La lutte de la population noire américaine contre le racisme et la pauvreté se développa pendant les années soixante jusqu’à devenir un important mouvement social, qui culmina finalement par des insurrections urbaines.
Le mouvement noir marqua toute la société. Il obligea la bourgeoisie américaine à accepter ce qu’elle n’aurait pas fait d’elle-même volontiers : liquider les lois ségrégationnistes dans le Sud du pays, surnommées Jim Crow dans le pays de l’Oncle Sam et comparables à l’apartheid, et en finir avec les pratiques les plus ouvertement discriminatoires aussi bien dans le Nord que dans le Sud. Cela permit à des Noirs d’accéder à nombre d’emplois pour la première fois. Cela entraîna une augmentation des programmes d’aide sociale, qui aidaient les pauvres des communautés noires, aussi bien que les Blancs pauvres d’ailleurs.
Dans le même temps, le mouvement noir joua aussi un rôle important pour les États-Unis, obligeant l’impérialisme à mettre un terme à sa guerre contre le peuple vietnamien.
La mobilisation noire pouvait imposer cela non seulement parce que de larges couches de la population noire s’étaient levées pour combattre pour des réformes dans le cadre de ce système, mais surtout parce qu’elles ne craignaient plus de s’opposer et de menacer l’ordre social de la bourgeoisie américaine, la classe sociale qui dirige cette société.
Les discussions secrètes, révélées par ce qu’on appela les Dossiers du Pentagone montraient qu’en 1968, les représentants politiques de la bourgeoisie américaine débattaient pour savoir s’il fallait envoyer les troupes supplémentaires que le général Westmoreland demandait pour le Viet-nam : 200.000 soldats de plus. Les conseillers présidentiels les plus influents, selon ces documents, déclaraient que "la perte de confiance qui grandit, accompagnée comme cela ne manquera pas par une défiance croissante des soldats sous les drapeaux et l’augmentation du nombre des émeutes urbaines du fait de la conviction qui s’est faite que nous négligeons les problèmes intérieurs, font courir un risque majeur de déclenchement d’une crise intérieure d’une envergure sans précédent." "L’augmentation du nombres des émeutes urbaines" ? C’était une façon distinguée d’évoquer des révoltes et des insurrections, comme celle de Detroit en 1967. Au début du printemps 1968 (au moment où la requête de Westmoreland d’élargir la guerre avait été refusée) il y avait déjà cinq ans que se manifestaient des révoltes ouvertes dans les communautés noires.
La décision du président Johnson de ne pas envoyer plus de troupes aux Viet-nam, de ralentir la guerre et les bombardements, de sortir de la guerre au Viet-nam découlait du fait que les Noirs s’étaient emparés des rues des grandes agglomérations.
Bien sûr, le peuple vietnamien, à travers des dizaines d'années de combat déterminé, fut le facteur principal qui obligea les États-Unis à décider d’en finir avec la guerre.
Évidemment, d’autres couches de la population furent également actives contre la guerre, et même plus consciemment avec l’objectif de mettre fin à la guerre. Il y eut des manifestations étudiantes dans et en dehors des campus. Mais ce mouvement anti-guerre "reconnu", qui demeura toujours un mouvement petit-bourgeois, resta limité devant le genre d’actions qu’il aurait fallu pour arrêter la guerre. En fait, il ne pouvait en être autrement, parce que les étudiants en tant que tels n’avaient pas la puissance nécessaire pour imposer à la classe dirigeante de renoncer à la guerre, un élément de base du fonctionnement de son système.
Naturellement, ce mouvement fut important. D’abord, il valait mieux pour les étudiants eux-mêmes qu’ils y prennent part. De plus, leurs activités aidèrent le pays à sortir de ses limites sociales, notamment l’état d’esprit imposée à la population par la répression de la période du maccarthysme. Mais ce mouvement, réduit à lui-même, n’aurait pas eu tant d’impact ; en fait, il aurait probablement été incapable d’exister seul.
Le mouvement noir ne démarra pas avec l’objectif de contester la bourgeoisie américaine, mais sa base, composée des couches les plus pauvres et les plus opprimées de la société américaine, lui donnait la possibilité qu’il en soit ainsi. Au début, les luttes pour les droits civiques étaient dirigées par des organisations et des dirigeants, souvent des pasteurs, très modérés, qui prêchaient le calme et la non-violence - c’est-à-dire l’acceptation passive de la violence des oppresseurs sur les opprimés à chaque étape de la lutte. Mais dans les années soixante, le mouvement s’était approfondi et élargi plus profondément dans toute la population. Celle-ci insistait sur le fait qu’elle voulait des changements, et rapidement. Le slogan devint "Liberté maintenant !" et puis "Pouvoir noir !". A ce moment-là, au milieu des armées soixante, quand la guerre du Viet-nam faisait rage, une fraction plus large de la population noire commença à agir et, pour vider ses frustrations, à se révolter. Les émeutes commencèrent à mettre les pasteurs hors course et même dans certains cas à les écarter.
