1921 |
Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste. |
La théorie du matérialisme historique
Le matérialisme dialectique
En examinant la question de la volonté humaine, la question de savoir si elle est libre ou si elle est déterminée par certaines causes, comme tout d'ailleurs dans le monde, nous avons conclu qu'il était nécessaire de se placer au point de vue du déterminisme. Nous avons vu que la volonté humaine n'avait rien de divin, qu'elle dépendait de causes extérieures et de l'état de l'organisme humain. C'est ici que nous arrivons au problème le plus important, qui a préoccupé pendant des milliers d'années la pensée humaine, au problème des rapports entre la matière et l'esprit. On parle couramment de « l'âme » et du « corps ». Nous distinguons en général deux genres de phénomènes. Les uns ont une certaine étendue, occupent une place dans l'espace, sont perçus par nos sens - on peut les voir, les entendre, les toucher, les goûter, etc. Nous les appelons phénomènes matériels. Les autres n'occupent aucune place dans l'espace, on ne peut ni les toucher ni les voir; telle est, par exemple, la pensée, la volonté ou une sensation. Tout le monde sait qu'ils existent. Descartes considérait ce fait comme une preuve suffisante de l'existence de l'homme. Il a dit : « Je pense, donc, je suis ». Et pourtant on ne peut ni toucher ni sentir la pensée de l'homme, elle n'a pas de couleur, et on ne peut la mesurer directement avec un mètre. De tels phénomènes s'appellent psychiques ou spirituels. Quels sont les rapports qui existent entre ces deux genres de phénomènes ? Est-ce l'esprit ou la matière qui est « le commencement de toute chose » ?
Quel est le phénomène originaire ? Quel est le phénomène principal ? Est-ce la matière qui donne naissance à l'esprit, ou bien l'esprit à la matière ? Tel est le problème fondamental de la philosophie. De la réponse qui y sera faite, dépendent d'autres questions qui touchent au problème posé par les sciences sociales.
Essayons d'examiner cette question autant que possible sous tous les rapports. Nous devons avant tout avoir en vue que l'homme est une partie de la nature. Nous ne savons pas avec certitude s'il existe d'autres êtres, organisés d'une façon supérieure, sur d'autres planètes. Il en existe certainement, puisque le nombre des planètes est infini. Mais nous voyons clairement que l'être pensant qui s'appelle l'homme n'a rien de divin, d'extérieur au monde, et qu'il n'est pas tombé chez nous d'un monde inconnu, mystérieux. Au contraire, nous savons, d'après les sciences naturelles, que l'homme est un produit de la nature, une partie de cette nature soumise aux lois générales. Et d'après l'exemple de ce monde que nous connaissons, nous voyons que les phénomènes psychiques, que le soi-disant « esprit», constituent une parcelle infime de tous les phénomènes. D'autre part, nous savons que l'homme descend des autres animaux, et qu'en fin de compte, « les êtres vivants » ne sont apparus sur la terre qu'au bout d'un certain temps. Quand la terre n'était pas encore une planète éteinte, mais un globe incandescent, dans le genre de notre soleil actuel, il n'y avait pas de vie sur elle, ni d'êtres pensants. C'est de la nature « morte » que s'est développée la nature vivante et c'est de la vivante qu'est issue celle qui pense. Il existait d'abord une matière qui ne pouvait pas penser; c'est d'elle que s'est formée la nature pensante : l'homme. S'il en est ainsi et les sciences naturelles le prouvent, il est clair que c'est la matière qui est mère de l'esprit et non pas l'esprit le père de la matière. Car il n'arrive jamais et nulle part que les enfants soient plus âgés que les parents. « L'esprit » est apparu plus tard. C'est lui, par conséquent, qui est l'enfant et non pas le père, que désirent en faire les admirateurs trop fervents du « spirituel ».
Nous savons aussi que l'esprit apparaît en même temps que la matière organisée d'une autre façon.
Ce n'est pas un ballon vide, ni un trou, ni l' « esprit » sans matière qui pense, c'est le cerveau humain, une partie de l'organisme humain. Et l'organisme humain est de la matière organisée d'une façon extrêmement complexe.
