1953 |
Sul Filo del Tempo, no. l, mai 1953. |
Le cadavre marche encore
Ce n'est pas pour sacrifier à l'actualité de cet ignoble mois de mai qui est en train de s'écouler, et qui prend une place estimable parmi ses différente prédécesseurs consacrés aux errements de l'« inflexible virago » Liberté, désormais réduite au rôle de vieille trotteuse, que nous nous occuperons encore une fois du thème : prolétariat et électoralisme.
C'est pourquoi nous ne donnerons aucune importance au pronostic et à la consultation des statistiques des résultats, dont depuis plus de trente ans nous contestons même le fait qu'elles soient encore utiles, comme on l'affirme, en tant qu'indice quantitatif des forces sociales; et c'est pourquoi donc nous ne tenterons pas une froide esquisse ni n'admirerons la pâle photographie du présent, et du pays italien, au travers de ces chiffres, pour relier à grands traits entre elles les positions d'une période historique dont les immenses leçons sont, à l'heure actuelle, en grande partie inutilisées par les masses qui accourent – mais avec de larges reflux visibles de découragement et de dégoût – vers leurs urnes habituelles.
Le Parti Socialiste Italien se constitue en 1892 lors du Congrès de Gênes à l'occasion de la séparation entre les marxistes et les anarchistes. La polémique et la scission reflètent à une certaine distance de temps la séparation, qui mit fin à la Première Internationale, entre Marx et Bakounine, ou comme on disait, entre autoritaires et libertaires. Superficiellement, la chose est vue de la façon suivante : les marxistes sont, dans la situation de l'époque, pour la participation aux élections des corps publics administratifs et politiques, les libertaires sont contre. Mais le fond véritable de la question est différent (voir les écrits de l'époque de Marx, d'Engels sur l'Espagne, etc..). Il s'agit de combattre la conception révolutionnaire individualiste, pour laquelle on ne doit pas voter afin de « ne pas reconnaître » par cet acte l'Etat des Bourgeois, à l'aide de la conception historique et dialectique selon laquelle l'Etat de classe est un fait réel et non un dogme qu'il suffit, plus ou moins vainement, d'effacer de la « conscience » , et qui ne sera détruit historiquement que par la révolution. Celle-ci est (en avez-vous jamais vu une, disait Engels ?) par excellence un acte de force et non de persuasion (encore moins de décompte des opinions), d'autorité et non de liberté, et elle ne sera pas assez naïve pour lâcher les individus autonomes comme d'une cage à pigeons mais elle construira la puissance et la force d'un nouvel Etat.
C'est pourquoi, dans cette querelle entre ceux qui voulaient entrer dans les Parlements et ceux qui ne le voulaient pas (mais avec comme corollaire ce qui constitue des erreurs bien plus graves, d'inciter les prolétaires à nier l'Etat de classe, le parti politique de classe, et jusqu'à l'organisation syndicale), c'étaient les socialistes marxistes et non les anarchistes anti-élections et anti-organisations qui refusaient la fable bourgeoise de la liberté, base du mensonge de la démocratie élective.
La position programmatique correcte consistait à revendiquer non pas tant la formelle « conquête des pouvoirs publics » mais la révolutionnaire et future « conquête du pouvoir politique » , et c'est en vain que l'aile droite possibiliste et réformiste chercha à dissimuler la formule donnée par Marx depuis 1848 : dictature de la classe ouvrière !
La bourgeoisie européenne, prodigue en avancées dans le domaine des réformes sociales et en invitations séduisantes de collaboration aux chefs syndicaux et parlementaires des ouvriers, entre dans le cercle explosif de l'Impérialisme, et la première guerre mondiale éclate en 1914. Une vague de désarroi submerge les socialistes et les travailleurs qui avaient pourtant proclamé peu avant, à Stuttgart et à Bâle, qu'on opposerait la révolution sociale à la guerre. Et les traîtres se mettent à mesurer cette situation catastrophique qui bouleverse des décennies d'illusions roses, non pas avec le mètre du marxisme prolétarien mais avec celui de la Liberté bourgeoise, dont s'élèvent les clameurs les plus grandes à chaque fois que la cause et la force de notre Révolution sont à genoux.
