de celle-ci, comme on le fait quelquefois. Il est absolument juste que l'intérêt de classe détermine essentiellement la lutte de classe. Mais à cela ne se limite pas la psychologie de classe. Nous avons déjà vu plus haut qu'à l'époque de la décadence de l'empire romain, des philosophes de la classe dirigeante prêchaient le suicide et que cette propagande avait du succès parce qu'elle s'accordait avec la psychologie de cette classe dirigeante qui était une psychologie d'hommes repus et par conséquent dégoûtés de la vie. Nous pouvons parfaitement nous expliquer la formation d'une pareille psychologie ; nous voyons qu'elle a sa racine dans le parasitisme d'une classe dominante qui ne faisait rien, dont toute l'existence se bornait à consommer sans cesse, à essayer de tout jusqu'à lécurement. Cela s'expliquait par la situation économique de cette classe, par le rôle qu'elle jouait (ou plutôt qu'elle ne jouait pas) dans le travail du pays. La psychologie de la satiété et de la mort était une psychologie de classe. Pourtant, il est impossible de dire qu'en prêchant le suicide Sénèque exprimait un intérêt de classe, mais, d'autre part, on ne saurait conclure qu'un suicide ou un acte de ce genre n'ait jamais de rapport avec l'intérêt de classe. Les grèves de la faim dans les prisons russes étaient par exemple, des actes de lutte de classe, des moyens de protester et de donner plus de violence à la lutte, des actes symboliques qui marquaient la solidarité des militants et qui les resserraient dans le combat. Or, la lutte se faisait au nom des intérêts de classe. Parfois il arrive que le désespoir s'empare des masses ou des groupes, après une grande défaite dans la lutte de classe. Cela a un certain rapport avec l'intérêt de classe, mais un rapport d'un caractère très particulier : les hommes étaient poussés à la lutte par les mobiles secrets de l'intérêt ; mais voici l'armée des militants vaincue, défaite ; il se produit alors une décomposition, il y a du désespoir dans la débâcle ; et l'on se prend à espérer un miracle, on veut fuir la société humaine, on élève ses regards vers le ciel. Après la défaite des grands mouvements populaires qui se produisirent en Russie au XVIIe siècle et qui se plaçaient souvent sous la bannière religieuse, apparurent des formes de protestation « extrêmement diverses, inspirées par le désenchantement et le désespoir » : « On prêchait la fuite dans le désert ou le suicide par le feu. » « Des centaines et des milliers d'hommes montent de plein gré sur le bûcher... Des exaltés s'enveloppant d'un linceul blanc se couchent dans des cercueils et attendent l'heure de paraître devant Dieu » (S. Melgounov : Les Mouvements sociaux-religieux du Peuple russe au XVIIe siècle (en russe), tome I, page 619). Cet état d'esprit est fort bien exprimé dans deux poèmes de cette époque que cite Melgounov :
Belle Solitude, o Mère,
Loin des troubles de la terre.
Sois mon asile et réconfort...
Ou :
Dans un cercueil en bois de Pin
Je veux attendre gisant
La trompette du Jugement...
Nous voyons ainsi qu'en examinant de près la psychologie de classe, nous nous trouvons en présence d'un phénomène très complexe qui ne peut être ramené au seul intérêt, mais qui, pourtant, s'explique toujours par les circonstances concrètes dans lesquelles la classe a trouvé son destin.
Dans la structure psychologique de la société, c'est-à-dire parmi les divers aspects de la psychologie sociale, nous trouvons également la psychologie du groupe, de la profession, etc. À l'intérieur d'une classe, il peut exister des groupes divers : par exemple, dans la bourgeoisie, nous trouvons l'élément financier et capitaliste, l'élément commerçant, l'élément industriel, etc. ; dans la classe ouvrière, nous trouvons une aristocratie d'ouvriers qualifiés à côté d'ouvriers simplement instruits ou manquant totalement d'instruction professionnelle (les manuvres). Chacun de ces groupes a des intérêts un peu différents de ceux du groupe voisin et se signale par certains traits de caractère particuliers : par exemple, l'ouvrier qualifié aime son métier, il se flatte d'y être passé maître et de se distinguer des autres ; il a tendance à se rapprocher de la classe supérieure et il aime à mettre un col blanc pour se donner l'air d'un bourgeois. La profession imprime aussi sa marque sur la psychologie : lorsque, par exemple, on dénigre les bureaucrates, ce que l'on trouve de mauvais en eux, ce sont certains traits de caractère dûs à la psychologie de la profession : esprit routinier, amour de la paperasserie, préférence donnée à la forme sur le fond (formalisme), etc... Il se forme des types professionnels dont les particularités mentales découlent directement du genre d'occupations et dont la psychologie donne naissance à une idéologie spéciale. « Les politiciens professionnels, écrit Engels, les théoriciens du droit positif, les spécialistes du droit civil... perdent tout contact avec les faits économiques. Comme, dans chaque cas, les faits économiques doivent revêtir la forme juridique pour être sanctionnés sous forme de lois et qu'il faut, en outre, tenir compte du système de droit existant, la forme juridique est tout et le contenu économique rien ». (Ludwig Feuerbach). La psychologie professionnelle révèle l'homme: il suffit de quelque quelques minutes de conversation pour voir si l'on a devant soi un commis, un boucher ou un journaliste. Ces traits caractéristiques de la profession sont internationaux : on peut les observer dans les pays les plus divers.