Quatrièmement : on s'explique clairement par tout ce qui précède, pourquoi la matière peut exister sans l'esprit, tandis que l'esprit ne peut pas exister sans la matière. La matière a existé avant que l'homme pensant ne fût apparu ; la terre a existé bien avant l'apparition d'aucun « esprit » sur cette terre. En d'autres termes, la matière existe objectivement, indépendamment de l' « esprit ». Au contraire, les phénomènes psychiques, le soi-disant esprit, n'existe jamais et nulle part sans matière, indépendamment d'elle. Les pensées n'existent pas sans cerveau, les désirs sans l'organisme qui désire. L'« esprit » est toujours fortement attaché à la « matière » (c'est seulement dans la Bible qu'il planait au-dessus des abîmes). Autrement dit, les phénomènes psychiques, les phénomènes de conscience, ne sont autre chose qu'une qualité de la matière organisée d'une autre façon, sa « fonction » (la fonction d'une grandeur quelconque est une autre grandeur qui dépend de la première). Prenez l'homme, par exemple. C'est une machine très finement organisée. Détruisez cette organisation, désorganisez-la, décomposez-la, coupez-la en morceaux, et l' « esprit » disparaîtra immédiatement. Si les hommes avaient les moyens de reconstituer tout ce système, de telle façon que l'organisme humain commençât de nouveau à travailler, en d'autres termes, si les hommes avaient le moyen de recomposer, de réorganiser les parcelles matérielles comme elles étaient avant, s'ils pouvaient, en un mot, remonter l'homme comme on remonte une montre, la conscience serait aussitôt rétablie : répare ta montre et elle recommencera à marcher, reconstitue l'organe humain et il recommencera à penser. Certes, les hommes n'en sont pas encore là. Mais nous avons déjà vu, en examinant le problème du déterminisme, que l'état de l' « esprit », l'état de la conscience dépendent de l'état de l'organisme. Empoisonnez l'organisme avec de l'alcool, et la conscience deviendra trouble, « l'esprit » titubera. Remettez l'organisme dans son état normal (administrez-lui un antidote) et l' « esprit » recommencera à travailler comme d'habitude. Cela prouve clairement que la conscience dépend de la matière ou, en d'autres termes, que la « pensée » dépend de l'organisme.
Nous avons dit et vu que les phénomènes psychiques constituent une propriété de la matière organisée d'une certaine façon. Il peut y avoir dans ces limites certaines fluctuations, diverses formes de l'organisation de la matière et, par cela même des formes différentes de la vie psychique. L'homme, avec son cerveau, est organisé d'une façon; il a la vie psychique la plus complète, il a une vraie conscience. Un chien est organisé d'une autre manière, et c'est pourquoi la vie psychique d'un chien diffère de celle de l'homme ; un ver de terre est fait encore autrement, et c'est ainsi que l' « esprit » d'un ver de terre est très pauvre et ne peut en rien être comparé à l'esprit humain. Une pierre, par exemple, de par son organisation, constitue une matière inanimée, elle n'a aucune vie psychique. Une organisation particulière et compliquée de la matière est nécessaire pour que la vie psychique puisse apparaître, cette vie que nous appelons conscience. Sur la terre, cette conscience n'apparaît que lorsque existe la matière organisée, telle que l'organisme humain, avec son instrument très complexe : le cerveau.
Ainsi, l'esprit ne peut exister sans la matière, la matière peut très bien exister sans l'esprit, la matière existant avant l'esprit ; « l'esprit » est une qualité particulière de la matière, organisée d'une façon particulière.
C'est ainsi qu'on résout le problème des rapports entre le matérialisme et l'idéalisme, en philosophie.
Le matérialisme considère la matière comme chose première et fondamentale, l'idéalisme prend comme tel l'esprit. Pour les matérialistes, l'esprit est un produit de la matière ; pour les idéalistes, au contraire, c'est la matière qui est le produit de l'esprit.
Il n'est pas difficile de voir que l'idéalisme, c'est-à-dire la doctrine qui considère les idées, « l'esprit », comme base de tout ce qui existe, n'est autre chose qu'une forme adoucie des conceptions religieuses. Le sens de ces conceptions religieuses consiste précisément en ceci qu'une force divine et mystérieuse est placée au-dessus de la nature, que la conscience humaine est considérée comme étincelle de cette force divine, et que l'homme lui-même est un être élu par Dieu. Le point de vue idéaliste conduit dans son développement à une série d'absurdités, que les philosophes des classes dominantes défendent souvent le plus sérieusement du monde. Ce sont principalement les conceptions qui nient le monde extérieur, c'est-à-dire l'existence objective des choses et des autres hommes indépendamment de la conscience humaine, qui ont partie liée avec l'idéalisme. La forme extrême et conséquente de l'idéalisme est le solipsisme (du mot latin « solus » - seul). Les solipsistes raisonnent ainsi : qu'est-ce qui m'est donné directement ? Ma conscience et rien de plus, la maison que je vois est ma sensation, l'homme avec lequel je cause, de même. En un mot, rien n'existe en dehors de moi; seul, mon « moi » existe, ma conscience, mon essence spirituelle ; aucun monde extérieur indépendant de moi n'existe : tout cela, ce sont les créations de mon esprit. Car je ne connais que ma vie intérieure, dont je ne peux pas me débarrasser. Tout ce que je vois, que j'entends, à quoi je goûte, tout ce que je pense, tout cela, ce sont mes sensations, mes images. mes pensées.
