1955 |
II programma comunista, n. 9, 1955 ; traduction in Invariance n. 8, série 1, révision n+1, 2005. |
L’opinion, matière plastique
Les vastes mécanismes et engrenages de l'" information mondiale ", toujours tendus et savamment prêts à se jeter sur toutes les grandes occasions propices au commerce de la " nouvelle ", avec ses innombrables condiments, bariolages et mises en scène, ont démarré sur un rythme puissant après l’annonce de la mort du grand savant, victime d’une grave erreur de diagnostic médico-chirurgical, alors que rien ne laissait prévoir sa fin.
Le matériel à déverser était de premier ordre : occasion inespérée ! On l’a apprêtée généreusement de tous les côtés, sur le ton prévisible et en usant lourdement de tous les lieux communs dont il plaît au public moderne de s’abreuver à l’infini. Dans sa naïveté existentielle (en vérité, il faut féliciter vivement cette pauvre Opinion, soi-disant reine du monde moderne, si, au milieu de tout ce vacarme, elle parvient encore à conclure que la seule chose certaine c’est que l’on survivra, en continuant comme avant), le public de tous les pays qui lit, écoute et regarde suivant des règles standardisées, déglutit sa ration d’information et de " culture " comme il le fait pour tout ce que lui fait avaler l’omnipotente publicité, non pour qu’il se désaltère, mais pour le rendre encore plus esclave de sa soif surexcitée.
Le corps d’Einstein n’avait pas eu le temps d’être incinéré, que déjà la grande fanfare scandait son infernal crescendo de banalités frelatées : la plus haute intelligence de l’époque moderne avait fait à cette humanité désespérée le don terrible de la bombe atomique, cause certaine de son extermination ; s’appliquant ensuite à méditer sur cette énorme responsabilité il s’était répandu en lamentations philanthropiques, et dans son testament spirituel (l’originalité de l’invention est vraiment à la base du style journalistique moderne !), il invoque les panacées morales et le piétisme démocratique pour éviter la ruine.
Grand architecte d’une révolution scientifique — qui fut lancée, en édition de vulgarisation, comme une " banqueroute de la science ", la " fin du déterminisme ", et donc comme ayant soi-disant fait justice du matérialisme historique marxiste et révolutionnaire — on pouvait bien dans le bourbier contemporain et universel de l’émiettement idéologique et théorique, le faire sortir de son isolement de misanthrope, le faire passer sur la scène politique pour un ami de la moitié " marxiste " du monde, et lui faire réciter avec le mouvement mondial des communistes colombophiles et doucereux l’hymne à la paix la plus vile et la plus impossible, celle que l’on prêche comme découlant de la sainteté générale de l’autonomie de l’individu-personne.
Il n’est pas étrange que le camp rouge, dans cette dispute mondiale autour du meilleur emploi de ce mensonge monstrueux, cherche à utiliser une telle ressource, aujourd’hui que son éclectisme vis-à-vis des principes auxquels il feint toutefois de croire encore (spécialement en ce qui concerne les liens entre science et philosophie, science et politique), l’a conduit à spéculer sur les approbations, de quelque côté qu’elles viennent, jusque sur la parole du pape.
Ainsi, celui que la vulgarité américaine prétendait mesurer, avec ses tests de foire de village, comme la plus haute machine cérébrale en fonction dans le monde, celui qu’un racisme – écrasé lui-même sous le racisme arien d’Hitler – avait élevé au rang de porte-drapeau de ce " peuple élu " qui a donné au monde les plus grands maîtres (Moïse, le Christ, Marx et Einstein) finit au cours de ces dernières années comme camelot d’idées de quatre sous en matières sociales.
Tout cela plaît à l’opinion. En ces temps où l’on tente de tous les côtés de la revendiquer comme la machine motrice du monde, comme la gouvernante de la société et de la nature physique, elle se montre plastique et souple comme une bouillie, et sait le rester au milieu de tout le savant malaxage du bourrage de crâne. Rien n’est plus maniable et frêle que le comportement du monde libre vanté à l’Ouest ou à celui de la démocratie populaire " à la base " exaltée à l’Est.
L’opinion peut très bien se placer parmi les matières premières de la production moderne, esclave du capital. Elle n’a pas de fibres, elle n’a pas d’innervation ; elle n’a pas d’épine dorsale, comme les matériaux de construction classique ; on peut la faire fléchir ou se raidir à volonté dans une direction quelconque : elle est " isotrope " ; elle est timide et passive à n’importe quelle température, sous toutes les latitudes. Son pouvoir d’adaptation et sa lâcheté moutonnière, dans ce tournant que nous vivons, ont dépassé tout ce qui était concevable, et terni les vieilles fables rhétoriques sur l’ignorance générale et l’obscurantisme des époques révolues.
En tant que politique, le pauvre vieil Einstein ne pouvait nous faire peur. Mais en tant que représentant d’une phase historique de la connaissance scientifique, doit-on le considérer comme un ennemi ?
La " crise " de la science
L’époque moderne, celle que Lénine a appelée à l’échelle historique, impérialisme – étape récente du capitalisme –, c’est-à-dire l’avènement de la forme massive, ultra-centralisée et ultra-antisociale établie par la doctrine marxiste comme prémisse à la destruction du système capitaliste, est caractérisée par une vague d’autocritique corrosive de la science officielle, idéologie de la classe dominante.
La sûreté, l’orgueil et la marche triomphale de la science " laïque " dans la période post-révolutionnaire de la bourgeoisie, fondée sur la base somptueuse de la démolition philosophique de la pensée médiévale, ecclésiastique et autoritaire qui fut dirigée dans tous les pays avancés de l’Europe avant même les révolutions libérales par les illuministes, les sensualistes, les criticistes, s’opposent d’une façon tout à fait évidente aux plus récentes hésitations, aux doutes et à la frénésie de révision des " penseurs " du début du XXe siècle, qui s’épuisent à remettre sur pied les idoles détruites.
