1921 |
Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste. |
La théorie du matérialisme historique
Déterminisme et Indéterminisme (Nécessité et libre arbitre)
Il n'est pas douteux que la société est formée d'individus et que tout phénomène social est composé d'un grand nombre de volontés, d'actes, de sensations et de sentiments individuels. En d'autres termes, le phénomène social est le résultat (ou, comme on dit parfois, la «résultante ») des phénomènes individuels. La question du prix peut en fournir ici un exemple frappant. Des vendeurs et des acheteurs se rencontrent au marché. Les uns ont des marchandises, les autres de l'argent. Les uns et les autres poursuivent des buts définis : chacun estime d'une façon déterminée sa marchandise et son argent, fait son compte et marchande. C'est à la suite de cette mêlée de foire que s'établit le prix sur le marché. Il ne s'agit plus des désirs d'un vendeur ou d'un acheteur particulier; nous sommes ici en présence d'un phénomène social, qui est le résultat d'une lutte entre les « volontés » particulières. Il en est de même pour d'autres phénomènes sociaux. Prenons, par exemple, l'époque des Révolutions. Les hommes agissent d'une façon plus ou moins énergique, les uns tirent à hue, les autres à dia. C'est à la suite de cette lutte entre des hommes après la a victoire de la Révolution » que naît un régime nouveau. « Les rapports sociaux déterminés, - écrit Marx, - sont des produits humains au même titre que la toile, le lin, etc... » (Karl Marx : Misère de la philosophie; Giard et Brière. 1908, pages 72 et 115).
Mais ici, nous pouvons être en présence de deux cas différents qui ont leurs particularités. Les voici : dans le premier, nous sommes en présence d'une société inorganisée, c'est-à-dire, par exemple, une société basée sur l'échange des marchandises, ou capitaliste; dans l'autre, nous avons en face de nous une société organisée : - communiste. Étudions d'abord le premier cas. Prenons pour cela un exemple typique que nous avons déjà cité, celui de l'établissement du prix. Quel est le rapport entre le prix établi sur le marché et le désir, l'estimation et les intentions de chacun des individus venus au marché ? Il est clair que ce prix ne correspond pas exactement à ces désirs. Pour une grande partie des gens qui sont venus au marché, il est tout simplement désastreux : soit pour ceux qui, « à ce prix », ne peuvent rien acheter, et s'en vont avec leurs sous et le ventre creux, soit pour ceux qui se ruinent, le prix étant pour eux trop bas ? Tout le monde sait qu'une masse d'artisans, de petits marchands et de petits propriétaires ont été ruinés parce que les gros fabricants avaient inondé le marché de marchandises à bas prix; les petits commerçants ont été ruinés parce qu'ils ne pouvaient pas soutenir la concurrence de ces prix, établis sous l'influence de la grande quantité de marchandises jetées sur le marché par les grands capitalistes.
Nous avons déjà cité plus haut un exemple caractéristique, celui de la guerre impérialiste, pendant laquelle beaucoup de capitalistes avaient voulu s'enrichir; et cependant, ce fut une ruine générale qui s'ensuivit, et, de cette ruine, naquit la Révolution dirigée contre les capitalistes, qui, évidemment, ne l'avaient nullement voulue.
Que signifie tout cela ? Que, dans une société non organisée, où la production n'est pas réglementée, où il existe des classes en lutte, ou rien ne se fait suivant un plan, mais sous la poussée de forces aveugles, le phénomène social ne concorde pas avec le désir du plus grand nombre. Ou bien, comme l'ont dit souvent Marx et Engels, les phénomènes sociaux sont indépendants de la conscience, du sentiment et de la volonté des hommes. Cette « indépendance de la volonté des hommes » ne consiste pas en ce que les événements de la vie sociale s'accomplissent malgré les hommes, mais en ce que le produit social de cette volonté (de ces volontés), dans une société non organisée, et en présence d'une évolution inconsciente ne concorde pas avec les buts posés par un grand nombre d'hommes et va parfois à leur encontre (l'homme a voulu s'enrichir et, en fin de compte, il s'est ruiné).