Cette philosophie abracadabrante, dont Schopenhauer a dit qu'on ne pouvait trouver d'adeptes sincères que dans une maison de fous (ce qui n'a pas empêché le même Schopenhauer de considérer le monde comme volonté et représentation, c'est-à-dire d'être un idéaliste de la plus belle eau) est démentie à tout moment par la pratique humaine. Lorsque les hommes mangent, mènent une lutte de classes, mettent leurs chaussures, cueillent des fleurs, écrivent des livres, se marient, personne ne doute un seul instant que le monde extérieur existe, c'est-à-dire entre autres, que personne ne doute de l'existence de la nourriture qu'on mange, des chaussures qu'on met et des femmes qu'on épouse. Pourtant, tous ces non-sens découlent des propositions essentielles de l'idéalisme. En effet, si l' « esprit » est la base de tout, qu'allons-nous faire de ce temps où l'homme n'existait pas encore ? De deux choses l'une : ou bien il faut admettre qu'il a existé un esprit, non humain, divin, dans le genre de celui dont parlent les anciens contes juifs et la Bible, ou bien il faut dire que cette époque ancienne, elle aussi, n'est qu'un fruit du travail de mon imagination. Cette première voie conduit à ce qu'on appelle « l'idéalisme objectif ». L'idéalisme objectif admet l'existence d'un monde extérieur indépendant de « ma » conscience. Mais il voit l'essence de ce monde dans le principe spirituel, dans un Dieu ou dans une « raison supérieure », qui remplace à l'occasion le Dieu, dans une « volonté universelle » et dans d'autres diableries de ce genre. La seconde voie conduit directement au solipsisme à travers l'idéalisme subjectif, qui n'admet que l'existence des êtres spirituels, des êtres pensants individuels. Il n'est pas difficile de voir que le solipsisme constitue la forme la plus conséquente de l'idéalisme. En effet, quelle est la source, quelle est la base de l'idéalisme ? Pourquoi croit-il que le principe spirituel est le premier et l'essentiel ? Parce qu'il considère, en fin de compte, qu'il n'existe que les sensations, qui me sont fournies directement. Mais s'il en est ainsi, mon existence à moi reste aussi douteuse que celle d'un objet quelconque, que celle de tout autre homme, et parmi eux celle de mes propres parents. Ici, le solipsisme se tue lui-même, mais il tue en même temps tout l'idéalisme dans la philosophie, car, en développant logiquement les conceptions idéalistes, il conduit à l'absurdité la plus complète, que contredit à chaque pas la pratique humaine.
Il ne faut pas confondre « l'idéalisme pratique » et le « matérialisme » avec le matérialisme et l'idéalisme théoriques. Ce sont des choses qui n'ont rien de commun avec les doctrines que nous venons d'analyser. On appelle idéaliste, dans le sens pratique du mot, un homme dévoué à une idée et prêt à tous les sacrifices pour elle. Il est clair qu'un tel idéaliste peut être l'adversaire le plus absolu de l'idéalisme philosophique, de l'idéalisme théorique. Un communiste qui sacrifie sa vie est un idéaliste pratique, et en même temps matérialiste jusqu'à la moelle des os. Un bourgeois qui soupire après le bon Dieu a d'habitude des conceptions très idéalistes, qui ne l'empêche pas d'être un être assez lâche, obtus et égoïste.