Pour nous, marxistes, cela concorde avec le fait social qui, à l’avènement du libéralisme, est venu au monde comme un fait de pensée, dans le domaine philosophique, juridique et politique ; les grandes révolutions ouvrent la voie aux rythmes du mode bourgeois de production qui, à sa naissance, additionne un intérêt de classe et un intérêt social. Par rapport à l’ancien mode, il garantit plus de services pour moins de tourment social de travail ; il augmente la productivité du travail social et élève à grands bonds la teneur générale de l’activité et des satisfactions. Mais, au cours d’un long cycle, il épuisera sa phase féconde, pour croître en parasite.
En outre, il y a la lutte des classes, la défense contre-révolutionnaire et la résistance à la théorie du nouveau protagoniste : le prolétariat. Il apparaît à la bourgeoisie qu’elle a donné des armes à son ennemi. Et c’est vrai, car la nouvelle théorie trouve son fondement dans celles trop audacieuses de la pensée bourgeoise à son origine. Depuis un siècle, nous, révolutionnaires du prolétariat, nous revendiquons le déterminisme dans l’histoire et fondons sur lui les lois du déclin de ce système que la bourgeoisie rêvait éternel, nous anticipons pour elle les funérailles qu’elle dansa et chanta sur les ruines des trônes et des autels.
Un siècle après Napoléon Premier, la bourgeoisie renie le blasphème téméraire de Laplace qui avait écrit le théorème fondamental du déterminisme dans le domaine de la nature : étant donné toutes les positions et tous les mouvements des particules de matière à un moment donné, nous serons en mesure de calculer mathématiquement leurs positions et leurs mouvements à un instant futur quelconque de la vie du cosmos.
La nouvelle classe dominante vit avec terreur une paraphrase de cette prophétie cosmique dans la prophétie sociale de Marx : étant donné les rapports économiques et sociaux entre les classes et leurs contradictions, les mouvements qui firent passer le pouvoir des féodaux aux capitalistes, nous sommes en mesure d’établir les lois du passage futur du pouvoir de la bourgeoisie au prolétariat, et la destruction de la forme économique capitaliste.
La pensée moderne et le privilège moderne alimenté, socialement parlant, par les recherches de la première — aujourd’hui qu’ils ont largement épuisé leur élan vers la conquête du futur et qu’il leur semble qu’ils ont trop détruit — ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour repousser loin d’eux le cauchemar de cette nouvelle palingenèse.
Sur le matérialisme et le positivisme bourgeois du XIXe siècle, non dans le domaine philosophique qu’une telle orientation réduisait graduellement d’importance, mais dans le domaine de la science de la nature, s’abattit une critique (non dénuée certes de subtilité profonde) qui mettait en doute la solidité de la méthode expérimentale et la validité de la recherche scientifique, en proposant à nouveau, sous une forme au goût du jour, tout le doute antique sur les rapports entre objet et sujet, réalité et expérience, nature et connaissance humaine.
Ce vaste mouvement aux multiples écoles, de Mach à Bergson, de James à Poincaré, d’Avenarius à Le Roy, etc., reconnaît-il Einstein comme son maître, le compte-t-il parmi ses disciples, est-il renforcé par sa conception physico-mathématique ? Aucune de ces thèses n’est exacte, ni chronologiquement ni théoriquement. Einstein n’est pas le porte-drapeau de l’anti-déterminisme, le champion de cette théorie philosophique de l’incertitude qui aboutit à l’impossibilité de la connaissance philosophique. Il n’est pas non plus le champion de la méthode probabiliste, connue d’ailleurs des classiques et dont les lois ont été étudiées par Laplace lui-même lequel – s’il avait tant soit peu touché à la politique – ne se serait pas contenté de dire : il est seulement très probable que la bourgeoisie et son idéologie s’en aillent au diable.
Les apports d'Einstein
L’œuvre d’Einstein physicien est très complexe. Ce qu’il y eut peut-être de plus remarquable chez lui fut de ne pas se cantonner à un seul domaine, mais de travailler dans tous avec une puissance du muscle-cerveau de premier ordre. Même dans sa vieillesse, il ne se mit pas à remâcher un secteur restreint de la science, il ne se perdit pas dans les détails, ne fit pas parade de son érudition et ne publia pas d’œuvre monumentale. Jeune encore, il traita des divers domaines de la physique, s’empara avec une exceptionnelle capacité sélective des résultats essentiels, épars dans la littérature universitaire moderne et corrompue (en vérité plus respectable à cette époque-là), élabora ensuite de brèves expositions ou le problème est réduit à l’essentiel et sa solution est toujours décisive et nouvelle. Il s’est toujours tenu à l’écart de la diffusion et de la traduction en langage philosophique ou pire encore en jargon de vulgarisation ou de demi-culture. C’est à peine s’il tolérait quelques-unes de ces œuvres pleines de divagations innombrables, qui poussent comme des champignons, ayant horreur de toute " extrapolation " (ce que l’homme de science qui n’est pas un charlatan déteste le plus, ce que les professeurs de 1950 goûtent le plus) à fondement littéraire, rhétorique, de " polar " et de " science-fiction ".
Sa grande et brillante construction de la " relativité restreinte ", établie sur le terrain de la mécanique, le place sur la grande voie classique, avec Galilée, Descartes et Newton, dont il poursuit les méthodes et les grandes intuitions.
Bien que les problèmes traditionnels y soient posés encore plus radicalement, la théorie de la relativité générale, plus ardue à cause de son appareil mathématique et moins adaptée aux formulations " en prose ", n’a pas, du point de vue de l’histoire de la science, une portée différente.
Il s’y affirme relativiste comme l’est la pensée classique moderne, anti-théologique : il faut briser de vieux absolus trop vénérés pour construire de nouveaux et véritables absolus, plus valables. Mais ce ne sont plus des absolus qui nous fournissent un point de départ antérieur à toute conquête scientifique, ce sont des absolus qui se gagnent, auxquels on parvient, par lesquels on passe. C’est là le chemin de l’œuvre d’Einstein, et il ne l’a pas parcouru, dans la mesure où cela était possible, en empruntant l’ornière du scepticisme réactionnaire des soi-disant " penseurs " d’aujourd’hui. Plus précisément, il n’est pas allé de l’absolu au relatif mais du particulier au général.