On invoque l'existence des Parlements et du droit de vote comme un patrimoine garanti au prolétariat, patrimoine qu'il doit défendre en se laissant enrégimenter et armer dans l'armée nationale : c'est ainsi que les travailleurs allemands seront persuadés de se faire tuer pour conjurer le spectre tsariste, et que les travailleurs occidentaux seront, eux, persuadés de le faire contre le spectre du Kaiser.
Le parti socialiste italien bénéficia d'un laps de temps pour se décider avant d'adhérer à l'union nationale : il la refusa avec fermeté lorsque, pour des raisons d'alliance politique, l'Etat italien aurait dû suivre les Allemands, il se réfugia dans la formule de la neutralité (ce qui était insuffisant, ainsi que l'aile révolutionnaire le déclarait encore avant le mai radieux de 1915) et sut ensuite résister à l'opposition quand la bourgeoisie passa « dans le camp de la liberté » en attaquant l'Autriche.
En 1919, la guerre est finie, avec la victoire nationale et avec la libération des villes « irrédentes » , mais après un immense sacrifice de sang et avec les séquelles inévitables de bouleversements économiques et sociaux : inflation, crise de production, crise de l'industrie de guerre. Deux résultats historiques puissants ont été acquis et sont devenue évidents aux yeux des masses et de leur parti. Dans le domaine intérieur, on a vu l'antithèse qu'il y a entre les postulats de démocratie et de nation, identifiée à la guerre et au massacre, et les postulats socialistes et de classe : les interventionnistes de toutes couleurs, des nationalistes (puis fascistes) aux démocrates-maçonniques et aux républicains, qu'ils aient au non fait la guerre, impatients de se plonger dans l'orgie de la victoire, bientôt refroidie par les coups de fouet des alliée impérialistes, sont à juste raison détestés et tournés en dérision par les travailleurs qui les balayent de la rue où eux-mêmes descendent, déterminés à la lutte. Dans le domaine international, la révolution bolchévique a fourni les éléments essentiels de fait à la théorie de la révolution qui s'oppose aux démocrates-bourgeois et aux anarchistes : on ne peut parvenir à la victoire que si nous nous libérons radicalement des erreurs, des illusions et des scrupules de la démocratie et de la liberté.
C'est alors qu'un carrefour se présente devant le grand parti battu par les interventionnistes en mai 1915. Il est facile d'avoir une puissante revanche numérique par la voie ? démocratique. Beaucoup plus dure est l'autre voie que l'on affronte en fondant un parti révolutionnaire, en éliminant les social-démocrates à la Turati, Modigliani, Treves, bien que exempts de la honte du social-patriotisme, en organisant la prise insurrectionnelle du pouvoir, qu'on espère possible pour l'instant dans tout le centre de l'Europe, dans les territoires des empires vaincus.
Dans la situation de 1892, il n'y avait pas d'antithèse entre la voie révolutionnaire et celle de l'activité électorale, puisque la première n'avait, historiquement, d'autre point d'application que dans la clarté du programme du parti, et non dans les manoeuvres de l'action.
Un groupe avancé de socialistes italiens soutint au Congrès de Bologne qu'en 1919 l'antithèse existait désormais. Prendre la voie des élections signifiait en finir avec celle de la révolution. La perplexité de la bourgeoisie était évidente : elle ne voulait pas, dans sa majorité d'alors, prévenir la guerre civile par des initiatives de force, et elle invitait, avec Giolitti et Nitti, les ouvriers à rentrer dans les usines non protégées, et les cent cinquante parlementaires à revenir à Montecitorio : quand bien même l'on chanterait Bandiera Rossa dans ces deux sortes de lieux !
Il ne fut pas possible de freiner l'enthousiasme pour la campagne électorale, et de faire valoir la prévision, confirmée historiquement, que son effet, surtout si elle était couronnée de succès, aurait fait perdre tout le bénéfice gagné par la vigoureuse campagne visant à démasquer la « guerre démocratique » , par l'enthousiasme avec lequel les travailleurs italiens, rangés seuls et avec force sur leur front de classe, avaient accueilli la prise de pouvoir des Soviets russes, et la dispersion de l'Assemblée démocratique mort-née.
