1966 |
Cercle Léon Trotsky (Avant 1968) |
Commémorer un anniversaire, fut-ce celui d'un événement aussi capital que la Révolution d’Octobre, n’est pas un but en soi.
Il ne s'agit pas d’une cérémonie rituelle.
Il ne s’agit pas seulement de se souvenir des grands combats de la classe ouvrière, de ses victoires, et de ses défaites.
Il faut se souvenir en militants, en hommes pour qui les luttes d’hier et celles de demain sont inséparables, et qui saisissent l’occasion, en confrontant les faits et les idées du passé, et la situation actuelle, de mieux éclairer leurs perspectives politiques.
Or, si ceux qui "commémorent" Octobre sont nombreux, les idées et le programme d'Octobre, les idées et le programme révolutionnaires, ne sont plus défendus que par quelques petites organisations.
Le réformisme triomphe sous toutes ses formes.
Nous ne parlerons même pas de la vieille SFIO pour qui le terme "réformisme" est depuis longtemps un euphémisme délicat.
Mais les colonnes de la presse de gauche sont pleines de théories, soit disant nouvelles, d’intellectuels qui, au nom du réalisme prétendent que la révolution prolétarienne est désormais dépassée.
Mais le parti qui se veut l’héritier de la Révolution d’Octobre, le Parti Communiste Français, se déclare partisan des voies pacifiques et parlementaires vers le socialisme.
Il y a 15 jours, il organisait, dans ce même Palais de la Mutualité, pour reprendre sa propre expression, "une grande soirée anniversaire" en l'honneur de la Révolution d'Octobre, et les participants étaient certes bien plus nombreux que noue ne le sommes ce soir.
Mais qu'avait-il à leur dire à ce propos ?
Eh bien, les auditeurs purent apprendre, s'ils n'avaient pas déjà lu l'Humanité, que l'URSS était devenue une grande puissance, produisant des millions de tonnes d'acier et des millions de quintaux de blé, éditant des millions de livres (sans que l'on nous précise si les écrits de Siniavski et Daniel entraient dans ces statistiques), et qu'après le prochain plan quinquennal, ce serait encore beaucoup mieux.
Ils apprirent aussi que les vrais révisionnistes sont les Chinois, et la preuve, c'est qu'ils ne croient pas à la coexistence pacifique. Qu'on ne peut que se réjouir de la coopération qui se développe entre la France et l'URSS dans tous les domaines, même si c'est De Gaulle qui prend de telles initiatives , quoique ce serait bien mieux si c'était un gouvernement vraiment démocratique. Et pour terminer, l'orateur exhorta les militants du Parti à marcher "avec un esprit conquérant", dit-il, vers de larges succès aux prochaines élections législatives.
Considérant sans doute que le mot "insurrection" ne doit pas faire partie du vocabulaire d'un homme du monde, Gaston Plissonier avait réussi à parler plus d'une heure à propos du 49ème anniversaire de la Révolution d'Octobre sans l'employer une seule fois.
Et si une rapide allusion fut faite aux Thèses d'Avril, ce fut pour dire que dans ce texte, Lénine émettait l'idée que le passage au socialisme pourrait se faire par des voies pacifiques.
Quant au caractère internationaliste de la révolution russe, il ne fut abordé que par la présidente Vermeersch, pour qui la grande leçon à tirer de cette révolution, c'est qu'internationalisme et patriotisme ne sont pas des conceptions opposées, bien au contraire.
Voilà comment les dirigeants du PCF commémorent l'anniversaire d'Octobre.
Mais le plus grave n'est pas que l'immense majorité des intellectuels de gauche, que les grands partis qui prétendent représenter la classe ouvrière soient acquis au réformisme.
Le plus grave, c'est que dans les pays capitalistes avancés, la classe ouvrière, après 40 ans de reniements et de trahisons de ses dirigeants, a perdu l'espoir en une révolution socialiste.
C'est que dans les pays sous-développés les masses se battent héroïquement, les armes à la main, dans une lutte en fin de compte sans espoir si elle reste livrée à elle-même, parce qu'elle ne peut pas vaincre l'impérialisme dans ses bastions que sont les pays capitalistes avancés.
C'est que l'internationalisme n'est plus qu'une formule décorative pour discours dominicaux, et que tous ceux qui restent fidèles au programme de la révolution socialiste mondiale apparaissent comme des illuminés, des rêveurs, face aux hommes pratiques que seraient les réformistes.
Eh bien, ce que nous voulons montrer ce soir, en évoquant la création du premier État ouvrier, c'est l'actualité des idées et du programme révolutionnaire, c'est que chacun des aspects de la révolution d'Octobre va à l'encontre de toutes ces théories soi-disant nouvelles.
Quels sont donc les arguments de ceux qui prétendent que là révolution prolétarienne est devenue impossible ? Le premier est d’une logique absolue : il ne peut plus y avoir de révolution prolétarienne disent-ils, puisqu’il n’y a plus de prolétariat.
Il y a 50 ans, il existait, nous dit-on, une vraie classe ouvrière pour qui la lutte de classe et le socialisme signifiaient quelque chose.
Depuis, c’est bien connu, les choses auraient changé. En acquérant la télévision, le réfrigérateur et comble d’embourgeoisement, parfois la voiture, en renonçant à la casquette, le travailleur renoncerait en même temps à sa conscience de classe.
C’est du moins la théorie des sociologues à la Serge Mallet.
Pourtant, la comparaison antre la classe ouvrière actuelle et le prolétariat russe, qui, il y a justement 50 ans était à la veille de prendre le pouvoir, ne va pas dans le sens de ces messieurs.
La Russie du début du XXème siècle était encore un pays essentiellement agricole, et par rapport à la paysannerie le prolétariat était une classe extrêmement minoritaire. En 1904, par exemple, il comptait 1,7 million de travailleurs, ce qui ne représentait guère plus de 1% de la population totale.
Et cette classe ouvrière, née seulement quelques dizaines d’années auparavant, en même temps que l’industrie russe, était sans culture et sans traditions.
Essentiellement formée d’hommes récemment arrachés à la campagne, et qui n’avaient pas encore rompu tous les liens qui les attachaient au village, elle restait très marquée par la mentalité du petit paysan.
La proportion des illettrés était immense, et le gouvernement tsariste veillait soigneusement à limiter au strict minimum l'instruction de ceux qui voulaient malgré tout s'éduquer.
Une anecdote illustre bien ce fait : Kroupskaïa, qui dans les années 1893-98 enseignait dans une école du dimanche soir à Pétrograd raconte dans ses mémoires cornent une classe fut un jour dissoute parce que l’inspecteur avait surpris l'instituteur parlant, sujet tabou... des fractions. Le programme ne comprenait que les quatre opérations.
Hais ce prolétariat jeune, sur exploité, inculte, possédait cependant deux avantages :
Numériquement faible, il était cependant extrêmement concentré. En 1914, 41,4 % des ouvriers russes travaillaient des entreprises employant plus de 1 000 personnes, alors qu’à la même époque, aux USA, la proportion n’était que de 17,8 %.
