1921 |
Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste. |
La théorie du matérialisme historique
Le matérialisme dialectique
Du fait que tout se meut dans le monde et que tout se lie indissolublement, découlent certaines conséquences déterminées pour les sciences sociales.
Nous avons déjà devant nous une société humaine donnée. A-t-elle été toujours organisée de la même façon ? Pas le moins du monde. Nous connaissons des formes extrêmement variées de sociétés humaines. Ainsi, en Russie, par exemple, depuis le mois de novembre 1917, c'est la classe ouvrière qui est au pouvoir; elle est suivie par une partie des paysans; la bourgeoisie est tenue en laisse et une partie (environ deux millions) s'est enfuie à l'étranger. Les fabriques, les usines, les voies ferrées sont entre les mains de l'État ouvrier. Autrefois, avant 1917, c'était la bourgeoisie et les hobereaux qui étaient au pouvoir et qui possédaient tout, tandis que les paysans et les ouvriers travaillaient pour eux. Dans des temps plus anciens encore, avant le soi-disant affranchissement des serfs en 1861, la bourgeoisie était principalement commerciale et il n'existait pas beaucoup d'usines. Quant aux hobereaux, ils possédaient les paysans comme on possède le bétail ; ils pouvaient les battre, les vendre ou les échanger. Si nous nous reportons à des époques très reculées, nous rencontrons des peuplades nomades et demi-sauvages. Toutes ces choses se ressemblent si peu qu'un hobereau du temps du servage, amateur de knout et de chiens de chasse, ressuscité par miracle et amené à une réunion de comité d'usine ou de soviet pourrait très bien succomber à une rupture d'anévrisme.
Nous connaissons aussi d'autres formes de sociétés. Dans la Grèce ancienne, par exemple, au temps où philosophaient les Platon et les Héraclite, tout était basé sur le travail des esclaves, qui constituaient la propriété des grands propriétaires du sol. Dans l'ancien État américain des Incas, l'économie nationale était réglée et organisée, elle se trouvait entre les mains de la classe des nobles et des prêtres, la classe intellectuelle en quelque sorte, qui gouvernait le pays et dirigeait l'économie nationale, en tant que classe dominante, assise sur toutes les autres. On pourrait donner un grand nombre d'autres exemples pour montrer que la structure sociale change constamment. Cela ne veut nullement dire que l'évolution du genre humain aille toujours en progressant, c'est-à-dire vers un perfectionnement croissant. Nous avons déjà vu qu'il y avait des cas où des sociétés humaines très développées ont péri. Ainsi a péri, entre autres, le pays des sages grecs et des propriétaires d'esclaves. Mais la Grèce et Rome ont du moins exercé une influence énorme sur la marche ultérieure des événements : elles ont servi d'engrais pour l'histoire. Mais il est aussi arrivé que des civilisations entières ont disparu sans laisser de traces pour personne. C'est ainsi que le professeur Edouard Meyer écrit au sujet des traces d'une des plus anciennes « civilisations », traces découvertes en France à la suite de fouilles : « ... Nous avons ici affaire à la civilisation de l'homme primitif en plein développement... civilisation qui a été détruite ensuite par une catastrophe grandiose et qui n'a exercé aucune influence sur les époques ultérieures. Il n'existe aucun lien historique entre cette civilisation paléolithique et les débuts de l'époque néolithique »... (Éd. Meyer: Geschichte des Altertums, 1er volume, 2e édition, page 245). Mais s'il n'y a pas toujours développement, il y a toujours mouvement et changement, même s'ils finissent par la décomposition et la mort.
