1924

dans la salle Saint-André du Kremlin

bordiga

Amadeo Bordiga

Intervention au 5e congrès
de l'Internationale communiste
23e séance

2 Juillet 1924

 

Président : WIJNKOOP.

Orateur : BORDIGA.

 

Le Fascisme.

BORDIGA. — J’ai fait sur le fascisme un rapport au IVe Congrès, à un tournant tout à fait décisif, au moment de la conquête du pouvoir par Mussolini. Maintenant, nous sommes à un autre tournant de l’histoire fasciste, qui a été déterminé, comme vous le savez, par l’assassinat de Matteotti.

On a dit que le fascisme se présenterait comme la négation de la période pendant laquelle la bourgeoisie libérale et démocratique de gauche s’est trouvée au pouvoir en Italie. Le fascisme serait une réaction aiguë contre la politique de concessions de Giolitti. Nous pensons, au contraire, qu’il y a un rapport dialectique entre les deux périodes, que la première attitude de la bourgeoisie, pendant la crise où l’État a été jeté dans l’après-guerre était la préparation naturelle du fascisme.

Le fascisme commence dans les régions agricoles. Voilà un fait tout à fait caractéristique, mais il ne faut pas en conclure qu’il soit purement un mouvement de la bourgeoisie agraire, des grands possesseurs de terres. Au contraire, il englobe aussi la grande bourgeoisie industrielle, la grande bourgeoisie financière et commerciale ; c’est une tentative d’unité contre-révolutionnaire de toutes les forces bourgeoises. Au premier moment, le fascisme se présente non pas comme une organisation des hautes classes sociales que nous venons de nommer, mais comme un mouvement des classes moyennes, des anciens combattants, de la bourgeoisie intellectuelle et de toutes ces couches que le prolétariat n’est pas parvenu à entraîner derrière lui.

Le fascisme n’est pas un mouvement révolutionnaire, c’est un mouvement de conservation qui n’apporte aucun programme nouveau. Il apporte seulement un facteur qui manquait complètement aux anciens partis : une organisation politique et militaire.

Quels sont les rapports entre le fascisme et le prolétariat ? Le fascisme, par définition, est un mouvement antisocialiste et par conséquent antiprolétarien. Il se présente du premier moment jusqu’au dernier, comme le destructeur des conquêtes même les plus insignifiantes de la classe ouvrière. Mais quand même, le fascisme n’est pas l’ancienne réaction d’extrême-droite avec son état de siège, avec la terreur, avec ses lois d’exception, avec la prohibition officielle des organisations rouges et révolutionnaires. C’est un mouvement plus moderne et plus rusé qui, en même temps, cherche à travailler les masses du prolétariat, et adopte sans hésiter le principe de l’organisation syndicale. Il cherche à former des organisations économiques de travailleurs.

Il faut noter que c’est là un argument très fort contre le syndicalisme et même contre le syndicalisme révolutionnaire, qui prétend que l’arme la plus décisive pour la lutte du prolétariat est l’organisation économique. Les faits nous démontrent que cette arme peut très bien être exploitée dans un but contre-révolutionnaire.

En somme le fascisme n’a fait que reprendre sous un nouveau jour l’ancienne plate-forme des partis bourgeois de gauche et des partis social-démocrates, c’est-à-dire la collaboration de classe. Le fascisme exploite aussi dans ce sens l’idéologie nationale et patriotique.

Le pouvoir a été conquis par les fascistes sans lutte armée ; il y a eu une mobilisation du fascisme qui menaçait de s’emparer révolutionnairement du pouvoir, et une espèce de siège à un certain moment. Mais cette résistance ne s’est pas réalisée. La lutte armée n’a pas eu lieu, un compromis en a pris la place.

Nous nions absolument qu’il s’agisse là d’une révolution, comme le fascisme le soutient à chaque moment. La révolution n’est pas chose qui puisse être mise dans la poche de personne ; le chef politique le plus audacieux ne peut pas faire surgir les événements à sa volonté.

Donc il n’y a pas eu révolution, il y a eu un changement du personnel dirigeant de la classe bourgeoise. Ce changement ne représente pas un changement du programme de la bourgeoisie italienne au point de vue économique et social, ni même au point de vue politique intérieure.