On considère d'habitude le philosophe grec Platon comme le père de l'idéalisme philosophique. Selon lui, en effet, il n'existe objectivement que des « idées » (concepts), non pas des hommes, des poires, des charrettes, mais l'idée de l'homme, de la poire, de la charrette. Toutes ces idées modèles et préexistantes planent quelque part « au-dessus du ciel », tel l'esprit divin, « l'idée supérieure », « l'idée du Bien ». Une certaine déviation vers l'idéalisme subjectif a été faite d'abord par les philosophes grecs connus sous le nom de sophistes (Protagoras, Gorgias, etc ... ) qui ont émis la proposition selon laquelle « l'homme est la mesure de toutes choses ». Au moyen âge, les idées platoniciennes étaient considérées comme les modèles, d'après lesquels Dieu crée toutes choses visibles : par exemple, le pou visible est créé par Dieu, suivant une « idée » du pou, qui a son siège dans un « monde au delà de la raison ». Dans les temps modernes, c'est l'évêque Berkeley qui a développé de la façon la plus conséquente le point de vue de l'idéalisme subjectif en Angleterre -, selon lui, l'esprit seul existe, tout le reste n'est que sa représentation. En Allemagne, Fichte a cru que l'objet (le monde extérieur) n'existe pas sans sujet (l'esprit qui connaît), et la matière est l'expression de l'idée. D'après Schelling, les idées sont l'essence des choses, ayant pour base l'éternité divine. D'après Hegel, tout ce qui existe n'est que la manifestation de la « Raison objective », qui se développe par elle-même. D'après Schopenhauer le monde est volonté et représentation. D'après Kant, le monde objectif existe (« la chose en soi »), mais il est inconnaissable et d'une nature immatérielle. Dans la philosophie moderne, -l'idéalisme, tout en se divisant en nuances, s'est considérablement renforcé avec la tendance de la bourgeoisie vers le mysticisme et le mystère. C'est le signe d'une décadence profonde de la bourgeoisie qui, désespérée, cherche une consolation spirituelle.
Le premier courant philosophique matérialiste doit être trouvé chez les philosophes grecs de l'École ionienne, qui considéraient la matière comme base de tout ce qui existe, mais qui ont pensé en même temps que toute matière était apte à percevoir dans une certaine mesure. C'est pourquoi on appelle ces philosophes hylozoïstes (c'est-à-dire, en grec, ceux qui animent la matière).
Certes, ces premiers pas n'ont pas donné de grands résultats. Ainsi, Thalès a cherché la base de tout ce qui existe dans l'eau, Anaximène dans l'air, Héraclite dans le feu, Anaximandre dans une substance indéfinie et qui embrasse tout (il l'a appelée « infini » ou « illimité ») ; il faut ajouter aux hylozoïstes les stoïciens d'après lesquels tout ce qui existe est matériel. Le matérialisme a été développé ensuite par les Grecs Démocrite et Épicure et le Latin Lucrèce. Démocrite a posé génialement les bases de la théorie des atomes. Suivant lui, le monde est composé de parcelles matérielles infimes qui se meuvent et dont les combinaisons créent le monde visible. Au moyen âge, on ruminait en général les conceptions idéalistes. Le philosophe B. Spinoza a développé les idées des matérialistes hylozoïstes d'une façon brillante et profonde. En Angleterre, c'est Hobbes (1578-1679) qui a défendu les principes matérialistes. C'est l'époque de la préparation de la Grande Révolution française qui a connu toute une série de philosophes matérialistes de premier 'ordre, tels que Diderot, Helvétius, Holbach (dont luvre principale Système de la nature, a paru en 1770). La Mettrie (L''homme-machine, 1748). Ce groupe de philosophes de la bourgeoisie, à cette époque révolutionnaire, a formulé d'une façon magnifique la théorie matérialiste (voir N. Beltov - Contribution au développement de la conception moniste de l'histoire) et N. Lénine : Matérialisme et empiro-criticisme). Diderot a raillé finement les idéalistes dans le genre de Berkeley : il a eu, dit-il, un moment de folie, lorsqu'un clavecin conscient s'est imaginé qu'il était l'unique clavecin existant au monde et que toute l'harmonie de l'univers était en lui. Au XIXe siècle, le matérialisme a été développé en Allemagne par Ludwig Feuerbach, qui a influé sur Marx et Engels ; ces deux derniers ont donné la théorie la plus parfaite du matérialisme. Ils ont lié le matérialisme à la méthode dialectique (nous en parlerons plus loin) et appliqué la doctrine matérialiste aux sciences sociales, en chassant ainsi l'idéalisme de son dernier refuge. Il va de soi que la bourgeoisie dans son gâtisme, bave sur le matérialisme, en invoquant le vieux bon Dieu. Il est aussi logique que le matérialisme devienne la théorie révolutionnaire de la jeune classe révolutionnaire - du prolétariat.