Nous ne nous apercevons pas de ce mouvement, uniquement par le fait que l'ordre social change. Non, la vie sociale se modifie sans conteste dans toutes ses manifestations. La technique dont se sert la société, évolue : il suffit de comparer les haches et les pointes de lances en silex avec un marteau-pilon, une dynamo, un téléphone sans fil ; la morale et les murs changent : on sait, par exemple, que certaines peuplades mangent avec plaisir leurs prisonniers, ce dont un impérialiste français même n'est pas directement capable ; il coupe les oreilles aux cadavres avec les mains de ses troupes noires qui sauvent la civilisation ; chez certains peuples existait la coutume de tuer les vieillards et les enfants du sexe féminin et cette coutume était considérée comme hautement morale et sacrée. Le régime politique change : nous avons vu de nos propres yeux l'absolutisme remplacé par une République démocratique et ensuite par celle des Soviets ; les conceptions scientifiques, la religion, les conditions d'existence, les rapports entre les hommes se transforment. Ce qui nous paraît habituel, n'a pas toujours été ainsi en réalité : les journaux, le savon, les vêtements, n'ont pas toujours existé, pas plus que l'État, la croyance en Dieu, le capital ou bien les fusils. Même nos conceptions du faux et du laid changent également. Les formes de la famille ne sont pas non plus immuables: nous savons très bien qu'il existe la polygamie, la polyandrie, la monogamie et les « liaisons irrégulières ». En un mot, la vie sociale, de même que tout dans la nature est sujette à de continuelles transformations.
Certes, la société humaine passe par divers degrés, par différentes formes de développement ou de décadence.
Il en résulte, premièrement, qu'il faut bien comprendre et examiner chacune de ces formes sociales dans toutes leurs particularités. Cela veut dire qu'on ne peut pas mesurer à la même aune toutes les époques, tous les temps, toutes les formes sociales. On ne peut pas mélanger sans les distinguer les serfs, les esclaves, les prolétaires. On ne peut pas ne pas voir de différence entre un propriétaire d'esclaves grecs, entre un hobereau russe qui commande aux serfs et un industriel capitaliste. Le régime d'esclavage a ses traits à lui, son développement particulier. Le servage représente un autre genre de régime, le capitalisme un autre encore, etc... Et le communisme, c'est le régime de l'avenir; c'est un régime tout particulier. La période transitoire qui conduit au communisme, l'époque de la dictature prolétarienne constitue encore un régime à part. Chacun de ces régimes a ses traits particuliers, qu'il faut étudier. C'est alors seulement que nous comprendrons le processus du changement. En effet, si chaque forme sociale a ses traits particuliers, elle doit aussi être soumise à des lois d'évolution particulières, à des lois particulières du mouvement. Prenons comme exemple le régime capitaliste. Marx a écrit dans le Capital qu'il s'est posé comme problème de « découvrir la loi du mouvement de la société capitaliste. » Dans ce but, Marx a eu à expliquer toutes les particularités du capitalisme, tous ses traits caractéristiques. Et c'est de cette manière seulement que Marx a réussi à découvrir « la loi du mouvement » et à prédire la disparition inévitable de la petite production au profit de la grande, la croissance du prolétariat, le conflit entre lui et la bourgeoisie, la Révolution de la classe ouvrière et, en même temps, le passage au régime de la dictature prolétarienne. Ce n'est pas ainsi qu'agissent la majorité des historiens bourgeois. Ils assimilent, par exemple, très volontiers, les marchands de l'antiquité aux capitalistes contemporains, et la plèbe parasite de la Grèce et de Rome à nos prolétaires contemporains. La bourgeoisie a besoin de tels procédés pour montrer la vitalité du capitalisme et pour prouver que la révolte des prolétaires ne peut rien donner de même que l'insurrection des esclaves de l'ancienne Rome n'a rien donné. Et cependant les « prolétaires », romains n'ont rien de commun avec les ouvriers modernes, de même que les marchands de Rome ne ressemblent que très peu aux capitalistes de notre époque. Le régime tout entier était autre ; il n'est donc pas étonnant que la marche de l'évolution de cette existence fut aussi tout autre. Selon Marx, « chaque période historique a ses lois... mois aussitôt que la vie a dépassé la période d'une évolution donnée, qu'elle est sortie d'un stade donné, et passée dans un autre, elle commence à être gouvernée par d'autres lois ». (K. Marx, Capital, V, I.) Quant à la sociologie, cette science sociale la plus générale, qui étudie non pas les formes particulières de la société, mais la société en général, il est important d'établir cette proposition comme sorte de mot d'ordre pour les sciences sociales particulières vis-à-vis desquelles la sociologie, comme nous le savons, joue le rôle d'une méthode de recherches.