Et qu’on ne tire pas argument de ce fait pour dire que la révolution prolétarienne était possible dans la Russie de 1917, et qu’elle ne l'est pas aujourd’hui. En ce domaine la Russie arriérée montrait aux pays plus avancés quel serait leur avenir, et la concentration industrielle réalisée d’emblée par l'impérialisme dans ce pays comme dans tous les pays dits sous-développés n’a pas cessé de se poursuivre, que ce soit aux USA, ou en Europe occidentale.
Mais, surtout, si dans les difficiles conditions de la clandestinité imposées par le tsarisme, ses organisations syndicales étaient embryonnaires, le prolétariat russe, politiquement neuf, ne portant pas le poids de dizaines d’années de trahison des ses dirigeants, possédait l'extraordinaire instrument qu’était le Parti Bolchévik.
C’est grâce à celui-ci que cette classe ouvrière dont la différenciation sociale était à peine achevée, qui était si loin du portrait que les sociologues de la nouvelle vague nous tracent de la "classe ouvrière révolutionnaire d’hier", c’est grâce à lui que cette classe ouvrière prit le pouvoir, les armes à la main.
Mais justement, la question des armes, le problème militaire de la prise du pouvoir, c'est l’autre argument favori des bons apôtres qui prétendent la révolution prolétarienne dépassée. Comment voulez-vous, disent-ils, que celle-ci soit encore possible, alors que la technique moderne met à la disposition de l’État bourgeois des moyens de destruction sans cesse perfectionnés ?
Et il est certain que les classes dominantes russes ne possédaient pas en 1917 des moyens techniques comparables à ceux dont dispose aujourd'hui tout État bourgeois.
Mais il est cependant extrêmement intéressant d’étudier le comportement de l’armée russe devant les événements de 1917.
Rappelons tout d’abord que si en 1905 le tsarisme a réussi à briser la révolution, ce fut essentiellement parce que l’armée paysanne, reflet de la Russie agricole, malgré bien des flottements et hésitations, lui resta fidèle.
En Octobre 1917, l’armée, qui était toujours dans son immense majorité une armée de paysans, adopta une attitude de neutralité bienveillante, mais ce ne fut pas elle qui forma le fer de lance de l’insurrection.
Cependant, un certain nombre d’unités jouèrent un rôle d’avant-garde, et ce fut précisément celles qui utilisaient les moyens techniques les plus perfectionnés de l’époque, parce qu’on ne pouvait confier de tels outils qu’à des hommes d’origine prolétarienne qui seuls possédaient les connaissances nécessaires à leur utilisation.
Ce fut ainsi que les marins de la Baltique, se trouvèrent à la pointe du combat. Ce fut ainsi que même les régiments d'automitrailleuses que Kérensky avait ramenés du front en juillet contre les bolchéviks, se rallièrent à ceux-ci à la veille d'Octobre.
A côté des matelots, ce furent les milices ouvrières, les "gardes rouges" qui jouèrent le rôle principal,
L’armement du prolétariat avait commencé en février par le désarmement du régime tsariste. Mais ce ne fut qu’en avril que l’organisation des gardes rouges commença à être systématisée par les bolcheviks ; bien que milice de la démocratie ouvrière la "garde rouge" ne dépendit officiellement d’aucun parti. Mais ce fut surtout au moment du putsch de Kornilov que ces milices prirent une grande importance. Organisée par usine, sur la base du volontariat collectif, la "garde rouge" regroupait à la veille de l’insurrection environ 20 000 hommes relativement bien entraînés et bien équipés pour des milices.
Bien entraînés puisque les "gardes rouges" en arrivèrent à consacrer le tiers de leur temps de travail à leurs tâches militaires, le temps de service étant d’ailleurs payé comme temps de travail (il faut dire que les possibilités de discussion du patron devant ses ouvriers en armes étaient assez réduite).
Bien équipés, puisque chaque bataillon, fort de 400 à 600 hommes, disposait d’une section de mitrailleuses, et parfois même d’une auto blindée.
Ce n’était, bien sûr, pas le gouvernement provisoire du prince Lvov, ni celui de Kérensky qui leur avaient fourni ces armes, mais l’initiative ouvrière suppléa à cette "mauvaise volonté" et, entre autre, celle des travailleurs des fabriques et des arsenaux.
Ce ne sont pas les bourgeois qui fabriquent les chars d'assaut, ce ne sont pas eux qui les conduisent. Quand il ne s’agit que de mater quelques troubles, les forces de répression spécialisées de la bourgeoisie peuvent suffire. Mais quand la classe ouvrière, qui par sa position même dans la société, peut tout contrôler, prend conscience de ses véritables intérêts, elle peut retourner contre la bourgeoisie le propre appareil technique de celle-ci. Et plus une société est industrialisée, plus cela est vrai.
Mais finalement, qu'importe ce fait, et les autres, aux théoriciens de la "nouvelle gauche", puisqu’il suffit d'une formule sonnant bien pour décréter que la révolution prolétarienne n'est plus qu'une utopie.
Dans un livre intitulé "Le Marxisme de notre Temps", livre par ailleurs dépourvu de tout intérêt, en dehors de celui de présenter un échantillon couplet des idées réformistes les plus éculées remises au goût du jour, Gilles Martinet conclut superbement que "dans les pays hautement industrialisés de l'Europe occidentale, la perspective du 'grand soir' est devenue un simple mythe."
Mais qu'est-ce que cela signifie, le "grand soir" ?
En un sens, certes, la révolution russe eut le sien, ou plutôt sa grande nuit, celle du 24 au 25 octobre, lorsque l'un après l'autre, les principaux points de la capitale tombèrent presque sans combat aux mains des prolétaires insurgés. C’était bien une grande nuit que celle où le Comité Militaire Révolutionnaire du Soviet de Pétrograd annonça au monde qu'il s'emparait du pouvoir pour le remettre aux mains du Congrès des Soviets Ouvriers de toute la Russie.
Mais l'insurrection d'Octobre n'apparut nullement comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Elle fut l'aboutissement d'une crise politique ouverte 8 mois plus tôt par le renversement du tsarisme, d'un processus de montée révolutionnaire, de prise de conscience des masses, passant par la demi-défaite de juillet et la victoire sur Kornilov, qui les amena à faire leur propre révolution.
Tout cela n'a rien de commun avec la caricature de révolution que les Martinet nous présentent pour pouvoir déclarer plus, facilement que c'est une utopie. Leur "grand soir" a peut-être quelque vague air de ressemblance avec la conception anarcho-syndicaliste de la grève générale, telle qu'elle pouvait exister en France au début de ce siècle, mais sûrement pas avec la conception marxiste de la révolution prolétarienne.
Mais il est tellement plus facile pour réfuter les idées et les faits, de les défigurer au préalable.