Mussolini, ni nous avait trahis en 1914 en passant du côté opposé avec ceux qui étaient favorables à l'intervention démocratique et irrédentiste, et qui était partisan – si seulement il y avait réussi avant ! – d'une initiative de force de la bourgeoisie nationale pour étouffer les organes prolétariens, fut ridiculisé dans les élections, et l'enivrement suivit son cours irrésistible.
En 1920, tout en jetant les bases en Italie du parti communiste séparé des sociaux-démocrates, l'Internationale de Moscou estima qu'il n'y avait pas, d'antithèse entre élections et insurrection, dans ce sens qu'il pouvait être néanmoins utile aux partis communistes, solidement établis au-delà de la ligne de partage entre les deux Internationales, de ne servir de l'action au Parlement, afin de faire sauter le Parlement lui-même, et ainsi d'enterrer le parlementarisme. La question, qui était posée de manière trop générale, était difficile, et tous les communistes italiens s'en remirent à la décision du IIe Congrès de Moscou (juin 1920), car pour eux la solution était claire : du point de vue du principe, tous contre le parlementarisme; du point de vue de la tactique, il n'est pas nécessaire de décider ni de la participation partout et toujours, ni du boycottage partout et toujours,
L'opinion des majorités représente peu de chose face aux épreuves de l'histoire. Cette décision, et son acceptation générale en Italie, ne remettaient pas en cause l'antithèse de 1919 que nous avons rappelée s au bien, élections avec un gros parti hybride, composé de révolutionnaires qui étaient, pour la plupart, sur la voie d'une orientation progressive, et de sociaux-démocrates bien décidés – ou bien, cassure du parti (octobre 1919, il était temps; en janvier 1921, ce fut tardif) et préparation de la conquête du pouvoir révolutionnaire.
Il est indiscutable que Lénine ne parvint pas à faire concorder la position des socialistes opposés à la guerre en Italie, dans l'après-guerre d'un Etat depuis longtemps démocratique, et victorieux, avec celle des bolchéviks en Russie, dans les Doumas tsaristes, durant les guerres perdues. Mais il n'est pas moins indiscutable que Lénine perçut à temps l'antithèse historique que nous posions alors et qui fut confirmée par le futur.
Dans son opuscule célèbre sur « La maladie infantile du communisme (Le « gauchisme » ) » – dans lequel la tendance de gauche n'est pas méprisée comme puérile, mais considérée comme un élément de croissance du communisme, contre les tendances de droite et du centre, éléments de sénescence et de décomposition, qui ne triomphèrent qu'en s'opposant à la lutte désespérée de Lénine et après lui avoir brisé le cerveau – dans ce texte donc si exploité par les maniaques de la méthode électorale, Lénine s'exprimait ainsi sur la lutte dans le parti italien; ce sont les seule passages :
Note du 27 avril 1920 : « J'ai eu trop peu l'occasion d'apprendre à connaître le communisme « de gauche » d'Italie. Sans doute la fraction des « communistes-abstentionnistes » (« comunista astensionista » – en italien dans le texte) a-t-elle tort de préconiser la non-participation au parlement. Mais il est un point où elle me semble avoir raison, autant que l'on puisse en juger d'après deux numéros de son journal « Il Soviet » ( nn. 3 et 4 du 18 janvier et du 10 février 1920) ... c'est lorsqu'elle attaque Turati et ses partisans qui, restés dans le parti qui a reconnu le pouvoir des Soviets et la dictature du prolétariat, restent aussi membres du parlement et continuent leur vieille et si nuisible politique opportuniste. En tolérant cet état de choses, Serrati et tout le parti socialiste italien commettent évidemment une faute qui menace d'être aussi nuisible et dangereuse que celle qui fut commise en Hongrie lorsque les Turati hongrois sabotèrent de l'intérieur et le parti et le pouvoir des Soviets. Cette attitude erronée, cette inconséquence ou ce manque de caractère à l'égard des parlementaires opportunistes d'un côté engendrent le communisme « de gauche » et, de l'autre, justifient, jusqu'à un certain point, son existence. Le camarade Serrati a manifestement tort d'accuser d'« inconséquence » le député Turati, alors qu'il n'y a d'inconséquent que le parti socialiste italien, qui tolère dans ses rangs des parlementaires opportunistes comme Turati et Cie » .