Toute une série de critiques dirigées contre le marxisme est basée sur l'incompréhension de cette « indépendance » de la volonté, dont parlent Marx et Engels. Il n'est pas inutile de citer à ce sujet quelques lignes d'Engels (Ludwig Feuerbach). Engels écrit :
Dans l'histoire, « rien n'arrive sans qu'il y ait une intention consciente dans un but désiré ». Cependant, « il arrive très rarement que ce que l'on se propose se réalise ; dans la plupart des cas, de nombreux désirs et buts s'entrecroisent et se combattent mutuellement... C'est ainsi que les chocs d'innombrables volontés particulières et d'actes individuels créent sur la scène historique une situation tout à fait analogue aux phénomènes qui dominent dans la nature inconsciente. Les buts des actions ont agi comme désirs, mais les résultats qui ont suivi n'avaient pas été l'objet des désirs, ou bien, si même, en apparence, ils correspondent aux buts désirés, ils n'en ont pas moins, en fin de compte, des conséquences tout autres que celles qu'on avait attendues » (page 44 de l'édition allemande).
« Les hommes font leur histoire, quelle qu'elle soit, chacun y poursuit son but à lui, posé consciemment ; c'est la résultante de ces volontés, agissant dans différentes directions, et de leur action différente sur le monde extérieur, qui constitue l'histoire... Mais... les innombrables volontés particulières qui agissent dans l'histoire, provoquent pour la plupart des résultats tout autres, et, parfois, tout à fait contraires à ceux qu'on a voulu atteindre... » (pages 44-45).
Il résulte de ce qui précède que, dans une société non organisée, comme d'ailleurs dans toute société, les événements s'accomplissent, non pas malgré, mais par la volonté des hommes. Mais ici l'homme est dominé par une force inconsciente qui est un produit des volontés particulières.
Envisageons maintenant le fait suivant : une fois un certain résultat social des volontés particulières obtenu, ce résultat social détermine la conduite de l'individu. Il est nécessaire de souligner cette proposition, car elle est très importante.
Commençons encore par le même exemple dont nous nous sommes déjà servi deux fois, par celui de l'établissement des prix. Supposons qu'une livre de carottes sur le marché coûte tant. Il est évident que les acheteurs et les vendeurs nouveaux envisagent d'avance ce prix et en font approximativement la base de leurs calculs. En d'autres termes, le phénomène social (prix) détermine des phénomènes particuliers ou individuels (l'estimation). Il en est de même avec d'autres faits dans la vie. Un artiste débutant s'appuie pour réaliser son oeuvre, sur toute l'évolution antérieure de l'art, ainsi que sur les sentiments et les tendances de son entourage. Quelle est la source de l'action d'un homme politique ? Elle est déterminée par l'ambiance au milieu de laquelle il agit; il veut, soit fortifier un régime donné, soit l'abattre. Cela dépend du côté où il se place, du milieu dans lequel il vit, de la classe sociale ou bien des désirs sociaux dont il s'inspire. Ainsi sa volonté est déterminée par les conditions sociales.
Nous avons vu plus haut que, dans une société inorganisée, les choses ne se passaient pas tout à fait, et parfois pas du tout conformément aux désirs des hommes. On peut dire, à ce sujet, que " le produit social " (le phénomène social) domine les hommes et non seulement dans ce sens qu'il définit la conduite des hommes, mais encore qu'il est contraire à leurs désirs.
Ainsi,
en ce qui concerne une société non organisée,
nous pouvons établir les propositions suivantes :
1.
Les phénomènes sociaux sont le produit du croisement des
volontés, des sentiments, des actes individuels, etc.
2.
Les phénomènes sociaux déterminent à chaque
moment volonté des individus pris en particulier.
3.
Les phénomènes sociaux n'expriment pas la volonté
des individus pris en particulier ; habituellement, ils sont
contraires à cette volonté, ils la dominent forcément,
de sorte qui, chaque individu ressent souvent la pression de
l'élément social. (Exemples : un commerçant
ruiné, un capitaliste renversé par la Révolution
et qui avait désiré la guerre, etc.).