Les dirigeants du Parti Communiste Français, pour leur part, n'osent pas déclarer, que la révolution socialiste est devenue impossible. Ils appartiennent à la catégorie des réformistes honteux, -il y a de quoi- qui prétendent qu’elle est simplement devenue superflue. Il est possible et souhaitable, disent-ils, que le passage du capitalisme au socialisme se fasse pacifiquement.
Il faudrait approfondir la démocratie, et ensuite, "avec les socialistes, les démocrates, et les autres républicains" chers à Waldeck Rochet, le passage au socialisme pourrait se faire par les voies parlementaires.
Là encore, l'exemple de 1917 va à 1'encontre de toutes ces affirmations.
Il est difficile d’imaginer un régime bourgeois plus démocratique que celui qui prit naissance après le renversement du tsarisme en février 1917. Non pas parce que la bourgeoisie russe était particulièrement libérale, mais parce qu’elle était réduite à l’impuissance.
Jusqu’aux journées de juillet, on pouvait tout dire, tout écrire, tout faire au grand jour, même organiser la "garde rouge". Les masses étaient armées. Le seul pouvoir réel était représenté par les soviets.
Encore une fois, cette situation n’était pas la conséquence d’une constitution "vraiment” démocratique, mais celle de l'insurrection de février où le prolétariat joua le premier rôle.
C’est un fait que les bolchéviks qui combattaient alors sous le mot d’ordre "tout le pouvoir aux soviets", pensaient qu’un développement pacifique de la révolution était possible, développement qui n'aurait d’ailleurs pas fait l'économie de l'insurrection, mais d'une deuxième insurrection.
Deux partis constituaient alors la majorité dans les soviets, les menchéviks et les socialistes révolutionnaires, qui tous les deux se déclaraient, comme le PCF aujourd'hui, partisans d'approfondir la démocratie.
Mais lorsqu'on juillet 1917, après l'échec de la désastreuse offensive militaire contre l'Allemagne, les masses descendirent dans les rues de Pétrograd pour réclamer que les soviets assurent la totalité du pouvoir, la bourgeoisie, grâce à l'appui ouvert des menchéviks et des socialistes révolutionnaires réussit non seulement à réprimer la manifestation, mais encore à interdire la Pravda bolchévique, à emprisonner certains dirigeants de ce parti, notamment Trotsky, et à désarmer partiellement le prolétariat.
Pourtant, les menchéviks et les socialistes révolutionnaires n'avaient rien de commun avec nos Guy Mollet et nos Mitterrand. Comme les bolcheviks, ils srtaient d'une lutte clandestins de plusieurs longues années contre le tsarisme.
Ils avaient, comme eux aussi, peuplé les prisons et les bagnes de Sibérie. Parmi les dirigeants menchéviks se trouvaient quelques uns des premiers compagnons de lutte de Lénine qui avaient contribué au développement du mouvement socialiste en Russie.
Le parti socialiste révolutionnaire pour sa part, avait derrière lui une longue tradition de sacrifices et d'abnégation. Il avait compté quelques unes des plus belles figures de combattant révolutionnaire, d'hommes pour qui la communion avec leur cause allait jusqu'au don suprême du terroriste qui se fait volontairement sauter avec sa propre bombe.
Ce n'étaient pas des politiciens professionnels à la recherche d'un poste ou d'un siège, aucuns place ne les attendait dans les conseils d'administration capitalistes.
Mais c'étaient des petits bourgeois, représentant les idées et les conceptions de leur classe dans le mouvement ouvrier, et cela était suffisant pour qu’ils choisissent leur camp.
Auxiliaires de la répression bourgeoise en juillet 1917, ils soutinrent, dans leur grande majorité, Kérensky en octobre, avant de se retrouver, quelques mois plus tard, alliés et caution démocratiques des généraux blancs.
Ce n’était pas un hasard. En janvier 1919 la social-démocratie allemande allait coopérer étroitement avec le grand état-major pour écraser l’insurrection spartakiste. Noske avait dit : ”Il faut bien que quelqu’un joue le rôle de chien sanglant”.
Et c’est avec des ”socialistes, des démocrates et autres républicains” infiniment plus intégrés à la bourgeoisie et à son appareil d’État, que les dirigeants du PCF proposent de marcher aujourd’hui au socialisme par des voies pacifiques.
L’attitude des socialistes contre-révolutionnaires n’est pas le seul fait qui montre l’inanité des voies pacifiques vers le socialisme. Indépendamment de celle-ci, la révolution russe se heurta à la résistance désespérée des classes dominantes et de leur appareil d’État.
Deux mois avant octobre, ce fut le soulèvement militaire de Kornilov.
Au lendemain même de l’insurrection victorieuse, le nouveau pouvoir se trouva devant une grève quasi générale des fonctionnaires, et pour une fois, la bourgeoisie payait sans rechigner les heures de grève.
Au sabotage administratif s’ajouta rapidement le sabotage économique organisé par les patrons eux-mêmes et une bonne partie de leurs cadre.
Enfin le jeune État soviétique dut soutenir une guerre civile de trois ans contre la coalition des armées blanches et de l’impérialisme.
Si après un tel exemple, il y a encore des gens qui se font des illusions sur les voies parlementaires vers le socialisme, il n’y a plus qu’à tirer l’échelle. Mais il est vrai que se tenir au pinceau est bien dans la logique de leur réalisme politique.
Le Parti Communiste Français se réclame de la révolution d'octobre, mais entre son programme et celui du parti bolchévik, il y a un monde qui ne se limite pas à une différence de voie vers le socialisme.
Dans un pays où la démocratie bourgeoise est depuis longtemps entrés en décadence, il prétend lutter pour une "démocratie véritable", et le seul moyen qu'il préconise est le bulletin de vote.
Militant sous un régime infiniment moins démocratique que la Vème République, sous un régime où le simple fait de défendre les idées socialistes pouvait signifier la prison ou le bagne, dans un pays où la révolution bourgeoise restait à accomplir, où les masses n'avaient pas fait l'expérience de la démocratie parlementaire, les révolutionnaires russes se fixaient des objectifs autrement ambitieux qu'une "démocratie véritable".
Déjà au premier congrès de la IIème Internationale, en 1889, Plékhanov, qui devait par la suite mal tourner politiquement, avait déclaré : "La révolution russe triomphera comme celle de la classe ouvrière, ou ne triomphera pas".
Pour justifier leur politique de soutien à la bourgeoisie dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, les staliniens ont souvent tenté d'opposer les mots d'ordre de la "dictature démocratique des ouvriers et des paysans" de Lénine et la théorie de la révolution permanente de Trotsky.
Il y avait certes, avant 1917, des divergences de vue entre les deux hommes sur les perspectives révolutionnaires. Mais ce qui fut fondamental, et qui leur permit de se retrouver côte à côte, c'est qu'ils étaient finalement partisans d'une même orientation : la mobilisation révolutionnaire des masses laborieuses pour la défense de leurs intérêts communs.