Il y a ensuite l'« Annexe » datée du 12 mai 1920 : « Les numéros indiqués plus haut du journal italien « Il Soviet » confirment entièrement ce que j'ai dit dans ma brochure à propos du Parti socialiste italien » . Suit la citation d'une interview faite par Turati au « Manchester Guardian » , qui invoque la discipline de travail, l'ordre et la prospérité pour l'Italie. « Oui, en vérité, le correspondant du journal anglais a confirmé supérieurement la justesse de ce qu'exigent les camarades du journal « Il Soviet » , à savoir que le Parti socialiste italien, s'il veut être effectivement pour la IIIe Internationale, stigmatise et chasse de ses rangs MM. Turatie et Cie, et devienne un parti communiste aussi bien par son nom que par son oeuvre » .
Il est donc clair dans la pensée d'alors de Lénine comme dans les débats et les thèses qui vont suivre sur le parlementarisme au IIe Congrès, qui eut lieu peu après, que ce qui est principal c'est le problème de l'élimination des social-pacifistes du parti prolétarien, et que la question de savoir s'il doit participer aux élections est secondaire.
Mais pour nous aujourd'hui, ce que nous soutenions à l'époque est aussi évident : que la seule voie pour parvenir au transfert des forces sur le terrain révolutionnaire consistait en un énorme effort pour liquider, immédiatement après la fin de la guerre, l'attrait effrayant de la démocratie et des élections, qui avait déjà célébré trop de saturnales.
Le parti de Livourne suivit avec discipline la tactique voulue par Moscou et l'appliqua même avec sérieux. Mais malheureusement,, la subordination de la révolution aux exigences corruptrices de la démocratie était désormais en cours internationalement et localement, et le point de rencontre léniniste des deux problèmes, ainsi que leur poids relatif, se révélèrent insoutenables. Le parlementarisme est comme un engrenage ni vous broie inexorablement s'il vous accroche par un bout. Son emploi à une époque « réactionnaire » , soutenu par Lénine, était proposable; à une époque de possible attaque révolutionnaire, il est une manoeuvre dans laquelle la contre-révolution bourgeoise gagne trop facilement la partie. Dans différentes situations et à mille époques, l'histoire a prouvé qu'on ne peut trouver meilleur dérivatif à la révolution que l'électoralisme.
Après avoir admis la tactique parlementaire, dont l'application était totalement destructive, on glissa petit à petit vers des positions qui rappelaient celles des social-démocrates. A ceux-ci, on proposa des alliances, qui devaient conduire à une majorité de sièges, et puisque cela n'avait pas de sens de se servir de ce poids numérique pour faire uniquement de l'opposition platonique et faire tomber des ministères, apparut cette autre formule fâcheuse du « gouvernement ouvrier » .
Il était clair que l'on en revenait à la conception du Parlement comme voie pour établir le pouvoir politique de la classe ouvrière. Les faits ont démontré que l'abandon de toutes les positions conquises auparavant coïncidait avec la renaissance de cette illusion historique. On était passé de la destruction du parlement, parmi tous les autres mécanismes de l'Etat, au moyen de l'insurrection, à l'utilisation du parlement pour accélérer l'insurrection. On retomba dans l'utilisation du parlement comme moyen d'arriver au pouvoir de classe avec la majorité. La quatrième étape, comme cela a été clairement établi dans les thèses que la gauche déposa à Moscou en 1920, 1922, 1924 et 1926, a été de passer du parlement-moyen au parlement-fîn. Toutes les majorités parlementaires ont raison, elles sont sacrées et inviolables, même si elles sont opposées au prolétariat.
Même Turati n'aurait jamais osé le dire : mais les « communistes » d'aujourd'hui le disent à tout moment et l'inculquent en profondeur aux masses qui les suivent.
Si nous rappelons encore une fois ces étapes, c'est pour établir le lien étroit qui existe entre toute affirmation d'électoralisme, de parlementarisme, de démocratie et de liberté, et une défaite, un pas en arrière, du potentiel prolétarien de classe.