Il faut, avant de traiter tout cela – non, certes, démontrer à fond –, faire une rétrospective, au moins dans la chronique biographique, qui fait également partie en réalité de l’histoire scientifique. C’est avant de donner l’ossature de sa construction géométrico-mécanique qu’Einstein entre dans le domaine de l’optique, siège d’un antique et classique dualisme théorique, qui va des atomistes grecs à Newton. Et, ici encore, il donne le premier l’expression mathématique de la nouvelle conception des photons – c’est-à-dire des particules de lumière – développée ensuite par d’autres physiciens, comme Planck et Bohr qui appliqueront cette théorie " granulaire " à toutes les formes de l’énergie. Ce seront eux qui voudront célébrer ce triomphe du " discontinu " dans tous les domaines de la physique comme la preuve philosophique de l’impossibilité d’atteindre le vrai : Einstein suivait une direction bien différente pendant ce temps, indépendamment de cet ardu débat " à un niveau élevé ".
Cette lutte dualiste dans l’optique se poursuivit, pourrions-nous dire, pour son propre compte, entre la conception corpusculaire et la conception ondulatoire. Après que la première semblait triompher, le grand physicien De Broglie (très éloigné du camp idéaliste) les systématisa en une conception organique, tandis que d’autres physiciens comme Schrödinger et surtout Heisenberg poussaient ces conceptions dans le sens indéterministe. Limitons-nous à signaler qu’Einstein resta en dehors de cette dispute, qu’il consacra ses dix dernières années de travail à réaliser une synthèse entre deux groupes de phénomènes, de lois et d’équations qui semblaient inconciliables : ceux qui régissent l’optique et l’électromagnétisme, c’est-à-dire les formes d’énergie rayonnante, ainsi que les formes atomiques et nucléaires, et celles de sa mécanique générale. Il annonça qu’il avait atteint le but, résumé dans un maigre tableau de formules : nous nous garderons d’en traiter, ceci étant réservé à un De Broglie, mais nous dirons qu’Einstein est mort après les avoir écrites non dans le langage indéterministe du " concretum ", mais dans le langage classique du " continuum ".
Au cas où le calcul infinitésimal fondé par Newton et Leibniz, en l’appliquant à la représentation géométrique de Descartes, serait, avec toute la mathématique physique de trois siècles, aboli par décret, et au cas où l’on retournerait au simple compte arithmétique du mystique Pythagore, ce ne sera pas, pour ainsi dire, Albert Einstein qui l’aura voulu.
Ceci posé, et non certes avec la prétention de donner une nouvelle exposition en prose de la relativité, nous pourrons certainement mieux nous expliquer sur le terrain du déterminisme.
Philosophies et partis
Au sein du mouvement marxiste, la bataille pour " notre " philosophie a toujours été considérée comme vitale. En tant que philosophie, le marxisme n’est pas seulement une conception de la société économique et de l’histoire, mais il est également une conception du monde et de la vie sociale et cosmique au sens le plus large. Marx lui fournit des contributions fondamentales, en mettant à leur place les grands courants philosophiques bourgeois : France, Allemagne, Angleterre, Italie (si les partis ne s’étaient pas voués à Loyola et à d’Aquin – penseurs remarquables dans tous les cas – il y aurait une étude de " parti " approfondie à faire au sujet de Vico, Bruno, Telesio, Campanella). Engels y consacra son œuvre célèbre contre Dühring, exemple classique d’une consolidation des concepts marxistes fondamentaux en économie politique et donc en philosophie.
Plekhanov introduisit en Russie l’économie marxiste et la conception marxiste de l’histoire, mais il dédie également un travail important à la défense de la philosophie moniste (matérialiste en ce qu’elle réduit le dualisme matière-esprit au seul élément matériel) dans le domaine philosophique. Une telle œuvre, qui contribua à la formation de Lénine lui-même, constituait un endiguement nécessaire aux inévitables tendances bourgeoises et petites-bourgeoises de la pensée russe, opposées au tsarisme.
Il est bien connu que, plus tard, de nombreux marxistes russes, et même des marxistes de gauche, tombèrent dans l’idéalisme, le volontarisme (qui est anti-déterministe) et s’appuyèrent sur la " nouvelle " philosophie empiriocriticiste qui rétablissait la prééminence de la spéculation dans la " tête " sur l’expérience matérielle, en resservant de vieilles idées légèrement redorées. Ce fut alors Lénine qui se retroussa les manches et nous donna son œuvre : Matérialisme et empiriocriticisme. La mise au point de ce travail est-elle définitive ? Si nous lisons l’Histoire officielle du Parti bolchevik, ceci apparaît comme certain, comme du reste dans de nombreuses déclarations staliniennes, lesquelles confirment les définitions du matérialisme historique, théorie de la société humaine et du matérialisme dialectique, théorie de la science du cosmos. Cette orthodoxie réduite à l’hortus conclusus du combat philosophique, après qu’en matière de science économique et de doctrine historico-politique, il ne reste pas une seule page de Marx, d’Engels et de Lénine qui ne soit passée dans les cabinets obscurs, ne peut que faire sourire. Quelle monumentale imbécillité serait donc notre matérialisme dialectique si, sacro-saint en philosophie, il se laissait juxtaposer les conclusions les plus indéterminées et les plus indéterminables en matière économique, juridique, politique, tactique, et tolérait les hommages les plus outrés aux idéologies bourgeoises édulcorées : autre chose que Mach, autre chose que Berkeley ; nous philosophons ici d’une manière plus vulgaire encore que les gueux de San Gennaro ou que les membres du Tiers ordre de saint François.