Deuxièmement, il faut étudier chaque forme particulière dans le processus de sa transformation interne. Il ne faut pas croire qu'une forme sociale immobile est simplement remplacée par une autre forme tout aussi immobile. Il n'arrive jamais dans une société que le capitalisme, par exemple, existe pendant un certain temps dans une forme figée, et qu'il soit remplacé ensuite par un régime socialiste tout aussi immobile. En réalité, chacune de ces formes évolue sans cesse pendant toute son existence. Examinons un peu l'époque capitaliste. Le capitalisme a-t-il toujours été le même ? Pas du tout. Nous savons qu'il a traversé des « stades » divers dans son évolution : le capitalisme commercial, industriel, financier avec sa politique impérialiste, le capitalisme d'État pendant la guerre mondiale. Mais, même, dans les limites de chacune de ces périodes, le capitalisme a-t-il été immobile ? Nullement. S'il était immobile, une de ses formes n'aurait pas pu se transformer en une autre. En réalité, chaque stade précédent préparait le suivant. Ainsi, par exemple, pendant la période du capitalisme industriel, nous avons eu le processus de la centralisation du capital. C'est sur cette base que s'est développé ensuite la capitalisme financier, avec ses banques et ses trusts.
Troisièmement, il est nécessaire d'étudier chaque forme sociale dans ses origines et dans sa disparition inévitable, c'est-à-dire par rapport avec d'autres formes sociales. Aucune forme sociale ne tombe du ciel ; elle constitue une conséquence nécessaire de l'état de choses précédent. Il est difficile parfois de déterminer exactement les limites où l'une finit et où l'autre commence; une période chevauche sur l'autre. En général, les degrés historiques ne sont pas des grandeurs figées et immobiles ; ce sont des processus, des formes de fluctuation vitale qui changent sans cesse. Pour comprendre comme il sied une de ces formes, il faut retrouver cette racine dans le passé, examiner les causes de sa naissance, les conditions de sa formation, les forces motrices de son développement. Il est également nécessaire d'étudier les causes de sa fin inévitable, la direction du mouvement ou, comme l'on dit, les « tendances de l'évolution » qui déterminent la disparition inévitable de cette forme et préparent son remplacement par un régime social nouveau. Ainsi, chaque degré constitue un chaînon qui se rattache par ses deux bouts à d'autres chaînons. Mais si les savants bourgeois le comprennent parfois, lorsqu'il s'agit du passé, il leur est complètement impossible de convenir que le présent, le capitalisme, est voué à la mort. Ils acceptent encore de rechercher les racines du capitalisme, mais ils ont peur de penser qu'il faut aussi rechercher les conditions qui conduiront le capitalisme à sa perte. « C'est dans l'oubli de ce fait que consiste, par exemple, toute la science des économistes contemporains, qui affirment la pérennité et l'harmonie des rapports sociaux existants » (K. Marx : Einleitung zu einer Kritik der politischen Oekonomie, p. XVI). Le capitalisme est sorti du régime féodal grâce au développement de la circulation des marchandises. Le capitalisme se dirige vers le communisme par la dictature du prolétariat. C'est seulement, après avoir examiné le rapport du capitalisme avec le régime précédent, ainsi que sa transformation nécessaire en communisme, que nous comprendrons cette forme sociale. C'est de la même façon que nous devons étudier toute autre forme sociale. C'est encore là une des conditions de la méthode dialectique; cette dernière peut être appelée aussi conception historique, chaque forme y étant examinée non pas comme éternelle, mais aussi comme historiquement passagère, comme apparaissant à un moment historique donné, pour disparaître à un autre.