La course à reculons connut une conclusion sans fard lorsque, dans des situations renversées, le pouvoir du capital prit l'initiative d'une guerre civile contre les organisations prolétariennes. La situation était renversée en grande partie du fait du travail de la bourgeoisie libérale et des socialistes démocrates, de cette droite nichée dans nos rangs, ainsi que Lénine le disait pour la Hongrie. En Allemagne, ils furent ces partis de sbires, bourreaux des communistes révolutionnaires; en Italie, non seulement ils favorisèrent les fausses retraites du genre Nitti et Giolitti, mais ils prêtèrent la main à la mise en place ouverte des forces fascistes, en utilisant au besoin la magistrature, la police, l'armée (Bonomi) pour contre-attaquer chaque fois que les forces communistes illégales (uniquement dans ce cas, et en plein « pacte de pacification » signé par ces partis) remportaient des succès tactiques (Empoli, Prato, Sarzana, Foiano, Bari, Ancône, Parme, Trieste, etc.). Que dans ces cas-là, les fascistes aient massacré les travailleurs et nos camarades, brûlé journaux et sièges rouges avec l'aide des forces de l'Etat constitutionnel et parlementaire, car ils n'auraient pas pu le faire seuls, ne constitua pas un très grand scandale : ce dernier éclata quand ils s'en prirent au Parlement et tuèrent, désormais « post festum » , le député Matteotti.
Le cycle était terminé. Ce n'était plus le parlement pour la cause du prolétariat, mais le prolétariat pour la cause du Parlement.
On invoqua et proclama le front général de tous les partis non-fascistes par-delà les différentes idéologies et les différentes bases de classe, avec le seul objectif d'unir toutes les forces pour renverser le fascisme, faire renaître la démocratie, et réouvrir le parlement.
Nous en avons mentionné à plusieurs reprises les étapes historiques : l'Aventin, auquel la direction de 1924 de notre parti participa, mais duquel elle dut se retirer par la volonté du parti lui-même, qui avait supporté uniquement par discipline les directives qui prévalaient à Moscou, mais qui gardait encore intacte sa précieuse horreur, née de milliers de luttes, de toute alliance interclassiste; puis, la longue pause et la glissade qui suivit dans l'émigration, jusqu'à la politique de libération nationale et de guerre intérieure de partisans, – nous avons expliqué de nombreuses fois que l'usage des moyens armés et insurrectionnels n'empêchait pas que cette politique était caractérisée par l'opportunisme et la trahison. Nous ne poursuivrons pas ici le récit.
Car, depuis avant le fascisme italien et avant l'autre guerre, nous en savions suffisamment pour soutenir quel, en Europe de l'Ouest, le parti prolétarien ne devait jamais consentir à des actions politiques parallèles avec la bourgeoisie « de gauche » ou populaire, dont on a vu, depuis lors, les éditions les plus inattendues : maçons anticléricaux autrefois, puis catholiques démocrates-chrétiens et moines de couvent, républicains et monarchistes, protectionnistes et libéraux, centralistes et fédéralistes, etc.
A l'encontre de notre méthode qui considère tout mouvement « à droite » de la bourgeoisie (ce qui signifie qu'elle jette le masque des garanties et des concessions affichées), comme une prévision qui se vérifie, une « victoire théorique » (Marx et Engels) et donc une occasion révolutionnaire utile, qu'un parti à l'orientation correcte doit accueillir avec joie et non en prenant le deuil, on a la méthode opposée pour laquelle, à chacun de ses virages, on démobilise le front de classe et l'on accourt pour sauvegarder, comme un trésor préjudiciel, ce que la bourgeoisie a démantelé et dédaigné : démocratie, liberté, constitution, parlement.
Laissons donc la polémique doctrinale, qu'on ne peut proposer que dans des débats entre anti-marxistes déclarés, et voyons où cette méthode, rejetée par nous, a conduit, étant donné que le prolétariat, européen et italien, a été mis en range derrière cette méthode et cloué à elle, avec le concours de nombreuses forces et de nombreux complices.
Résistances nationales, guerre des Etats orientaux et occidentaux sur le front démocratique, arrêt des Allemands à Stalingrad, débarquement en France, chute de Mussolini et sa pendaison par les pieds, chute de Hitler. L'enjeu de cette lutte démesurée, à laquelle les prolétaires n'ont rien refusé : sang, chair, trame de classe de leur mouvement séculaire tourmenté, est sauf ! Grâce surtout aux armées d'Amérique, il est sauf pour toujours : Liberté, Démocratie, constitution élective !