La question que l’on peut nous poser : Matérialisme et empiriocriticisme a-t-il pu répondre à Einstein ?, ne nous tourmenterait pas beaucoup. Mais la question de savoir s’il a pu répondre à d’autres théories physiques cosmologiques dans lesquelles l’esprit et la transcendance réapparaissent ouvertement, et prétendent avoir lié la science physique et, cent fois plus encore, celle de l’homme social à une condamnation sans appel, à la limitation et à l’erreur, voila une question qui se pose et ne se résout pas avec une circulaire aux activistes. Le mouvement y dédiera d’autres travaux que ces notes occasionnelles.
Les antimatérialistes ne cessèrent pas de causer des ennuis dans les autres partis européens. Tout Bernstein, le père du révisionnisme, est volontarisme et pragmatisme ; en France, l’orthodoxe Lafargue dut se battre avec Jaurès, l’idéaliste historique, pour ne pas parler des Webb anglais ; et, en Italie, tandis qu’il reste toujours à éplucher la conduite philosophique du cher Antonio Labriola, nous avons risqué, vous le savez bien, d’avoir pour maître en marxisme tout simplement don Benedetto Croce, dont l’école a fortement influencé, à cause du béguin commun pour l’unité de la patrie, l’ordinovismo subalpin.
Comme nous ne possédons pas d’ailes suffisantes pour les grands vols cosmiques, et comme nous ne réussissons pas malgré tout à envier ceux qui, tout en gardant leur sérieux, tentent de prendre leur envol avec des ailes d’oisillons, nous nous limiterons à manier le mètre du modeste militant de parti, pour affirmer que la grande voie de la conception marxiste ne se trouve pas le moins du monde bouleversée par les résultats de la théorie d’Einstein, pour celui qui réussit à lire un peu au-delà de la couverture exposée dans la vitrine du libraire.
L'espace et le temps
Kant passe pour être, et il l’est, le fondateur de la pensée moderne. Depuis Aristote jusqu’à lui, on avait jeté sur les épaules du savant la cape de la révélation. Il veut se l’ôter, afin de soumettre tout fait arbitraire au bistouri de la critique, en retrouvant et en réécrivant tout. Ne contestant plus que l’on doive utiliser les données de l’expérience humaine, il y ajoute le travail d’une tête – usine aux nombreux chevaux-vapeur –, et cherche à éliminer tout ce qui était réductible à un fait antécédent. Ayant admis que l’efficacité de la connaissance ne résidait pas dans la grâce de Dieu qui élargirait ainsi une partie de son patrimoine infini de pensée, il conclut que l’on doit toujours accepter quelque chose de l’extérieur, toujours comme donné a priori, c’est-à-dire trouvé là tout fait. Le bon Dieu n’est plus donateur (affaire, plus qu’autre chose, de langage : dans celui d’Einstein, Dieu a réapparu), mais, de toute manière, ce quelque chose se trouve là, au fond de la tête, grâce à sa vertu propre : c’est pourquoi on dit, à l’école, immanence et non transcendance. Kant s’arrête devant deux données de toute connaissance, c’est-à-dire de toute expérimentation sur le domaine extérieur et de spéculation dans le monde intérieur (boîte crânienne) ; les notions premières, les catégories d’espace et de temps.
Tout le monde sait dire qu’avec la relativité restreinte, Einstein réduit ces deux formes à une seule ; par-là, il rend nécessaire un langage nouveau et différent, dans les formules mathématiques d’abord et – chose certes pas facile – dans le langage parlé ordinaire ensuite.
Il faut toutefois comprendre qu’Einstein ne fut pas conduit à cela par des exigences gnoséologiques, c’est-à-dire par une étude sur la théorie de la connaissance humaine, mais bien par une recherche physique, par la nécessité bien différente de donner une forme satisfaisante aux résultats tirés de phénomènes réels, que les précédentes théories, lois, formules et équations ne réussissaient pas à concilier.
Donnons, de la manière la plus simple, une idée de la difficulté qui se posait : ce qui nous intéresse, c’est que cette difficulté – avec diverses autres – se posait sur le terrain de la méthode expérimentale et de la définition de lois causales, c’est-à-dire telles qu’une fois découvertes, elles permettent de prévoir sûrement des groupes de faits futurs, des événements. Déjà au temps de Laplace tout est résolu par la mécanique céleste, science qui étudie les mouvements des astres, sur la base de la loi de la gravitation de Newton.
Mécanique et optique
Cette forme d’énergie qu’est la pesanteur, l’attraction entre les corps matériels éloignés, s’est laissée la première réduire en lois, ce qui ne lui ôte pas son " mystère " intime. Qu’est-ce qui communique " l’attraction " réciproque de deux corps immensément éloignés ? Échangent-ils des messages ? Des ondes voyagent-elles de l’un à l’autre ? Dans la manière commune de parler, cette actio in distans, influence sur un corps éloigné, requiert la seule présence, elle ne perd pas de temps à s’établir.
Mais l’époque moderne a découvert d’autres formes d’énergie, l’électricité et le magnétisme. Le rêve de la physique est de les réduire à une même norme, avec la gravitation ; rêve qui semblait près de se réaliser lorsque Coulomb découvrit la loi selon laquelle les charges de pôles opposés s’attirent, identique à la loi de Newton.
Toutefois, les choses se compliquèrent lorsque Hertz et d’autres découvrirent que de telles énergies se transmettent dans l’espace comme ondes électromagnétiques (Marconi les utilisa par la suite pour la télégraphie sans fil). Cette découverte permit d’assimiler la lumière à ce groupe de faits, une fois prouvé que les ondes électromagnétiques et optiques ont dans le vide la même vitesse, de trois cent mille kilomètres/secondes.
Le terme d’onde requiert (dans notre faible tête) un milieu qui ondule, comme l’eau de la mer ou l’air, où se transmet un son – faits purement mécaniques et bien connus. Le milieu ne se déplace pas, mais il frémit, tremble, et c’est l’onde qui se transmet d’un point à un autre. Mais la lumière et l’électromagnétisme se transmettent également dans le vide, de par sa nature sourd et silencieux. Les physiciens appelèrent " éther " le milieu inconnu dans lequel tous les corps seraient immergés et qui resterait immobile par rapport aux étoiles fixes.