Cette conception historique de Marx n'a rien de commun avec la soi-disant « école historique » du droit et de l'économie politique. Cette école réactionnaire considère comme sa tâche principale de prouver la lenteur de tous les changements et de défendre toutes les niaiseries anciennes en raison de leur âge historique vénérable. C'est au sujet de cette école que Henri Heine écrit si justement :
Ne va pas à Fulda, n'y va pas, mon ami;
L'air y est lourd et pernicieux;
Prends garde aux gendarmes et aux policiers
Et à toute l'école historique
(Contes d'hiver),
Maintenir les « saintes traditions » - telle est la nécessité impérieuse qui s'impose à la bourgeoisie. Il en résulte d'abord que les phénomènes, dont les origines se trouvent dans une période historique déterminée, sont considérés comme éternels, imposés par Dieu et, partant, immuables. Nous en citerons quelques exemples.
1. L'État. Nous savons très bien à présent que l'État est une organisation de classe, qu'il ne peut pas exister sans classes, qu'un État en dehors de toute classe, c'est quelque chose comme un carré rond, et que l'État est né à un certain degré de l'évolution humaine.
Mais consultons les savants bourgeois, et même les meilleurs.
E. Meyer écrit :
« J'ai souvent observé, il y a une trentaine d'années, parmi les chiens qui encombrent les rues de Constantinople, jusqu'où peut aller la formation des groupements organiques chez les animaux ; ils s'organisent en groupements séparés rigoureusement dans les quartiers différents, où l'on ne laissait pas entrer les chiens étrangers, et chaque soir, tous les chiens du quartier organisaient des réunions sur une place déserte, réunions qui duraient une demi-heure environ et étaient accompagnées de vifs aboiements. On peut, par conséquent, parler ici d'États de chiens délimités dans l'espace ». (E. Meyer : Geschichte des Altertums. Elemente der Anthropologie, p. 7).
Bien d'étonnant, qu'après cela Meyer considère l'État comme une propriété immuable de la société humaine ! Si les chiens eux-mêmes ont des États (et, par conséquent, des lois, des droits, etc ... ) comment les hommes pourraient-ils s'en passer ? !
2. C'est à peu près de la même façon que les économistes bourgeois traitent le capital. Nous savons parfaitement que le capitalisme, comme le capital lui-même, n'a pas toujours existé.
Les capitalistes et les ouvriers sont des formations historiques et n'ont rien d'éternel. Cependant, les savants bourgeois ont toujours défini le capital comme si le capital et le régime capitaliste avaient toujours existé. Ainsi, Torrens écrit : « Dans la première pierre qu'un sauvage lance contre le gibier, dans le premier bâton qu'il prend pour cueillir des fruits... nous voyons l'appropriation des objets avec le désir d'en acquérir d'autres et découvrons ainsi l'origine du capital ». (K. Marx, Capital, tome 1, annotation.) « C'est ainsi qu'un singe qui abat des noix est un capitaliste » (il est vrai sans ouvrier)! Les économistes bourgeois les plus modernes ne raisonnent pas mieux. Pour prouver la pérennité du pouvoir, les malheureux sont obligés de forcer les chiens à passer pour des Lloyd George et des singes pour des Rothschild.
Les bourgeois qui étudient la question de l'impérialisme définissent souvent ce dernier comme une tendance de toute forme vitale vers son expansion. Nous savons parfaitement que l'impérialisme, c'est la politique du capital financier, que le capital financier lui-même est né seulement à la fin du XIXe siècle, en tant que forme économique dominante. Mais les savants bourgeois s'en moquent. Pour montrer qu'il « en a toujours été ainsi et qu'il en sera toujours de même », ils élèvent la poule qui becquète au niveau des impérialistes, parce qu'elle « annexe » le grain ! Le chien étatiste, le singe capitaliste et la poule impérialiste caractérisent suffisamment le niveau de la science bourgeoise moderne.