Tout a été risqué et donné pour toi, Parlemente temple de la civilisation moderne, et, les portes du temple de Janus ayant été fermées, nous avons la joie de réouvrir les tiennes !
Un peu haletante, la civilisation humaine reprend son chemin de générosité et de tolérance, elle s'engage à ne pendre les gens que par le cou, elle reconsacre la personne humaine qui avait été par nécessité un matériau adéquat pour faire l'omelette avec les bombes libératrices : si tous ces apologistes avaient historiquement raison, le danger de Dictature est fini, et, d'aujourd'hui à la fin des siècles, nous ne verrons plus cette chose, terrible à imaginer, de rester sans députés, de se passer de Chambres parlementaires. De Yalta à Potsdam, de Washington à Moscou, dé Londres à Berlin et à Rome, tout cela était complètement certain et évident en mai – toujours en mai ! – 1945
Observons donc ce que disent les mêmes personnes, et les stations émettrices de ces mêmes centres, en ce mois de mai 1953, qui n'est pas si éloigné du précédent, mais « quantum mutatus ab illo ! » . Tout était sauf alors, tous en étaient d'accord. A présent, si l'on écoute chacun d'eux, tout va être encore perdu, tout est à recommencer depuis le début.
Qu'ils admettent donc, pour le moins, que dans la période 1922-1945 ils nous ont entraînés dans une méthode idiote et puante !
Nous limiterons la démonstration au panorama électoral italien, non sans avoir mis au préalable le masque à gaz.
Les groupes en lutte sont essentiellement au nombre de trois, si nous mettons de côte la timide réapparition des fascistes, qui avaient parfaitement le droit d'être appréciés comme un fait historique aussi qualifié que tout autre, mais qui, en brandissant le bulletin de vote à la place de la matraque, veulent vicieusement donner à penser qu'ils sont les plus démocrates. Et en effet, le démocrate le plus typique de tout temps est celui qui récite le rôle de la victime des persécutions de l'Etat et des représailles de la police Libre apologie de la matraque, qu'on obtient, tiens donc !, par le jeu électoral.
On a donc trois groupes qui proviennent de la rupture du front antifasciste et du bloc – et du premier gouvernement après le salut – de libération nationale. Trois groupes qui fraternisèrent dans la certitude réciproque – et se donnèrent l'aval réciproque – qu'ils étaient à égalité dans la guerre sainte, dans la croisade mondiale contre les dictatures. Eh bien, écoutons la logorrhée des hauts-parleurs et des journaux, même si c'est pour de brefs instants car on ne pourrait certainement pas résister plus longtemps. Chacun des trois groupes demande de voter pour lui avec un seul argument : les deux autres personnifient le « danger de dictature » .
Selon la faction monarchiste, qui refuse d'être définie comme de droite, et s'affirme démocratique et constitutionnelle suivant les traditions glorieuses de l'époque de Giolitti, qui n'hésite pas à pratiquer de petites manoeuvres anti-Vatican du type de la brèche de la Porta Pia, il est évident que les communistes, s'ils gagnent., conduisent le pays à la dictature rouge et qu'ils ficheront donc le parlement en l'air. Mais elle n'en est pas moins virulente lorsqu'elle affirme le caractère dominateur, policier et réactionnaire de la démocratie chrétienne qui, avec ses alliés mineurs, conduit à nouveau l'Italie vers le despotisme des clercs en bonnet phrygien. Elle voit donc aussi en De Gasperi une menace envers le parlement, auquel il substituera le concile des évêques, en remplaçant les élections par la communion dans la rue.
Selon la gauche communisante, il n'est pas nécessaire de l'expliquer, non seulement les monarchistes préparent ni plus ni moins qu'un fascisme et un absolutisme nouveaux, mais le centre démocrate-chrétien est un agent de la dictature de l'Amérique et la Police de Scelba est pire que la milice de Benito. Ce qui, dans la mesure où c'est vrai, n'a été rendu possible que grâce à la politique de bloc anti-fasciste et de libération nationale qui a fait accueillir la « military police » et les policiers nationaux à bras ouverts, et avec le désarmement immédiat, sur ordre des « généraux » de couloir, des « brigades » ouvrières, dès que fascistes et miliciens républicains eurent été écrasés.