Il y a eu, c’est vrai, des poursuites contre les communistes. Mais elles se sont exercées dans le cadre des anciennes lois judiciaires. Il n’y a pas eu de lois judiciaires exceptionnelles. Les anciennes lois sont très démocratiques et libérales, et c’est ce qui nous a permis de nous tirer heureusement du procès intenté contre nous. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu des poursuites très graves contre le prolétariat, mais je dis que dans ce procès tout à fait politique dans lequel on a cherché à porter un coup à l’état-major révolutionnaire, la nouvelle situation créée par le fascisme n’a rien changé au cours des choses.

En réalité la situation économique n’est pas bonne. La valeur de la lire a aujourd’hui atteint son niveau le plus bas. À cela Mussolini répond qu’elle aurait pu atteindre un niveau encore plus bas, s’il n’y avait pas eu le fascisme : cet argument ne tient pas.

Le gouvernement fasciste n’a pas réalisé ses promesses, et une grande désillusion s’est emparée de la classe sur laquelle le fascisme a voulu s’appuyer, c’est-à-dire la classe moyenne.

Je veux maintenant parler des méthodes du gouvernement fasciste à l’égard du prolétariat proprement dit. Je vous ai dit tout à l’heure que notre procès a montré l’incapacité des moyens de défense officiels de l’État fasciste. Mais celui-ci emploie bien d’autres méthodes contre le prolétariat, et elles ont été très graves lorsqu’on a pu inculper nos camarades de crimes dits de droit commun, et qui étaient en réalité le fait de rencontres sanglantes entre fascistes et prolétariat et en première ligne, naturellement, les communistes.

L’impunité la plus complète est assurée aux fascistes, même quand il y a contre eux des preuves accablantes, mais on applique des condamnations terribles aux ouvriers qui se sont défendus. Il y a une amnistie qui acquitte tous ceux qui ont commis des crimes dans un but national, c’est-à-dire les fascistes, pendant que les révolutionnaires reçoivent parfois des condamnations de 10 ans et 20 ans.

Nous avons effectivement un régime qui emploie de bas moyens contre la classe ouvrière. Officiellement toutes les garanties sont respectées. On peut constituer des Partis Communistes, des mouvements anarchistes, etc... mais en réalité il y a une formidable coercition. Officiellement il y a la liberté de la presse, mais les préfets de province peuvent à tout instant suspendre les journaux.

Une pression formidable est exercée par le régime fasciste pour forcer les ouvriers à entrer dans les syndicats fascistes. On a détruit les sièges des syndicats rouges. Mais l’action dans les organisations industrielles n’a pas eu grand succès. En réalité, le prolétariat italien est désorganisé. Il n’est pas syndiqué. Parfois pourtant les ouvriers font de l’agitation sous le pavillon des syndicats officiels fascistes : c’est une possibilité de défendre leurs revendications.

Les mesures du gouvernement fasciste ont causé un mouvement de mécontentement dans la classe moyenne et parmi les petits paysans qui sont graduellement expropriés par la grande paysannerie. De même des conflits ont surgi entre fascistes extrémistes et fascistes révisionnistes.

Le fascisme n’a rien fait de nouveau en politique étrangère. Il y a eu, il est vrai, la reconnaissance des Soviets, mais le prolétariat italien ne s’est pas laissé prendre au jeu de la presse fasciste. Le capitalisme italien avait intérêt à s’entendre avec la Russie. Le prolétariat a interprété cette reconnaissance non comme un signe de faiblesse de la Russie soviétique, mais comme un signe de faiblesse du fascisme.

Le fascisme a fait ses élections. Le succès des communistes n’en est que plus remarquable.

Le mouvement de mécontentement qui commençait à se développer dans les milieux déçus par le fascisme s’est accentué après la disparition du député socialiste Matteotti.