Et si au lendemain de la révolution de février le Parti privé de direction hésita sur la ligne politique à suivre, si le retour de déportation de dirigeants droitiers, Kamenev et Staline, amena la Pravda à défendre pendant quelques semaines une politique d'opposition de sa majesté au gouvernement provisoire , c’est bien parce que le Parti avait été éduqué dans une optique révolutionnaire que Lénine, revenant d’émigration, put en quelques jours réarmer le parti et le lancer dans la lutte pour le pouvoir, pour la révolution socialiste.
Le parti bolchevik ne méconnaissait pas l’existence de la paysannerie et de la petite bourgeoisie. Mais alors que le PCF camoufle son abandon de tout programme révolutionnaire derrière la nécessité de "ne pas effaroucher” cette petite bourgeoisie, les bolcheviks luttaient pour gagner la sympathie de ces classes à la révolution socialiste.
L’alliance avec la paysannerie pauvre, ils ne la concevaient pas comme un compromis plus ou moins pourri avec les partis qui prétendaient représenter celle-ci.
Les bolchéviks n'étaient pas opposés à un front unique avec les autres partis se réclamant du socialisme pour une défense commune d'objectifs précis. Ils le prouvèrent au moment du soulèvement de Kornilov en participant à la lutte contre celui-ci au côté de ceux qui la veille encore les couvraient de boue.
Mais ils ne se battaient pas sous le drapeau d’un quelconque ”front populaire”, encore moins d’une union de tous les républicains. Ils ne réclamaient pas un “programme commun de la gauche”. En toutes circonstances ils défendaient leur drapeau, leur programme, celui de la révolution prolétarienne, et ils montraient que seul ce programme pouvait résoudre, non seulement les problèmes qui se posaient à la classe ouvrière, mais encore ceux de la population des villes en général, des paysans et des soldats du front.
Les mots d'ordre qu’ils mettaient en avant ne constituaient pas par eux-mêmes des objectifs purement prolétariens. Mais ils appelaient tous la même conclusion, la nécessité de la prise du pouvoir par le prolétariat.
Trois grands problèmes dominaient la scène politique russe en 1917, trois problèmes que les différents gouvernements provisoires qui se succédèrent au pouvoir entre février et octobre étaient incapables de résoudre : la paix, le pain, la terre.
Les bolchéviks expliquaient inlassablement leurs positions.
Ils expliquaient que la révolution de février n'avait pas changé le caractère de la guerre que menait la Russie. Que malgré ses discours pacifistes la bourgeoisie, liée à l'impérialisme français, et contrôlée par lui, se refusait en fait à une paix sans annexions ni indemnité, et que seule la révolution prolétarienne pourrait mettre fin à la guerre impérialiste.
Ils expliquaient que la situation économique catastrophique était due non seulement à la guerre, mais aussi à la bourgeoisie qui, dans les pires conditions, continuait de rechercher avant tout ses propres bénéfices.
Ils expliquaient que la bourgeoisie russe était infiniment trop liée aux grands propriétaires fonciers pour réaliser elle- même la réforme agraire, et que seul le pouvoir des soviets pouvait donner au paysan la terre qu'il cultivait.
Toute l’histoire de la révolution russe, en un sens, c'est l'histoire de ces 8 mois où les masses, d'expérience en expérience, prennent peu à peu conscience que ce programme, qui était au fond celui pour lequel elles s'étaient déjà battues en février, ne pourrait être traduit dans les faits que par les bolchéviks, que par le pouvoir des soviets.
Et c’est quand la conscience politique des masses vint coïncider avec celle de leur parti, que naquit il y a 49 ans, dans la Russie arriérée, le premier État ouvrier de l’histoire après l'expérience éphémère et limitée de la Commune de Paris.
Certes, aucun pays européen ne pouvait sembler moins mûr pour le socialisme.
Mais pour les bolcheviks, la prise du pouvoir par le prolétariat russe n'était pas une fin en soi. Ce n'était que la première étape de la révolution mondiale.
Personne alors ne proposait de construire une société socialiste "nationale", et aux yeux de tous les révolutionnaires une telle proposition n'aurait été qu'une monstrueuse absurdité.
Aujourd'hui, après 40 ans de stalinisme, alors que l'on ne compte plus sur cette planète les États qui prétendent construire chacun pour soi leur petit socialisme, cela paraît moins évident. Mais c'est parce que c'est toute l'idée et la substance même du socialisme qui a été prostituée.
La société socialiste ne peut se concevoir que par la suppression de toutes les barrières qui entravent le libre développement des forces productives dans la société capitaliste, et donc des barrières nationales.
Le capitalisme a créé le marché mondial, et la division internationale du travail, mais il ne l'a fait qu'au profit d'une minorité privilégiée, pour mieux exploiter la grande masse de l'humanité.
Le rôle de la révolution socialiste n'est nullement de supprimer cette division internationale du travail, ce qui serait un retour en arrière considérable, le rôle de la révolution socialiste c'est d'organiser la production mondiale au profit de l'humanité toute entière.
La Russie n'était pas mûre pour le socialisme, soit.
Mais aucun pays, fut-ce le plus développé, n’est à lui seul "mûr pour le socialisme". La seule question qui pouvait se poser, et c'est encore ainsi, évidemment, que le problème se pose de nos jours, c’était de savoir si ce tout que forme le monde tout entier dominé par l’impérialisme, était ou n'était pas mûr pour le socialisme.
Or, pour les révolutionnaires de tous les pays, la guerre impérialiste de 1914 avait marqué le début d'une nouvelle phase de l'histoire de l’humanité, le début d'une ère de guerres et de révolutions qui ne prendrait fin qu'avec l'impérialisme lui-même .
La révolution russe prouvait à tous les peuples que l'impérialisme et le cortège de misères qu'il entraîne n'est pas une loi de la nature, qu'on pouvait le vaincre, et que cette victoire était possible même dans un pays économiquement arriéré.
La révolution russe, c'était pour les bolchéviks la première victoire de la révolution socialiste mondiale. Ils avaient mené le prolétariat à la prise du pouvoir en Russie, là où se situaient d'abord leurs responsabilités historiques, mais c'était au nom du prolétariat mondial, et c'est devant celui-ci qu'ils se sentaient responsables,
La lutte qu’ils avaient entreprise dès août 1914, après la faillite de la deuxième Internationale, pour construire une nouvelle Internationale révolutionnaire était inséparable de leur action politique en Russie,
Seule cette nouvelle Internationale pouvait donner tout son sens à la révolution russe. Mais inversement le retentissement immense de celle-ci allait jouer un rôle considérable dans la lutte qui allait voir naître l'Internationale Communiste sur les bases définies quelques années plus tôt par une poignée d'internationalistes formant la gauche de Zimmerwald et de Kienthal.
La deuxième Internationale était morte pour la révolution,
La troisième lui succédait, mais c’était plus qu'une renaissance.
L'Internationale socialiste était essentiellement un lieu de rencontres et de discussions pour ses différentes sections, qui menaient, chacune chez elles, leur propre politique.