Ceci donnait raison à Fresnel avec sa théorie ondulatoire de la lumière, et non a ceux qui, de Démocrite à Newton, assimilèrent le rayonnement à une série d’infimes corpuscules qui viennent frapper l’œil (théorie de l’émission).
Cet éther immobile constituait un pas en arrière par rapport à la pensée gigantesque de Galilée. On lui disait en adaptant le langage du sens commun auquel l’espèce humaine était parvenue : mais nous sentons que la terre reste immobile ; quelle sorte d’expérimentateur es-tu donc toi qui veux nous persuader qu’elle se meut à une vitesse incroyable ? C’est là l’obstacle que le Pisan abattit avec son principe de relativité, principe qui reste vrai dans la théorie particulière et générale d’Einstein, tout en envahissant d’autres immenses domaines.
L’objection de la scolastique officielle, selon laquelle, Josué ayant arrêté le Soleil, cela prouve que, selon les écritures, le soleil n’est pas immobile mais se meut, était bien moins préoccupante. L’Église elle-même a abandonné l’argument ; Galilée ne tenait pas en fait à ce que le soleil reste immobile ; Galilée fondait cette thèse (sur laquelle Engels s’appuiera dans un but philosophique et matérialiste) : l’immobilité est un mot qui n’a pas de sens, seul le mouvement existe. La formule cristalline avec laquelle Engels cloue le bec cancanier des Dühring s’accorde à la relativité de Galilée et, si vous avez de la patience, avec celle générale d’Einstein : le mouvement est le mode d’existence de la matière.
Le principe de la relativité est simple : énonçons-le sans aller en chercher les preuves dans les œuvres classiques de Galilée, en vous faisant promener sur le pont du navire qui se déplace le long de la rive, ou en faisant jeter votre chapeau dans le fleuve…
" Celui qui se meut avec tout ce qui l’entoure (système de référence), ne s’aperçoit pas du mouvement, car il ne peut faire aucune expérience qui lui révèle le mouvement. "
Immobilité et mouvement ne sont pas des concepts absolus mais relatifs. L’immobilité absolue n’existe pas, le mouvement absolu est indéfinissable.
Avec ce concept que désormais personne ne conteste plus, l’hypothèse créationniste recevait le coup de grâce ; en fait, le chaos primitif, amas de matière immobile dans les ténèbres, est inconcevable. Le cosmos n’a pas de " manette de mise en marche ", parce que le cosmos n’est que mouvement.
Mais Galilée pose le principe et le démontre avec une condition limitative. L’impossibilité de définir la direction et la vitesse du mouvement est valable seulement pour les mouvements rectilignes et uniformes. Je dors tranquillement dans l’autobus qui file en ligne droite, mais à un coup de frein ou lors d’un virage brutal, je me sens déplacé et je m’éveille : donnée du sens commun qui semble tout aussi sûr que de tâter la terre du pied et de dire qu’elle est immobile (on raconte que Galilée en sortant de son abjuration forcée tapait du pied en s’exclamant : imbéciles, elle se déplace !). Einstein ouvrira les yeux au dormeur du trolleybus : la relativité vaut pour n’importe quel mouvement.
Ainsi, il n’est pas possible, avec une expérience de mécanique interne, de prouver que le lecteur et le journal sont en mouvement. Il n’est pas possible non plus de connaître leur vélocité, étant donné que celle-ci est relative à un autre système de référence déterminé que nous voyons se déplacer par rapport à nous.
Éther révélateur ?
Mais supposons que l’on découvre l’éther, on peut alors dire : un moment ! Si l’éther est immobile, alors on peut trouver par des expériences non plus mécaniques, mais optiques ou électromagnétiques, la vitesse de notre système (pièce, terre) par rapport à l’éther. Étant donné la vitesse de la lumière, si l’éther est immobile, et si la terre tourne de Turin vers Milan, un signal optique ou un signal radio, doit mettre moins de temps pour aller de Turin vers Milan qu’inversement ; connaissant la différence des deux temps et la distance, je peux trouver la vitesse de la terre.
Mais tout ceci tombe à l’eau. Après avoir fait l’expérience (Michelson : non pas de Milan à Turin, mais entre des groupes de miroirs et en utilisant les interférences lumineuses), on vit que la vitesse de la lumière était toujours la même, et que l’on ne pouvait établir à partir de cela la nature du mouvement du système dans lequel on expérimentait. C’est Galilée, le père de la relativité, qui avait raison.
Maxwell avait, entre-temps, étudié à fond la théorie de l’énergie rayonnante. Lorentz résolut, avec ce que vous prendrez peut-être pour un artifice de calcul, le problème sur lequel Maxwell s’était arrêté : ses lois ne restaient pas les mêmes si, au lieu de se contenter d’un système unique, c’est-à-dire relativement immobile par rapport à l’observateur, on prenait des mesures dans un autre (à partir d’un autre système, en mouvement par rapport au premier). Lorentz trouva qu’en compliquant un peu la " transformation " de Galilée, cela allait bien.
Galilée passe d’un système à l’autre, en mouvement uniforme l’un par rapport à l’autre, en ajoutant ou en retranchant une même quantité de temps ou de vitesse relative. Ce n’est pas un puzzle : le passager fait vingt mètres sur le pont tandis que le navire en fait quarante par rapport à la rive ; il en aura fait soixante par rapport à un arbre planté sur le rivage, avec une vitesse triple.
Lorentz ajuste le calcul en diminuant un peu la distance que j’attribue à la promenade du navigateur, moi qui suis sous l’arbre, et, ce qui est plus étrange, en diminuant également le temps que je lis sur ma montre.