Les démocrates-chrétiens et leurs alliés enfin, on ne peut plus bombardés des deux côtés parce qu'ils personnifieraient à coup sûr le totalitarisme de demain et une nouvelle époque fasciste, et surtout accusés d'être des traîtres à la démocratie du fait de cette immense machination foireuse qu'est la campagne sur la loi scélérate, se disent rien de moins que les sauveurs de l'Italie libre, menacée par deux très féroces totalitarismes opposés, mais qui convergent dans leurs grincements de dents : le néo-fasciste d'un côté, le communiste de l'autre, dépeints, le premier sous les traits de l'hitlérisme et du mussolinisme passés, le second avec le signalement actuel du soviétisme ultra-étatique et ultra-despotique de Russie.
On a donc parcouru le cycle de la façon suivante. Point de départ : alliance loyale entre trois groupes d'amis également fervents de la Liberté pour anéantir la Dictature et la possibilité de toute Dictature. Meurtre de la Dictature Noire.
Point d'arrivée : choix entre trois voies dont chacune conduit à une nouvelle Dictature plus féroce que les autres. L'électeur qui vote ne fait que choisir entre la Dictature rouge, la blanche et la bleue.
Deux méthodes font ici historiquement banqueroute, sous tous les points de vue, mais surtout sous celui de la classe ouvrière, qui est celui qui nous intéresse. La première méthode est celle de l'emploi des moyens légaux, de la constitution et du parlementarisme, avec un vaste bloc politique afin d'éviter la Dictature. La seconde est celle qui consiste à conduire la même croisade et à former le même bloc sur le terrain de la lutte armée, quand la dictature sévit, sur un objectif purement démocratique.
Ce n'est pas la légalité mais la force qui résoud les problèmes historiques d'aujourd'hui. On ne peut vaincre la force qu'avec une force supérieure. On ne peut détruire la dictature qu'avec une dictature plus forte.
C'est peu dire que cette sale institution qu'est le parlement ne nous est d'aucune utilité. Il ne sert d'ailleurs plus à personne.
Les alternatives qui sont avancées par les trois fronts dans le but de faire peur n'ont pas de consistance. Au cas où l'une des forces latérales l'emporterait, elle se scinderait immédiatement et une grande partie de ses effectifs d'élus passerait au centre bourgeois, atlantique et américain. Les monarchistes n'en font aucun mystère. Les soi-disant communistes le disent moins ouvertement, mais cela en serait l'issue inévitable s'ils parvenaient éventuellement à la majorité, ce qui apparaît d'ailleurs impossible.
Il y aura en revanche peu de changement dans les effectifs de ceux qui s'assiéront « pour un autre banquet de cinq ans » dont les électeurs n'auront même pas les miettes.
A l'époque de la crise Matteotti, nous disions qu'il s'agissait d'un mouvement syndical catégoriel des députés professionnels, qui, voyant leurs privilèges et leurs bénéfices en danger, recouraient à la grève.
On dira la même chose de la « bataille historique » contre la « loi scélérate » . Non seulement l'élection est en soi une escroquerie, mais elle l'est encore plus lorsqu'elle prétend donner une parité de poids à chaque vote personnel. Toute cette tambouille est confectionnée en Italie par quelques milliers de cuisiniers, d'aides-cuisinier et de marmitons, qui se partagent en lots les vingt millions d'electeurs.
Si le Parlement servait à administrer techniquement quelque chose et non uniquement à rouler les citoyens, sur les cinq années de sa vie maximale, il n'en consacrerait pas une aux élections et une autre à discuter la loi destinée à se constituer lui-même ! Si l'on fait le compte des heures passées à brailler, on en arrive à plus des deux cinquièmes. Cette confrérie dégonflés n'a pas d'autre but qu'elle-même : et les peuples qui se sont fait tuer pour la remettre en place ont été escroqués de bien plus que de vingt pour cent de leur petite parcelle de souveraineté ! Désormais, ceux-ci votent dans l'autre monde.