L'Internationale Communiste se voulait au contraire un parti mondial centralisé et discipliné, l’État-major de la révolution socialiste mondiale auquel devait être soumises,dans l'intérêt de celle-ci, toutes les sections nationales.
Les bolchéviks ne dissociaient pas les tâches qui étaient les leurs à la tête de l’Internationale Communiste et à la tête de l’État soviétique.
La politique internationale du nouvel État n'avait rien de commun avec celle des pays capitalistes. Son but suprême n'était pas la défense de l’État national russe, mais celle des intérêts de la révolution mondiale, et la défense de l’État ouvrier ne comptait qu’en tant que premier bastion de cette révolution.
Si aujourd'hui la politique des différents partis staliniens n’est que le prolongement de la politique extérieure de l’URSS, pour la défense des intérêts de la bureaucratie, dans les premières années qui suivirent la révolution, le problème se posait d'une manière diamétralement opposée, la politique extérieure de la république soviétique n’étant qu’un des aspects de la lutte pour la révolution mondiale.
Les discussions qui se déroulèrent dans le Parti Bolchévik au moment de la signature de la paix de Brest-Litovsk illustrent parfaitement ce fait.
Trois tendances se livrèrent alors un âpre combat :
Celle que dirigeait Lénine était prête à accepter les conditions de paix de l'impérialisme allemand,
Trotsky était partisan de déclarer que la Russie se retirait du conflit sans signer la paix,
enfin, la tendance dite de gauche, dirigée par Boukharine, était opposée à tout compromis avec l'impérialisme et voulait la guerre révolutionnaire contre celui-ci.
Nous ne reviendrons pas sur l’historique des négociations ni sur celui des luttes au sein du Parti. Mais ce qu’il est intéressant de noter, c’est que les trois tendances abordaient le problème d’un même point de vue : celui des intérêts.de la révolution socialiste mondiale.
Lénine se refusait à jouer le sort de l’État ouvrier sur une surestimation de la maturité de la révolution dans les pays occidentaux, et notamment de l'Allemagne, Il combattait la phrase révolutionnaire, mais ce n’était pas au nom d’un quelconque socialisme russe. Il écrivait par exemple dans la Pravda : "Il ne faut pas transformer en phrase ce grand mot d’ordre : Nous misons sur la victoire du socialisme dans le monde entier".
De la même manière que la politique extérieure du jeune État soviétique est significative de la conception internationaliste, l’étude de la politique économique des bolcheviks dans les premières armées de la révolution montre clairement qu’il n'était pas question pour eux de construire "le" socialisme dans les frontières de l’ancien empire des tsars.
Cette politique pouvait se résumer en un seul mot : "tenir”. Tenir contre 1’impérialisme, tenir contre les blancs, tenir aussi longtemps qu’il faudrait en regroupant derrière le pouvoir soviétique les plus larges couches des masses laborieuses.
Du communisme de guerre à la Nep, c'est le fil d’Ariane de leur politique économique.
Contrairement à beaucoup de socialistes nouvelle vague qui voient dans l’autogestion des entreprises l’essence du socialisme, les bolchéviks considéraient que le problème primordial était celui du pouvoir d’État, de savoir quelle classe exerçait celui-ci.
Ils adoptèrent vis-à-vis de l’industrie russe une attitude prudente, se contentant au début d’instaurer le contrôle ouvrier sur la production, plus soucieux de relancer celle-ci, même en maintenant provisoirement des formes capitalistes, que de risquer de déclencher une crise par des nationalisations désordonnées.
Si l’ensemble de l’industrie fut cependant très vite exproprié, ce fut surtout la conséquence du sabotage économique organisé par la bourgeoisie et ses cadres, sabotage qui amena le conseil des Commissaires du Peuple à prendre en juillet 1918 un décret de nationalisation de toute la grande industrie.
le la môme manière dans le domaine de la politique agricole, il ne s’agissait pas d’établir des rapports de production socialistes à la campagne, ce qui eût été par surcroît parfaitement impossible, mais d’attacher au sort de l’État ouvrier les millions de paysans pauvres à qui la révolution d'octobre donnait la terre. Et on vit ainsi le parti bolchévik, majoritaire au congrès des soviets, seul parti gouvernemental en octobre 1917, faire adopter un décret sur la réforme agraire qui s’inspirait beaucoup plus du programme du parti socialiste révolutionnaire que du sien propre.
Encore une fois, ce qui caractérisait l’État ouvrier, ce n'était pas les .rapports de production qu’il mit en place au lendemain de la révolution, mais précisément le fait, et tant pis si cela a l’air d’une lapalissade, que c'était un État ouvrier, c’est-à-dire un appareil d’État construit par la classe ouvrière, à travers lequel, s’érigeant en classe dominante, elle exerçait son propre pouvoir.
Et ce n’est pas seulement perce que le pouvoir central, le conseil des Commissaires du Peuple, était l’émanation de la volonté révolutionnaire des masses,
C'était surtout parce que chaque soviet, à l’échelle de l’usine ou du village détenait une parcelle du pouvoir législatif et exécutif, parce que le pouvoir soviétique c’était l'appel à la plus large initiative des masses.
Cela était particulièrement visible pendant les premières semaines de la révolution, alors que le pouvoir central, privé de tout moyen, était précisément dépourvu de tout pouvoir réel, et ne pouvait guère que donner une couverture légale aux initiatives des soviets locaux.
Ces initiatives auraient d’ailleurs fait frémir les champions de la "démocratie véritable" pour qui tout le problème est celui d’une bonne constitution, parce que bien souvent elles ne rentraient dans aucun cadre constitutionnel.
C’est par exemple le décret publié dons le quartier "Vassili Ostrov" de Pétrograd, alors que la bourgeoisie essayait de noyer la révolution dans l’alcool, et qu’il semblait impossible de contraindre les propriétaires à déclarer les stocks existants. En vertu de ce décret le soviet local devait être averti dans un délai de trois heures des réserves d'alcool existant chez quiconque, et passé ce délai, les dépôts non déclarés qui seraient découverts devaient être détruits a la dynamite,... indépendamment des dommages que l'explosion pourrait causer au bâtiment. Quelques instants plus tard les détenteurs de stocks d'alcool faisaient la queue devant le soviet.
Ce sont les milliers de soviets paysans qui organisèrent en fait la réforme agraire au niveau de chaque village.
C'est, exemple plus dramatique, le soviet de l'Oural décidant en juillet 1918 l’exécution sans jugement de la famille impériale, lors de l'avance des blancs sur Ekaterinbourg.
Et c'est, comble "d'illégalité", les marins de garde interrompant, avant même que le décret de dissolution ne soit signé, la triste comédie que fut la première réunion de l'assemblée constituante, en déclarant que le service d’ordre était fatigué.
Ces initiatives, sans doute discutables sur le plan juridique, mais rien n'est plus discutable en ce domaine que la révolution elle-même, avaient le mérite inappréciable de défendre la révolution.