Ce résultat éliminait, avant tout, un des obstacles a l’unification des diverses " physiques " ; il posa d’autre part à une intelligence comme celle d’Einstein, un problème plus profond. Étant donné que je calcule, non plus avec les formules de Galilée, mais bien avec celles de Lorentz, qui dans la plupart des cas me donnent des nombres très peu différents, mais différents malgré tout, est-ce que je ne dois pas commencer par écrire d’une manière très différente non seulement les formules, mais encore l’énonciation littérale ; est-ce que je ne dois pas commencer à penser d’une manière différente, prêt à abandonner quelques-unes des règles, des lois et des fameuses " catégories de la pensée ", jusqu’ici admises ? Einstein, en posant ce problème, pour la première fois peut-être, ne procéda pas en métaphysicien (les catégories de la pensée sont éternelles et immuables !) mais en dialecticien, il ne procéda pas en spiritualiste ou en idéaliste (au commencement était la pensée divine, l’idée immanente) mais en matérialiste.
Par-dessus tout, il procéda en expérimentation physique parce que, si l’expérience de Michelson avait donné un résultat opposé, il ne se serait pas mis en peine pour imaginer. Et il imagina ensuite, comme quelqu’un qui est convaincu qu’il allait trouver des lois causales et universelles, écrites seulement d’une manière un peu différente de celles qu’écrivit Galilée, mais comme les siennes covariantes. Covariantes veut dire qui ont la même forme, la même construction, pour les divers observateurs (nous dirons mieux : pour les divers observateurs doués les uns par rapport aux autres de mouvements différents). Et il alla dans la direction, qu’il paraît avoir enfin atteinte, de la formule unique, contenant la causalité mécanique et optique. On peut rejeter son œuvre, on ne peut contester qu’elle soit solidement ancrée à une formule anti-subjectiviste et strictement déterministe.
Adieu, temps absolu
Chez Galilée, la transformation du temps est très simple : t' est égal à t. Les montres marquent les mêmes écarts de temps entre deux évènements, ou deux passages, qu’elles soient dans le gousset du nocher assis à la poupe, du passager qui déambule, de l’homme au pied de l’arbre sur la rive. Chez Lorentz-Einstein, ceci se produit si le navire jette l’ancre et si le passager se vautre dans un fauteuil. À partir de Galilée, Kant pouvait déduire l’intuition temporelle, a priori ; la définition de la simultanéité des évènements dans tout l’univers, l’heure cosmique étant prise dans le gousset du bon Dieu, ou dans l’intuition à accepter sans discussion.
Albert Einstein discuta. Il n’est pas contre-révolutionnaire dans la pensée critique et scientifique moderne, mais il est plus révolutionnaire (relativiste) que Galilée, et plus révolutionnaire (criticiste) que Kant.
Si nous jetons à terre le temps absolu, nous détruisons ce sur quoi l’humanité a toujours juré : ce mystérieux son de cloche qui, en marquant le présent, élève une barrière rigide, aussi mouvante qu’infranchissable, entre le passé et le futur. Avec cette mémorable bataille, Einstein ne s’inscrit pas dans les deux dégénérescences contemporaines de la pensée bourgeoise qui paralyse tant la théorie de la nature que celle de la société. La première est le positivisme, dans sa plus sale acceptation, pour lequel la science enregistre ce qui est dans le passé, ne veut pas d’autres responsabilités, et ne sait rien construire dans le futur. La seconde est le trivial et indécent existentialisme, produit d’une société pourrissante, mure depuis longtemps pour la révolution purificatrice, qui connaît seulement le présent et nie les lois et les schémas constructifs, non seulement pour le futur, mais encore pour le passé.
Après avoir substitué le temps local au temps universel, on peut réécrire la mécanique avec des formules nouvelles, mais sur les mêmes principes que Galilée, Newton, d’Alembert, avec les mêmes équations canoniques. Celles-ci marquent le bouleversement que subit la philosophie naturelle, par rapport à Aristote et à Thomas. Le principe de " l’inertie ", qui est une autre manière de détruire la distinction entre matière inerte et matière en mouvement (entre matière animée et inanimée) – le principe de " la quantité de mouvement ", qui dit qu’un corps sur lequel n’interviennent pas de forces nouvelles ne modifie pas son mouvement – le principe de la " force vive ", qui dit qu’un corps accélère, ralentit ou dévie, seulement lorsqu’intervient une force nouvelle, a un sens historique et social, et " marxiste ", si nous nous souvenons que, dans la philosophie péripatéticienne et la scolastique, un corps livré à lui-même s’immobilise, et conserve son mouvement et sa vitesse seulement si on dépense une force et si on " consomme " une énergie pour la pousser.
Ce changement dans la conception de ces diverses " grandeurs " que sont la masse, la vitesse, la quantité de mouvement et l’énergie, reste le même dans la théorie d’Einstein, restreinte ou générale, et contient le bouleversement qui surgit entre le Moyen Âge et les Temps modernes.
Ce qui est " énergie " en physique est " travail humain " en sociologie. Dans les antiques sociétés statiques, on croyait que le travail n’était qu’une atavique condamnation, qu’il était inéluctable pour maintenir constante la vitesse du mouvement historique, la tonalité, le " potentiel " du cours social. Avec la doctrine marxiste de la production du capital, nous appliquons au travail le principe énergétique, nous voyons en lui la source de la valeur, l’accumulation des réserves sociales, et nous en déduisons des conséquences révolutionnaires.
Matière et énergie
Sous le crayon (avant que dans la tête ?) d’Einstein qui réécrit dans sa relativité, spéciale encore, la mécanique classique avec les canons de l’impulsion et de l’énergie, éclôt une nouvelle relation, une nouvelle vérité. Comme dans le mouvement, les intervalles d’espaces et de temps décrits par le mobile, enregistrés par les divers systèmes, ne sont plus constants, de même parmi les divers systèmes de lecture, la masse et l’énergie du mobile ne sont plus constantes.
Ce sont peut-être les deux principes de la science causale sur la constance des sommes des masses et des énergies qui s’écroulent ? Vieille histoire. C’est au contraire l’éclaircissement théorique d’autres énigmes surgies lors de la découverte des corps radioactifs : et tout d’abord du radium, vers le début du siècle par les époux Curie. Ces corps diffusent de l’énergie qui ne " coûte rien " sous forme électrique, thermique, etc. Mais ils perdront lentement de la matière, ils diminuent de poids. Ceci concorde avec l’idée que les radiations qui en proviennent sont des éruptions de particules infimes, constituants de cet édifice toujours mieux exploré qu’est le complexe de l’atome, que l’on considéra tout d’abord comme homogène et punctiforme.