Au cours de l’été 1963, dans la ville de Birmingham (dans l’État très raciste de l’Alabama) éclata une révolte après l’explosion d’une bombe au quartier général de Martin Luther Kong. En 1964, la révolte dans Harlem, le quartier noir de New York, s’étendit du quartier de Bedford-Stuyvesant, à Brooklyn, jusqu’à quelques villes du New Jersey. En 1965, avec celle de Watts, les émeutes grandirent et devinrent plus massives et plus puissantes.
En 1966, la prise de conscience des Noirs mûrissait et énormément de personnes refusaient les insultes habituels de la vie quotidienne, et ne se résignaient plus au manque de perspectives dans leur vie. Regardons les statistiques : en 1966, il y eut des révoltes urbaines de Noirs dans près de cent villes comprenant Chicago, Cleveland et une série de petites villes du Middle-West telles que Dayton, Des Moines et Omaha. En 1967, il y eut quelques centaines de révoltes de plus avec des insurrections majeures à Newark et Detroit, et presque toutes les villes proches de ces agglomérations. Les populations noires se révoltaient. Elles étaient prêtes non seulement à s’affronter aux policiers, mais aussi à la Garde Nationale et même aux parachutistes.
Quand Martin Luther King fut assassiné en avril 1968, les insurrections empêchèrent toute activité commerciale dans pratiquement toutes les métropoles et villes importantes. Cette révolte, menée par une population au cœur du principal bastion de l’impérialisme, desserra l’étreinte des dirigeants du pays sur la population noire et sur le peuple vietnamien.
Les insurrections urbaines noires des années soixante furent menées exactement de la même façon que lorsque les masses se préparent à faire la révolution, c’est-à-dire pour en finir avec leur propre condition. Dans les années soixante, la population noire de ce pays mena des luttes comme on n’en avaient pas vues dans un pays industriel depuis au moins cinquante ans : l’état de guerre dans les rues des grandes villes. Ce fut leur capacité à lutter, leur courage, le fait d’être prêt à affronter l’appareil d’État répressif, dont le rôle est de maintenir à la fois l’oppression raciale et l’oppression de classe, qui obligea la classe dirigeante américaine, la plus puissante du monde, à reculer.
Le mouvement noir avait le potentiel d’en finir une bonne fois pour toute avec le capitalisme américain. S’il l’avait fait, il aurait libéré le monde entier.
Ce mouvement fit que la bourgeoisie américaine, qui avant avait agi au "rythme souhaité" ("souhaité", cela reste à voir...) pour circonscrire la situation, commençait maintenant à se dépêcher d’imposer de vastes changements dans les parties rétrogrades de son propre appareil d’État. En même temps, la classe dirigeante mit sur pied le plan CoIntelPro (1), prenant pour cible les plus militants des dirigeants noirs afin de les éliminer, offrant en même temps des positions sociales susceptibles d’acheter les dirigeants les plus "responsables".
Évidemment, il y eut des dirigeants comme Malcolm X ou H. Rap Brown qui firent le lien entre leurs luttes et celles des peuples opprimés et exploités, comme le peuple vietnamien. Beaucoup de Noirs comprirent que leurs alliés étaient les autres peuples luttant contre le même ennemi. Des dirigeants comme Malcolm X et H. Rap Brown, qui lancèrent des menaces comme "si l’on ne nous donne pas ce que nous exigeons, nous brûlerons tout", étaient sérieux. Ils étaient prêts à risquer leur vie. Et parce que de tels dirigeants existaient, le mouvement aurait pu aller plus loin.
Mais quelque chose manquait manifestement. II n’existait aucune organisation à cette époque, ayant l’oreille des masses, pour dire : "vous devez en finir avec le capitalisme ; il doit être détruit pour obtenir ce que vous voulez". Si quelques dirigeants dénonçaient le système, aucun ne disait clairement qu’il n’existe aucune autre solution qu’une révolution complète et totale contre le système capitaliste.