Elles étaient, au fond, la révolution.
La constitution soviétique qui fut promulguée en 1918, opposait à la démocratie bourgeoise, purement formelle, où dans le meilleur des cas toute la participation des masses à la vie politique se limite à élire périodiquement des députés sur lesquels elles n'ont plus aucun moyen de contrôle, la démocratie réelle des soviets qui devait assurer la participation constante de la grande majorité de la population à l'administration de l’État.
Et il n'y a pas de contradiction à affirmer que le premier État de dictature du prolétariat fut le régime le plus démocratique qui ait jamais existé.
C'était effectivement la dictature démocratique du prolétariat, dictature pour réprimer les agissements contre-révolutionnaires des anciennes classes dirigeantes, démocratie des exploités exerçant leur propre pouvoir, comme la démocratie bourgeoise, celle qu'encensent les défenseurs des voies parlementaires vers le socialisme, ne peut être qu'une démocratie pour la bourgeoisie, mais est toujours une dictature contre les masses, en ce sens que l’État bourgeois le plus démocratique est toujours l'instrument de domination des classes exploiteuses.
Les soviets assuraient la participation permanente des masses à la vie politique, d'une part parce que les députés élus aux différents échelons étaient révocables à tout instant, donc placés sous le contrôle constant de lettre mandants, et, d'autre part, parce qu'ils n'étaient pas seulement, comme les parlements bourgeois, des organes purement législatifs auxquels échappent en fait la promulgation et l’exécution des lois. Les soviets étaient à la fois des organes législatifs et exécutifs, et le plus petit soviet d'usine ou de village détenait une parcelle de ce pouvoir exécutif.
La prépondérance du prolétariat était, sur le plan constitutionnel, assurée par le fait qu'aux élections au congrès du soviet de la république, chargé d'exercer le pouvoir central, une voix ouvrière comptait autant que cinq voix paysannes.
Mais il n'y a pas de constitution parfaite, qui puisse à elle seule assurer la démocratie prolétarienne. Celle-ci n'existait que dans la mesure où les masses éveillées à la vie et à la conscience politiques par la révolution participaient activement aux soviets.
Quand la révolution reflua, isolée, épuisée par trois ans de guerre civile, quand les masses se désintéressèrent peu à peu de la vie politique, les soviets disparurent en tant qu'organes de la démocratie ouvrière, et il n'en resta plus que le squelette bureaucratique.
Aujourd'hui l'URSS vit sous le régime d'une constitution qui n'a plus de soviétique que le nom, puisque tout ce qui faisait l'originalité des soviets révolutionnaires n’existe môme plus en droit, puisqu'on s'est borné à baptiser "soviets" des organes qui ressemblent infiniment plus aux conseils municipaux ou à la chambre des députés d'un pays capitaliste, la démocratie même bourgeoise, en moins, qu'aux soviets de 1917.
Mais les soviets révolutionnaires n’étaient pas un trait spécifiquement russe de la révolution. La vague révolutionnaire qui submergea l'Europe au lendemain de la première guerre mondiale vit les soviets se multiplier en maints pays, et plus près de nous, octobre 1956 vit se former les conseils ouvriers polonais et hongrois, attestant qu'aujourd'hui comme hier le prolétariat en lutte pour sa libération tend à créer au cours de cette lutte ses propres organes démocratiques de pouvoir.
La démocratie soviétique n'était pas un attribut secondaire de la révolution socialiste. Elle en était rigoureusement inséparable.
Car il n'y a pas de révolution socialiste possible sans un haut niveau de conscience des masses, et il n'y a pas de conscience politique sans démocratie.
La mort des soviets, quelques années plus tard, en donnera la preuve manifeste.
À cette démocratie soviétique correspondait d'ailleurs la plus large démocratie au sein de l’organisation révolutionnaire
Le parti bolchévik n'avait rien d'un parti monolithique à la sauce stalinienne. Des thèses et des positions différentes s'affrontaient librement et étaient discutées à tous les échelons du parti, sans que cela d'ailleurs nuise à l'efficacité révolutionnaire de celui-ci.
Lénine, dirigeant de fait incontestable, n'était investi d'aucun, pouvoir exceptionnel. Il n'était, sur le plan des statuts, qu’un dirigeant parmi les autres, et il se retrouva maintes fois en minorité, obligé de lutter pour gagner le parti à ses idées.
Que ce soit en avril, dans la discussion sur l'orientation du parti dans la révolution, en octobre dans celle qui concernait la préparation de l'insurrection, au début de 1918, lorsque l’État soviétique dut faire face aux conditions de pair de l’impérialisme allemand, c'est le Parti qui démocratiquement tranchait, quelquefois par une majorité d'une seule voix au comité central. Nous sommes loin des résolutions éternellement adoptées à l'unanimité.
On vit même, au cours de la discussion sur la pair ou la guerre révolutionnaire, la tendance de gauche dirigée par Boukharine, s'organiser en fraction et publier son propre journal, sans que cela amène en fin de compte une scission, parce que Lénine faisait plus confiance aux faits et à ses propres idées pour convaincre le Parti qu'à des mesures de suspension ou d'exclusion ; et au VIIème congrès du Parti, les représentants de l'opposition seront élus malgré eux - ils n'étaient pas partisans d'y siéger - au Comité Central.
Pans le feu de la révolution et de la guerre civile, le parti bolchévik ne craignait pas la discussion parce que sa seule force était la conscience et le dévouement de ses militants, et qu'en fin de compte ces deux qualités sont étroitement liées.
Le régime intérieur du parti, comme sa politique, comme la manière dont il concevait ses rapports avec les masses, étaient déterminés par le rôle qu'il voulait jouer, diriger la révolution prolétarienne en Russie, la construction du premier État de dictature démocratique du prolétariat, première étape de la révolution socialiste mondiale.
Cet aspect internationaliste de la révolution russe est sans doute le plus oublié, mais il est aussi le plus actuel.
On ne peut pas être à la fois partisan du "socialisme dans un seul pays", et internationaliste. La solidarité internationale des travailleurs n'a de sens que si on considère que la lutte de classe des différents secteurs du prolétariat mondial forme un tout, que si on ne conçoit la révolution prolétarienne dans un pays donné que comme étape de la révolution socialiste mondiale.
Autrement, l’internationalisme n'est qu’un beau sentiment décoratif pour discours d'hommes de gauche, mais ce n’est que verbiage.
Et ce n'est pas un hasard si ce sont les mêmes gens qui préconisent les voies pacifiques vers le socialisme, et qui pour tout soutien au peuple vietnamien organisent des campagnes de pétitions.
Ce sont ces gens "pratiques” qui opposent aux bombes de l'impérialiste américain des armées de pointes Bic,
Les voies pacifiques, parlementaires, vers le socialisme ce sont les voies les plus souhaitables, parce que les plus économiques pour l’humanité, disent-ils.