La relation entre l’énergie donnée et la matière dépensée est celle des formules " magiques " de la mécanique dans la relativité restreinte, issue de données élémentaires : tout corps tient en réserve une énergie égale au produit de sa masse par le carré de la vitesse de la lumière.
En tirant de ce résultat aveuglant des froids symboles, Einstein n’a fait que contribuer, si nous voulons trouver des sens " philosophiques ", à l’érection du mouvement moniste. Ou vous laissez le savant à la difficile élaboration " technique " de ses résultats, dans la recherche de laboratoire ou dans la patiente élaboration mathématique, ou vous tentez de donner un sens universel à la nouvelle forme qu’il a donnée aux lois naturelles. Si un fragment de la matière inerte la plus froide, indifférente aux transformations, contient de tels torrents d’énergie, c’est un dualisme qui a été aboli, entre le passif et l’actif, l’agent et le résistant, dualisme qui existait depuis que Galilée avait écrit l’égalité de l’action et de la réaction. Maintenant qu’est dépassé le dualisme de la matière et de l’énergie, de la mort et de la vie, qui sauvera le dualisme de la matière et de l’esprit ? Qui pourra soutenir que le mystère de l’auto-création, celui des cellules et des fibres nerveuses et de la contraction des atomes qui les constituent, c’est-à-dire l’énergie-pensée, peut être soustrait impitoyablement à la recherche d’une science impersonnelle et non-esclave de limites auto-imposées par d’antiques suggestions ?
Relativité élargie
Nous ne pouvons certes suivre le passage ardu de la relativité particulière à la relativité générale, mais nous nous limitons à continuer sur ce thème qu’elle conserve la direction objectiviste de la relativité galiléenne. Les philosophes qui ont pris le meilleur du système d’Einstein pour en tirer la négation de la réalité du monde extérieur, le relativisme de toute vision du monde par rapport au sujet qui observe et qui pense, le caractère arbitraire de toute tentative de description de la nature (comme Tilgher et autres) n’ont fait que commettre une bévue gigantesque.
Galilée dit : puisque les lois de la nouvelle mécanique, dans laquelle " ce n’est pas le mouvement mais l’accélération qui est vitale et fondamentale ", sont valables dans tous les systèmes, nous trouvons une transformation telle de système à système que la loi se résolve en elle-même. Il sera donc indifférent pour construire la science mécanique, de se placer dans tel ou tel système, ou point de vue.
Pour pouvoir étendre cette universalité de la loi, qui lie les masses, accélérations et énergies, dans une double direction : d’abord en y incluant le phénomène optique, et ensuite en rendant indifférent également le fait de se placer dans des systèmes qui se meuvent d’une façon quelconque, Einstein écrit de nouvelles formules de transformation.
Il laisse en place l’hypothèse de Descartes et Leibniz, c’est-à-dire qu’il mesure tout avec des grandeurs variables graduellement, donc continues, en appliquant le calcul infinitésimal et les systèmes de coordonnées.
Il demande toutefois aux mathématiques de nouveaux appareils, que l’on peut désigner comme plus généraux que ceux d’Euclide : les géométries de Gauss et Riemann, dans lesquelles n’est plus valable le théorème de Pythagore, mais un théorème formellement semblable, avec des résultats pratiques peu différents dans le domaine sensible ; le calcul différentiel " absolu " de l’Italien Ricci.
En fait, comme il ne s’agit pas ici de savoir si Einstein s’est trompé ou non, mais seulement de dire jusqu’où il est arrivé et de quel côté de la barricade il se trouve ; les conclusions seules nous importent.
Il a trouvé les formules générales de la mécanique de l’univers valables pour un observateur animé d’un mouvement quelconque, mais il a du les exprimer dans un système à quatre coordonnées. Il a donc révolutionné l’espace et le temps ; il ne s’est pas contenté des trois dimensions innées de notre concept habituel de l’intuition spatiale, mais il leur a adjoint la variable temps. La grandeur " temps ", constante tout d’abord, est devenue variable d’un point à un autre (comme est variable la distance entre moi qui regarde et le bateau qui s’éloigne). Puis elle a été fondue avec les trois autres, en écrivant et en calculant suivant ce que les mathématiques appellent variété à quatre dimensions.
Une variété à quatre dimensions est-elle vraiment impensable ? Ne nous épouvantons pas et montrons que non. Nous sommes dans un grand office météorologique qui suit la température de l’atmosphère sur toute la Terre. Pour chaque nouvelle, nous inscrivons sur les registres : premièrement, latitude ; deuxièmement, longitude ; troisièmement, altitude ; quatrièmement, température. Puis nous faisons des tableaux, des diagrammes, et nous trouvons des relations calculables entre ces quatre grandeurs. Nous pouvons également supposer que nous sommes sur une planète où, pour faire une supposition absurde, la température ne varie jamais dans le temps. Nous disons : à quelle latitude et quelle longitude, à quelle température donnée, à combien de mètres d’altitude l’a-t-on enregistrée ? Celui qui sait résoudre ce problème, certainement pas " transcendant ", opère dans une variété à quatre dimensions.
C’est également une grande vérité ce qu’écrit de Broglie :
" Ce n’est pas diminuer le mérite des grands innovateurs que de relever que leurs découvertes se vérifient toujours au bon moment, préparées en quelque sorte par tout un ensemble de travaux précédents. Le fruit est mûr, mais personne n’avait su le cueillir auparavant. "
Et, d’une manière plus déterministe, celui qui le premier le cueillit devait également mûrir.
Minkowski avait déjà décrit le nouvel " univers " à quatre dimensions, l’espace-temps, ce que l’on a appelé le chronotope.