Ainsi, parallèlement à la psychologie de classe, qui est la forme la plus accusée et la plus importante de la psychologie sociale, il existe une psychologie de groupe, une psychologie professionnelle, etc. Et l'on peut dire que tout groupe d'hommes (serait-ce un cercle de 'joueurs d'échecs ou de choristes) met une certaine empreinte sur le caractère de la société. Mais comme l'existence d'un groupe humain quelconque est liée au régime économique de la société, c'est de ce régime qu'elle dépend en dernière analyse et toutes les formes de la psychologie sociale sont une grandeur qui dépend du mode de la production sociale, de la structure économique de la société.
Il est assez facile maintenant de déterminer le rapport de la psychologie sociale et de l'idéologie sociale. La psychologie sociale est en quelque sorte un réservoir pour l'idéologie. On peut la comparer à une solution de chlorure de sodium où se déposent peu à peu les cristaux de l'idéologie. Nous avons vil, au début de ce paragraphe, que l'idéologie se distingue par une plus grande systématisation de ses éléments, c'est-à-dire des pensées, des sentiments, des sensations, des images, etc. Qu'est-ce que systématise l'idéologie ? Elle systématise ce qui est peu systématisé ou ce qui ne l'est pas du tout, c'est-à-dire la psychologie sociale. Les idéologies sont les cristallisations de la psychologie sociale. Donnons quelques exemples. Déjà à l'aurore du mouvement ouvrier, la classe ouvrière éprouvait un sentiment de mécontentement, elle avait l'idée de l'injustice du régime capitaliste, le désir vague de le remplacer par quelque chose d'autre. Mais tout cela était confus, sans liaison. Ce n'était pas une idéologie. Mais voici qu'apparaissent des formules nettes, cohérentes, un système de revendications (programme), un « idéal », etc. C'est là ce qu'on appelle l'idéologie, Ou supposons encore que le sentiment de souffrance et le désir de s'arracher à sa situation se traduisent dans une oeuvre d'art quelconque : ce sera aussi ce qu'on appelle l'idéologie. Évidemment, on ne peut pas toujours fixer une ligne de démarcation rigoureuse. L'idéologie n'est pas séparée de la psychologie par une cloison étanche. En réalité, il existe un processus continu de concrétisation, de solidification de la psychologie sociale en idéologie sociale. Aussi toute variation de la psychologie sociale est-elle accompagnée d'une variation de l'idéologie sociale, ce que nous avons observé à maintes reprises dans le paragraphe précédent. Quant à la psychologie sociale, elle varie en fonction des rapports économiques qui sont en voie de constante transformation, car en même temps il se produit un regroupement des forces sociales et les variations du niveau des forces de production déterminent l'apparition de nouveaux rapports sociaux.
Maintenant que nous avons donné une série d'exemples dans l'analyse des idéologies, il est inutile de nous arrêter sur la notification de la psychologie sociale et sur sa liaison avec les modifications de l'idéologie. Nous nous bornerons à indiquer que la littérature actuelle étudie attentivement la question de « l'esprit du capitalisme », c'est-à-dire de la psychologie des entrepreneurs. Tels sont les travaux de W. Sombart (Le bourgeois), de Max Weber et, ces derniers temps, de Hermann Levy (Dr. Hermann Lévy : Études sociologiques sur le peuple anglais; Iéna, 1920). Déjà dans le tome I du Capital, Marx écrivait : « Le protestantisme joue un rôle considérable dans la genèse du capitalisme, ne serait-ce qu'en transformant des fêtes traditionnelles en jours ouvrables ». À maintes reprises, il a indiqué que la mentalité puritaine, économe et en même temps travailleuse, obstinée, prosaïque du protestantisme, étranger à la pompe et au brillant du catholicisme, était la mentalité de la bourgeoisie à sa période de croissance.
Cette théorie lui attira de nombreuses railleries. Or, maintenant les savants bourgeois les plus éminents la reprennent, mais en se gardant bien, évidemment, d'en attribuer l'honneur à Marx. Sombart montre que l'accumulation des traits les plus différents (soif de l'or, amour du risque, esprit inventif, alliés à l'art de savoir compter, à la raison froide et à la modération judicieuse) a donné ce qu'on appelle la « mentalité capitaliste ». Cette mentalité, il va de soi, ne s'est pas formée d'elle-même ; elle s'est constituée parallèlement à la modification des rapports sociaux : en même temps que le corps du capitalisme se fortifiait, son esprit se développait ; tous les traits fondamentaux de la psychologie économique se modifiaient : à l'époque précapitaliste, l'idée économique fondamentale du noble était celle du « convenable », de ce qui « sied à sa condition » (l'argent est fait pour Être dépensé, écrivait Thomas d'Aquin) ; l'économie était gérée de façon irrationnelle, sans comptabilité exacte, la tradition et la routine dominaient ; la vie se déroulait à un rythme lent (les jours fériés formaient presque la moitié de l'année) ; l'initiative et l'énergie faisaient défaut ; la mentalité capitaliste, qui succéda à la mentalité seigneuriale féodale, est au contraire fondée sur l'initiative, l'énergie, la rapidité, le renoncement à la routine, la comptabilité rationnelle et la réflexion, la soif de laccumulation, etc. La transformation complète des rapports de production fut accompagnée d'une transformation complète de la mentalité.