Mais les voies pacifiques cela signifie en fait, nous l'avons vu, le renoncement à la révolution socialiste.
Et c’est parce que les partis sociaux-démocrates d'abord, les partis communistes ensuite, ont renoncé à celle-ci, au nom de la transformation pacifique de la société, que l'impérialisme se survit depuis des décennies, .
Et cette survie, cela a signifié, entre autres choses, les innombrables victimes quotidiennes de l'exploitation, la victoire du fascisme en Italie et en Allemagne, le stalinisme en URSS, deux guerres mondiales, une multitude de guerres coloniales, les deux tiers de l'humanité mourant de faim tout doucement, cela signifie enfin la menace toujours présente d'un troisième conflit mondial et de la mort thermo-nucléaire de l’humanité.
Voilà la voie la plus économique pour l'humanité que ces bons apôtres préconisent.
A côté de ce sanglant bilan, les pertes dues à la révolution russe, même multipliées à l'échelle de notre globe, sont dérisoires.
Seule la révolution socialiste mondiale peut anéantir à tout jamais l’impérialisme, et ce n'est pas seulement la voie la plus économique, c’est la seule voie pour l’humanité.
Si la révolution russe est restée isolée, si dans aucun pays la classe ouvrière ne s’est emparée du pouvoir depuis 1917, ce n'est pas faute de combativité révolutionnaire du prolétariat.
De la révolution allemande de 1918-1919 à la révolution hongroise de 1956, les exemples ne manquent pas de combats héroïques pour bâtir une société meilleure.
Mais ce qui a toujours manqué au prolétariat au moment décisif, c'est une direction révolutionnaire valable, dévouée à sa cause, aguerrie dans la lutte, à l'exemple de ce que fut le parti bolchévik dans la Russie de 1917.
Une telle direction est à construire, et là aussi il nous faut étudier la révolution russe, le parti bolchévik, seul exemple dans l'histoire d'un parti révolutionnaire qui ait réussi à conduire la classe ouvrière à la victoire.
Le parti bolchévik était un parti ouvrier au plein sens du terme. Cela ne signifie pas seulement qu’il se réclamait de la défense des intérêts de la classe ouvrière, et il les défendait effectivement, cela signifie qu’il s’appuyait d’abord sur le prolétariat, qu’il considérait celui-ci comme la seule force capable de diriger la révolution socialiste.
Les premiers cercles sociaux-démocrates russes, essentiellement composés d'intellectuels d'origine petite-bourgeoise, et ce n’est ni un hasard ni une tare, il n’aurait pu en être autrement, ces premiers cercles surent se lier au mouvement ouvrier naissant.
Au cours de ses 14 années d'histoire avant 1917, la fraction puis le parti bolchévik, sut gagner par l’activité de tous les jours de ses militants dans les entreprises, comme par sa politique générale, la confiance de la classe ouvrière.
Il n'avait pas forcément convaincu tous les travailleurs, ni même la majorité d’entre eux, que sa politique était la seule juste, et on vit en contraire au lendemain de la révolution de Février de nombreux secteurs ouvriers élire des députés mencheviks et socialistes-révolutionnaires aux soviets.
Cela n’a d’ailleurs rien d’étonnant. La classe ouvrière n’est révolutionnaire que considérée du point de vue de ses perspectives historiques. Elle est loin de l’être en permanence (si elle l’était, il n’y aurait même pas besoin de révolution) et un parti révolutionnaire ne peut être généralement, en dehors de quelques rares périodes historiques privilégiées, qu’un parti minoritaire.
Mais il peut avoir la confiance de la grande majorité des travailleurs, et c'est parce qu’existait ce capital de confiance accumulé au cours d’années d’un patient et difficile travail dans les.masses, que celles-ci, après avoir fait pendant quelques mois l’expérience des autres partis se réclamant du socialisme, partis plus modérés, apparemment plus réalistes, dont les perspectives apparaissaient plus mesurées, plus économiques, mais qui en fait étaient incapables de résoudre la crise, de mener une politique réellement indépendante de celle de la bourgeoisie, c'est parce qu'il existait ce capital de confiance que les masses se tournèrent finalement vers le parti bolchévik.
La classe ouvrière est rarement majoritaire dans un pays ; en Russie, comme dans tous les pays sous-développés, elle était même très minoritaire. Mais, parce qu'elle occupe les secteurs clés de l'économie, elle représente partout une force sociale considérable.
Dans la Russie agricole, il y eut nombre de gens, se réclamant du socialisme, pour penser que ce seraient les immenses masses paysannes qui joueraient le rôle déterminant dans la révolution. C'était la doctrine officielle -ni les pro-chinois, ni Pablo n'ont rien inventé- du parti socialiste-révolutionnaire. On sait quel fut son avenir politique.
Les bolcheviks savaient que celui qui tient les usines tient finalement le pays tout entier entre ses mains. C'est d'ailleurs, soit dit en passant, la seule de ses leçons que les staliniens aient comprise, et la seule à laquelle ils soient restés fidèles. C'est pourquoi ils sont prêts à employer n'importe quel procédé pour empêcher les révolutionnaires de s’implanter dans les entreprises, et c'est aussi pourquoi c'est là qu'il faut les combattre.
Les bolchéviks tenaient les entreprises, et c'est ainsi qu'un parti de quelques dizaines de milliers de militants, dirigeant un million et demi de prolétaires prit en mains les destinées d'un pays de 150 millions d'habitants.
Car le parti bolchévik n'était pas, du moins pendant toute la période de lutte clandestine qui précéda la révolution de 1917, un parti comptant ses adhérents "par centaines de milliers", ce que veulent être aujourd'hui les partis staliniens.
En Février, il ne comptait guère plus de 70.000 membres.
Mais ce n'était justement pas un parti d'adhérents, c'était un parti de militants, d'hommes pour qui la lutte pour le socialisme n'était pas une activité à laquelle on consacre quelques uns de ses loisirs, mais au contraire l'activité primordiale, colle qui dormait son sens à leur vie, et à laquelle ils se consacraient entièrement.
Pendant la révolution et la guerre civile les exemples de dévouement sans limites à la cause révolutionnaire ne se comptèrent pas, mais si le parti bolchévik fut ce qu'il fut, c'est parce que pendant les longues années de clandestinité, pendant la pire réaction, ses militants surent patiemment, inlassablement, mener une activité quotidienne sans éclats apparents et sans gloire pour construire le parti, pour l'implanter dans les masses, avec le même esprit d’abnégation que celui dont ils firent preuve aux heures exaltantes de la révolution.
Le parti bolchévik s'était formé en tant que fraction bolchévique ou sein du parti social-démocrate russe et de la deuxième Internationale, mais il représentait néanmoins une exception par son mode d'organisation, même si pendant longtemps ce caractère exceptionnel ne fut guère visible et échappa aux dirigeants bolchéviks eux-mêmes.