Si les parlementaires de toutes les fractions bourgeoises se fichent du principe démocratique, les faux communistes ne s'en moquent pas moins. Et cela, non parce qu'ils reviendraient pour si peu que ce soit sur des positions de classe et de dictature après la banqueroute de la politique de bloc pour la liberté. En effet, ils ne marchent pas sur la même route, ils dissimulent tout signe distinctif de parti, et ils remettent sur pied un bloc du peuple italien sain, des gens éclairés et honnêtes, non seulement avec la sotte alternative Nenni qui, au fond, promet ce que nous avons dit : donnez-nous accès au parlement et nous gouvernerons avec vous et comme vous; mais ils suscitent toute une foule de partisans-poussifs, auxquels seules la décrépitude et l'artériosclérose inexorables ont empêché d'associer les noms les plus bourgeois de la politique : Bonomi, Croce, Orlando, Nitti, De Nicola, Labriola et autres ...
Et ils sont si étrangers à la moindre pensée de remonter la pente qu'ils ont descendue que non seulement ce sont eux qui montrent le plus d'ardeur à invoquer la légalité et la constitutionalité, lorsqu'ils revendiquent à l'encontre de De Gasperi, qu'ils traitent d'« autrichien » (la bourgeoisie autrichienne peut enseigner à la bourgeoisie italienne comment on administre sans voler), la tradition du Mai de 1915, de la guerre pour la démocratie et pour Trieste, mais ce sont eux qui sont plus que tout autre des braillards nationalistes et patriotards.
Ce n'est pas seulement le cohérent et respectable Turati qui pourrait revenir le front haut, mais surtout le Mussolini de 1914, tous deux en tant que maîtres de ces derniers, pour avoir su trahir le prolétariat pour la démocratie, et la démocratie pour la dictature.
L'envoyé d'un journal londonien a décrit une scène à laquelle il jure d'avoir assisté avec ses yeux de mortel, parfaitement sain d'esprit et libre de toute fumée de drogues, dans une vallée du mystérieux Thibet.
Dans la nuit éclairée par la lune, la cérémonie rassemble, peut-être par milliers, les moines vêtus de blanc, qui se déplacent lentement, raides et impassibles, pendant les chants funèbres, les pauses et les prières répétées. Lorsqu'ils forment un très large cercle, on aperçoit quelque chose au centre de l'esplanade : c'est le corps d'un des frères étendu sur le dos au sol. Il n'est ni ensorcelé ni évanoui, il est mort, non seulement du fait de son immobilité absolue que révèle la lumière de la lune, mais parce que la puanteur de la chair décomposée, lors d'un changement de la direction du vent, parvient aux narines de l'Européen abasourdi.
Après que l'on a longuement tourné et chantée et après d'autres prières incompréhensibles, un des prêtres quitte le cercle et s'approche du cadavre. Tandis que le chant continue sans interruption, il se penche sur le mort, s'étend sur lui en recouvrant complètement son corps, et il pose sa bouche vivante sur celle en décomposition.
La prière continue, intense et vibrante, et le prêtre soulève le cadavre par les aisselles, le redresse lentement et le tient devant lui en position verticale. La cérémonie et le chant funèbre ne s'interrompent pas : les deux corps entament un long tour, comme un pas de danse lent, et le vivant regarde le mort et le fait marcher en face de lui. Le spectateur étranger regarde les pupilles écarquillées : c'est la grande expérience de reviviscence de la doctrine asiatique occulte qui se réalise. Les deux marchent toujours dans le cercle des orants. A un moment donné, il n'y a plus aucun doute : dans l'une des courbes que le couple décrit, le rayon de la lune est passé entre les deux corps qui déambulent : celui du vivant a relâché les bras et l'autre se tient et se déplace tout seul. Grâce à l'énergie du magnétisme collectif, la force vitale de la bouche saine a pénétré dans le corps décomposé et la cérémonie atteint son point culminant : pour quelques instants ou pendant des heures, le cadavre, debout, marche de par sa propre force.
C'est ainsi que de façon sinistre, une fois encore, la jeune et généreuse bouche du prolétariat puissant et plein de vie a été appliquée contre la bouche putrescente et fétide du capitalisme, et qu'elle lui a redonné par cette étreinte inhumaine un nouveau laps de vie.