Il y a un mouvement énorme de mécontentement dans les classes moyennes. Mais il faut distinguer ce mouvement et l’état d’âme de ces classes de ceux de la classe ouvrière. C’est par des moyens pacifiques et légaux que l’opposition qui vient de se former contre le fascisme espère amener un changement. Le prolétariat, lui, a la sensation nette que, au phénomène d’exagération des forces de droite, il faudra répondre par un phénomène opposé, par des moyens de lutte violente qui pourront rétablir la situation seulement après de nouvelles périodes de luttes et dans le cas de la dictature prolétarienne.

Au début de l’affaire Matteotti, tous les partis d’opposition, et même le Parti Communiste ont participé aux protestations parlementaires. Mais depuis, la séparation des partis s’est faite. La fraction parlementaire communiste ne s’est pas associée aux déclarations des autres partis. Tous les autres partis, même les maximalistes, ont constitué un Comité commun de l’opposition parlementaire. Il y a eu là une chose très curieuse. Le Parti Communiste a proposé, comme moyen de protestation contre l’assassinat de Matteotti, la grève générale. Des grèves spontanées avaient déjà éclaté. Naturellement tous les autres partis se sont opposés à la proposition du Parti Communiste et ont préconisé une grève de dix minutes. Mais les organisations mêmes des fascistes et des patrons se sont ralliées à cette proposition ! Il en est résulté que cette grève a perdu toute importance politique, toute importance de classe. Il est évident que les communistes seuls ont proposé la seule forme de protestation qui devait être efficace.

Quelle est la situation du gouvernement de Mussolini actuellement et quelles sont les perspectives ? Une défaite a été essuyée par le fascisme, une défaite morale et politique dont le développement peut être intéressant. La situation peut changer plus vite que nous ne le croyions avant cette affaire. Il est évident que la position des fascistes sera beaucoup plus difficile à l’avenir et que la possibilité d’action antifasciste a été, en quelque sorte, transformée par les événements qui viennent de se dérouler.

Le problème qui se pose pour les révolutionnaires est celui-ci : Comment devons-nous exploiter cette situation et quelle attitude prendre ? Le Parti doit souligner son rôle autonome. Il doit adopter le mot d’ordre de la liquidation de toutes les oppositions antifascistes et leur remplacement par une action ouverte et directe du mouvement communiste. Nous sommes en présence de certains faits qui mettent en évidence notre Parti. Depuis quelque temps, depuis les élections, depuis d’autres manifestations et démonstrations de l’activité et de la vitalité de notre Parti, le langage des adversaires à notre égard a changé. La presse fasciste éprouve le besoin de polémiser chaque jour avec nous à propos de l’affaire Matteotti, et cela attire l’attention générale sur notre Parti et sur sa tâche originale, distincte de tous les autres mouvements d’opposition.

Le Parti Communiste est le seul parti qui offre les moyens d’action capables de changer la situation. Nous devons mener notre tâche d’agitation en opposition et en lutte avec les partis socialiste et maximaliste. C’est dans ce sens que la situation doit absolument être exploitée. Naturellement, ce n’est pas la simple agitation polémique qui est nécessaire, mais le groupement des masses et la réalisation de leur unité. C’est seulement quand nous aurons réalisé cette unité que nous posséderons vraiment la base du développement de la lutte contre le fascisme.

Il s’agit de bien autre chose que d’une action menée par une minorité terroriste. Nous n’avons jamais eu cette idée et s’il y a un mouvement politique qui, par son attitude critique, a tâché de tuer cette illusion d’une action des minorités terroristes, c’est justement la nôtre.

Nous sommes convaincus que ce sont les masses qui doivent entrer en mouvement, la classe ouvrière et ses alliés paysans, mais avec l’état-major, la direction fournie par le Parti Communiste.

Le fascisme est un phénomène international. Des conditions favorables existaient en Italie, où il y avait une unité nationale et religieuse. Elles ne se rencontrent pas aussi parfaitement dans d’autres pays comme, par exemple, l’Allemagne, où évidemment un fascisme peut se développer mais sous une autre forme, avec un autre contenu plutôt petit-bourgeois et sans alliance complète avec la grande bourgeoisie.

Pour combattre le fascisme à l’étranger, les communistes italiens comptent non pas sur l’adhésion hypocrite de la bourgeoisie à une campagne morale mais sur la solidarité révolutionnaire des ouvriers de tous les pays.

 

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