L'origine de la scission entre bolchéviks et menchéviks, ce fut précisément une question organisationnelle, ce paragraphe premier des statuts qui définissait ce que devait être un membre du parti. A la différence du projet de programme soutenu par les menchéviks, celui de Lénine précisait que ne pouvait être membre du parti que "celui qui soutient le parti tant par ses moyens matériels que par sa participation personnelle dans une des organisations du parti". C'était donner des frontières précises au parti, en éliminer les dilettantes qui pouvaient certes jouer un rôle, mais à côté du parti, pas dedans. Le parti ne devait compter parmi ses membres que des hommes entièrement dévouée à la cause socialiste. La révolution d'Octobre 1917 fut la plus éclatante confirmation de la justesse des conceptions de Lénine dans ce domaine.
L'un des rôles de l'Internationale Communiste, fondée en mars 1919, devait être de construire dans tous les pays des partis révolutionnaires capables, à l’image du parti bolchévik, de gagner la confiance des masses, de pouvoir assumer, le jour où la question du pouvoir se poserait, la direction du prolétariat.
L'histoire n'accorda pas les délais nécessaires. Le recul de la vague révolutionnaire qui avait déferlé sur l'Europe au lendemain de la première guerre mondiale, la dégénérescence bureaucratique de l'Union soviétique allaient entraîner la mort de l'Internationale Communiste en tant que parti de la révolution socialiste mondiale.
Certes, dans tous les pays, il existait des partis communistes, sections de l'Internationale. Mais ils étaient si peu expérimentés, si peu aguerris, ils comptaient dans leur sein et surtout dans leurs milieux dirigeants, tant d'hommes formés à l'école de la social-démocratie, des hommes sincères sans doute, mais aussi des franches canailles ralliées au communisme à cause de la désaffection des masses pour la vieille maison socialiste, et qui n'étaient en rien devenus des révolutionnaires, qu'aucun d'entre eux ne résista à la dégénérescence de la IIIème Internationale.
Il ne se trouva qu'une petite minorité pour maintenir le drapeau de l'internationalisme prolétarien et de la révolution, la même, souvent, qui l'avait maintenu face à la vague chauvine, pendant la première guerre mondiale.
La question de la construction d'une nouvelle internationale révolutionnaire allait se trouver posée mais en des termes infiniment plus difficiles.
Pour la première fois dans l'histoire du mouvement ouvrier, les nouvelles générations révolutionnaires se trouvaient coupées de l'expérience concrète, vivante de la lutte de classe, celle que seuls des hommes peuvent transmettre.
Le parti bolchévik s'était formé au sein de la IIème Internationale, bénéficiant de tout l'acquis de celle-ci. La IIIème Internationale également.
Mais les hommes qui auraient pu transmettre, à la IVème Internationale qu'il fallait construire, l'expérience du bolchevisme, se trouvaient tous, en dehors de Trotsky et de ses proches, dans les prisons ou les camps de déportation staliniens.
Lorsqu'éclata la seconde guerre mondiale, la IVème Internationale, dont Trotsky pensait qu'à la fin du conflit elle devrait diriger les luttes de millions d'opprimés, la IVème Internationale s'écroula politiquement, avant d'éclater quelques années plus tard en un certain nombre de fractions rivales, dont aucune ne peut prétendre être l'Internationale.
L'impérialisme a survécu à la deuxième guerre mondiale. Grâce à la social-démocratie et au stalinisme, il a même réussi à éviter que celle-ci ne se termine, comme la précédente, par une vague de soulèvements prolétariens.
Pour prix de sa complicité, l'URSS a obtenu le droit d'occuper les pays de l’Europe de l'Est. Et c'est l'existence de ce glacis, baptisé du non de "démocraties populaires" et de la "Chine de Mao Tse Toung", (bien que l'Humanité dise aujourd'hui à propos du conflit sino-soviétique que le deuxième grand du soi-disant camp socialiste ne serait qu'un vulgaire bourgeois), ce sont ces transformations qui suivirent la deuxième guerre mondiale qui servent d'argument aux partis staliniens pour expliquer que le rapport de forces international est changé et que le passage au socialisme peut se faire par des voies pacifiques.
Mais ce nouveau rapport de forces n'empêche pas les bombes de pleuvoir sur le Vietnam, comme il n'a pas empêché, entre bien d'autres choses, le Guatemala, l'Algérie et Saint-Domingue.
Et pourtant dans tous ces exemples, l'impérialisme n'était menacé que dans ses bénéfices, il ne l'était pas dans son existence, et l'on imaginer ce que sera sa volonté de résistance quand celle-ci sera en jeu.
La preuve du pudding, c'est qu'il se mange. La preuve que la coexistence pacifique n'est qu'un leurre, c'est que depuis la fin du deuxième conflit mondial, la guerre n'a jamais cessé sur un point ou un autre du globe.
En réalité, le grand problème qui se pose aujourd'hui, comme il se posait déjà il y a 50 ans, est celui de la révolution socialiste mondiale car il n'y a qu'elle qui pourra en finir à tout jamais avec l'impérialisme.
49 ans ont passé depuis la révolution d’Octobre, sans que nulle part le prolétariat ait pris le pouvoir, mais cela ne signifie nullement que la révolution soit dépassée.
Cela signifie seulement que la période de guerres et de révolutions dans laquelle l’humanité est entrée en 1914 sera plus longue qu’on pouvait l’espérer.
Les bolcheviks se virent, jusqu’en 1921, dans une période de montée révolutionnaire qui allait rapidement voir le socialisme triompher dans tous les pays.
Il n’en a rien été. Mais encore une fois, il ne faut pas accuser le manque de combativité des masses.
Faute d’une direction révolutionnaire, le prolétariat finlandais fut écrasé à l’été 1918, comme le prolétariat allemand en Janvier et en mars 1919, comme le prolétariat hongrois, à la même époque ; faute d’une direction révolutionnaire, la classe ouvrière italienne passa à côté d’une révolution en 1920, comme la classe ouvrière allemande en 1923 ; faute d’une direction révolutionnaire, les grandes luttes de la classe ouvrière française de 1936 tournèrent court tandis que les prolétaires espagnols tombaient par milliers dans une guerre qui n'était pas la leur ; faute d’une internationale, le prolétariat hongrois livrait un combat désespéré en octobre 1956.
C'est pourquoi on ne peut pas commémorer la révolution d’Octobre 1917 sans réaffirmer que non seulement la politique révolutionnaire est toujours possible, mais encore que c'est la seule qui corresponde aux problèmes de notre époque ; sans réaffirmer que le rôle historique du prolétariat est toujours le même, et que celui-ci sera capable de le remplir s’il dispose d’une véritable direction révolutionnaire. C’est pourquoi la tâche de l'heure est la reconstruction de la IVème Internationale.
Il faut reconstruire l’Internationale si nous voulons que l’histoire tienne les promesses d'Octobre 1917, si nous voulons, comme le dit le chant qui devint l’hymne officiel du premier État ouvrier, que demain, l'Internationale soit le genre humain.
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