Ce qui dans l’univers spatial habituel est le point, est l’évènement dans le nouvel univers. Le point est déterminé par trois mesures : longueur, largeur, hauteur, pour parler couramment, ou mieux, comme plus haut par exemple : latitude, altitude, longitude. En ce point aujourd’hui il pleut, demain il fait une tempête, plus tard il y a du brouillard : la quatrième donnée qui forme l’évènement est le temps. La foudre est tombée : nouvelle incomplète ; à telle longitude, à telle altitude, à telle latitude, au-dessus du niveau de la mer, tel jour, à telle heure. Voilà l’évènement ponctuel dans le chronotope infini.
Espace et matière
Voilà le point scabreux. Dans la mécanique de la relativité générale, les équations s’écrivent dans un espace-temps non euclidien ; on a imaginé que le réticule qui trace les diverses coordonnées nous permettant de faire des mesures se tord. Et où ? Là où dans l’espace se trouve de la matière pesante, là où le réticule rectiligne a été altéré par la présence d’un " champ gravitationnel ".
Ce sont de nouveaux dualismes qui sont détruits, comme le fut celui de l’espace et du temps. On élimine le dualisme entre géométrie et physique parce que la géométrie qui existe en tant que " propriété de l’espace " dépend de la présence de matière et non de propriétés que l’on peut découvrir dans la pensée. Une activité mathématique rationnelle qui se serait développée sans expérimentation est réduite à l’absurde. En réalité, la connaissance que possède l’espèce humaine s’est développée par le contact avec la matière et la nature, jamais par le travail autonome de la pensée. Voila comment les marxistes envisagent la chose.
Même l’autorité de De Broglie nous assiste lorsque nous nions que l’indéterminisme prévale dans l’univers à la Minkowski. Dans l’espace-temps, tout ce qui pour chacun de nous constitue le passé, le présent, l’avenir, est donné en bloc, et tout l’ensemble des évènements, pour nous successifs, dont est formée l’existence d’une particule de matière, est représenté par une ligne, la ligne d’univers de la particule. Cette nouvelle conception respecte le principe de causalité et n’entame pas le déterminisme des phénomènes.
Einstein a-t-il réalisé, dans un système ultérieur d’équations cosmiques (qui, répétons-le, sont les mêmes pour les observations faites par un observateur quelconque en mouvement, qui sont écrites sous forme de dérivées, c’est-à-dire qui supposent que les quantités peuvent varier par " infiniment petits " évanescents, et non pas seulement par quantités très petites, mais finies et que l’on peut dénombrer, comme les électrons, protons, photons, etc.), l’unité de toutes les phénoménologies étudiées par la physique, y compris celles qui, pour Planck et les autres indéterministes, ne sont susceptibles que d’une description de type statistique et probabiliste ? II aurait pu précisément utiliser dans ce travail la théorie de De Broglie qui a concilié les corpuscules et les ondes, en exprimant le mouvement des particules dotées, en plus de leur masse, de charges électriques ; et également, dans un certain sens, les quanta d’énergie, sous l’égide grandiose des équations canoniques de l’impulsion et de l’énergie. Limitons-nous à supposer que cela ait été consigné dans ses derniers feuillets, sur le mystère desquels voudrait se déchaîner une publicité digne des fêtes foraines.
Ne serait-ce pas là un grand pas sur la voie du monisme, de notre conception du monde ? Si les formes mécaniques, électriques, magnétiques, optiques, de l’énergie, de la matière énergie (et parmi ces dernières on doit placer celles qui lient entre elles les complexes constructions atomiques, qui sont susceptibles de s’en libérer lorsque les noyaux sont brisés par des projectiles corpusculaires) répondent à une seule loi, dont on peut déduire l’orbite de Sirius à des millions d’années-lumière et la trajectoire du proton au cœur du noyau de quelques millionièmes de millimètre, alors Albert Einstein est arrivé également bien près de l’assimilation unitaire de cette forme encore peu connue d’énergie vitale que nous appelons pensée.
Non seulement en faisant de la matière et de l’énergie une seule substance, mais encore en abattant, avec la géniale construction de l’espace déformé par la gravitation, la barrière entre toute substance et toute forme, il a écrit, à la fin, l’identité moniste et matérialiste entre matière et pensée, et arrache au monde une âme qui aurait des lois et une théorie à l’origine indépendantes de la Physique Totale.
L’espace-temps historique
L’affirmation bourgeoise selon laquelle la science bourgeoise ne serait possible qu’entre des limites définies constitutionnellement, l’attitude bourgeoise de ne concéder (et encore avec un scepticisme toujours plus grand) que la seule description du passé, correspondent à la prétention de considérer comme irréalisable une construction du futur historique de la société, et expriment la terreur vis-à-vis du marxisme et de la prophétie révolutionnaire.
Le déterminisme historique peut se présenter comme la recherche des lois propres à une trajectoire particulière, qui est la ligne d’univers des formes sociales de production.
Marx a également transgressé cette interdiction d’énoncer des lois, de faire une science, et d’établir une puissante certitude de l’avenir ; il a affirmé que la recherche qui enseigne comment s’introduit le capitalisme vaut pour établir comment il succombera et disparaîtra, et pour donner les lignes maîtresses de la société communiste.
Nous avons tant de fois crié à ces affamés de succès politiques palpables mais contingents que nous sommes révolutionnaires, non parce que nous avons besoin de vivre et de voir la révolution en contemporains, mais parce que nous la vivons et la voyons aujourd’hui, pour les divers pays, pour les " champs " et les " aires " d’évolution sociale dans lesquels le marxisme classe la Terre habitée, comme un évènement déjà susceptible de vérification scientifique. Les coordonnées sûres de la révolution communiste sont écrites, en tant que solutions des lois démontrées, dans l’espace-temps de l’histoire.
S’il faut une preuve que ce ne sont pas les plus grands génies qui guident la vie du monde, nous pourrons également la trouver dans le fait que, lorsqu’Einstein voulut scruter le dense brouillard du futur social humain, il ne sut parvenir à aucune conclusion d’une véritable hauteur, et retomba dans ces peu géniales formules que lui avait transmises un passé usé, et il ne tenta même pas, lui le puissant iconoclaste de la pensée, de se dégager de ce misérable piège.