La guerre fut arrêtée. La ségrégation raciale de type Jim Crow fut larguée. Mais quelque chose de beaucoup plus important fut perdue : la possibilité d’une révolution, qui existait à la fin des années soixante. Personne ne se mit en mouvement pour profiter de cette brèche.
Quand Westmoreland argumentait pour obtenir 200.000 soldats supplémentaires, il entendait détruire le Viet-nam complètement, pour éviter au capitalisme d’autres guerres identiques.
Le mouvement de cette époque aurait dû avoir une argumentation similaire. C’est-à-dire défendre l’idée de continuer la lutte jusqu’au bout, pour écraser le capitalisme une fois pour toute.
Si le mouvement des années soixante avait débouché sur la révolution, il n’y aurait pas la menace de guerre actuelle au Moyen-Orient. On peut penser que cette révolution aurait pu avoir lieu sans beaucoup de victimes, et en tout cas à moindre coût que les luttes pour réformer le système. De plus, cela aurait épargné à on ne sait combien de générations ce que coûte les guerres qui continuent, la famine, la violence, etc., qui sont autant de stigmates de la société capitaliste.
La révolution n’est pas l’alternative la plus coûteuse. C’est au contraire elle qui coûte le moins cher.
Nous ne savons pas ce qu’il aurait pu advenir dans les années soixante s’il y avait eu une tentative de révolution. Aucune organisation n’était assez crédible vis-à-vis des masses pour adopter et défendre une telle position. Et pire encore, aucun parti révolutionnaire ne fut créé durant cette période. Est-ce que la révolution était possible dans les années soixante ? Nous ne le savons pas. Mais il aurait été envisageable de créer un parti révolutionnaire, construit sur la base de la classe ouvrière noire qui, en combattant pour les intérêts généraux des classes laborieuses, aurait pu entraîner avec elle des travailleurs blancs, notamment sur la question de la guerre du Viet-nam à laquelle les travailleurs blancs étaient très sensibles.
Le parti révolutionnaire ne fut pas construit parce que les militants de cette époque, aussi bien dans le mouvement noir que dans le mouvement anti-guerre, ne fixèrent pas cet objectif. Leur but était de combattre le racisme ou la guerre et la pauvreté, etc.
Aussi, quand les luttes et révoltes des Noirs reculèrent, la classe dirigeante, exploiteuse et raciste, reprit confiance. Son économie continua à attaquer et à dévaster la communauté noire, et la classe ouvrière dans son ensemble. Et aujourd’hui, il n’existe aucun parti révolutionnaire capable de centraliser une riposte de la population travailleuse. C’est la principale explication du fait que les participants du mouvement hésitèrent. Les organisations réformistes ne sont pas capables d’entreprendre une lutte dans une période comme celle d’aujourd’hui. Exactement comme elles ne peuvent mener le genre de lutte nécessaire pour empêcher la guerre actuelle des États-Unis contre l’Irak.
Nous avons toujours besoin aujourd’hui de lutter contre le racisme. Celui-ci détruit encore des vies et des rêves pour mettre un dollar de plus dans la poche du patron et nous maintenir sous son joug. Nous avons toujours besoin de lutter contre l’exploitation dans toute la classe ouvrière par le capitalisme américain. Et, bien sûr, il est évident que nous devons combattre la guerre actuelle, inévitable produit de la course aux profits du capitalisme à travers le monde.
Le combat pour ces objectifs ne peut avoir de chances de l’emporter que s’il est mené par des personnes décidées à la révolution sociale. Quand nous voyons ce qui est arrivé en Irak, nous comprenons que les problèmes de la planète ne seront surmontés que si la classe ouvrière américaine se prépare à en finir avec la bourgeoisie. Le pouvoir de faire la guerre américaine dans le monde entier est centralisé ici même aux États-Unis. Et il ne peut être détruit qu’ici.
Un mouvement social au cœur de la forteresse du capitalisme américain aurait les moyens de mettre fin au règne du capital, c’est-à-dire, d’en finir pour toujours avec la cause des guerres et de l’oppression raciale.
Spark, 31/12/1990
(1) ColntelPro est le sigle du "programme de contre-espionnage" du FBI, illégal et secret, mis sur pied à cette époque, destiné à espionner les militants politiques qui se mirent en mouvement durant cette période, y compris pour des activités parfaitement légales au regard des droits théoriquement accordés aux citoyens américains. Les militants noirs, les dirigeants du mouvement anti-guerre et les militants d'extrême-gauche en furent les principales cibles.